Por­trait: Phi­lippe Sau­tier

La plage n°3, journal de chantier

De nature très souriante, Philippe Sautier travaille depuis plus de 40 ans dans la construction. Contremaître au sein du consortium d’entreprises ISK (Induni, Scrasa et Kibag), il partage avec nous son enthousiasme de participer à la création du Port et de la Plage des Eaux-Vives.

Date de publication
12-08-2019
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Jacques Perret: Quel est votre parcours professionnel?
Philippe Sautier: J’ai fait un bac technique, à Annecy en France, ça va faire une quarantaine d’années. J’en ai cinquante-huit aujourd’hui. J’ai travaillé quelques années sur des chantiers en France, puis j'ai eu la chance d’entrer au CERN, comme magasinier. Mais ce n’était pas ma voie et je n’ai fait qu’une année. Je suis retourné dans une entreprise de travaux publics à Annemasse, puis, en 1985, je suis entré comme contremaître chez Ambrosetti où j’ai fait plusieurs grands chantiers, notamment deux-trois ans à Lausanne, pour le TSOL (m1). En 1994, j’ai rejoint Induni, toujours dans le génie civil: routes, canalisations, tram. J’ai «donné» pour le tram à Genève : tram des quais de la poste, tram des Acacias, tram du Petit Lancy, tram de Balexert. Ensuite, Induni a ouvert une section «renaturation», ça m’a plu et voilà une quinzaine d’années que je ne fais quasiment que cela: l’Aire, la Versoix, la Seymaz et, juste avant de venir ici, l’aménagement du lac des Vernes à Meyrin et les lônes de la Plaine. Aujourd’hui je suis plutôt fier de la confiance qu’on m’accorde en me confiant un tel chantier pour terminer ma carrière.

En quoi les travaux de renaturation se différencient-ils de ceux du génie civil?
Disons qu’on a droit à plus d’«interprétation». Un exemple: pour les enrochements, c’est finalement un peu nous qui choisissons la façon de les poser. À l’Aire, nous avons plus ou moins pu travailler à notre rythme, tout en collaborant de près avec la direction des travaux. C’était nouveau et vraiment très motivant. Ensuite, on travaille avec des matériaux plus naturels : de la pierre, de la terre... Ce qui est alors intéressant, c’est de trouver comment faire pour que le joli dessin des ingénieurs et des architectes ne devienne pas un simple tas de cailloux, mais un tas de cailloux organisé, qui fonctionne comme souhaité. Des épis, c’est facile à dessiner. Mais les rochers à mettre en place, ils n’ont jamais la même épaisseur, ni la même forme. Ils ne sont pas calibrés. Alors on commence par les trier, pour que chaque rangée ait la même épaisseur. Après, selon cette épaisseur, on adapte le niveau des socles.

Vous aviez déjà travaillé sur un lac?
C’est effectivement la particularité de ce chantier qui se déroule totalement en milieu lacustre: les épis, on doit les faire sous l’eau. Des chantiers comme celui de l’Aire nous ont permis d’acquérir un important savoir-faire, mais on a toujours pu dévier l’eau pour construire «à sec». Ici, on doit travailler avec des plongeurs. Ils viennent de l’entreprise Kibag, qui, dans notre consortium, apporte l’essentiel du savoir-faire en matière de travaux lacustres. On a vraiment un bon associé et du plaisir à travailler avec eux.

Ils semblent effectivement bien organisés. J’ai notamment été impressionné par le calme lors de la pose des palplanches.
Oui, tout à fait. Il y a comme une force tranquille: chacun sait ce qu’il fait. On a des machinistes exceptionnels pour les enrochements : je leur explique comment j’aimerais que ce soit, et après, ce sont eux qui font l’essentiel du travail. Et ça ne bouge jamais!

Et vous-même, vous conduisez des machines?
Non. Les machines, je les conduis chez moi. Souvent, le soir, j’allais aider à faire les foins. Je suis fils d’agriculteur. Cela m’a fait hériter de belles valeurs : du pragmatisme, une façon de prendre la vie comme elle vient. Aujourd’hui, on vient avec des réglementations, des protocoles, mais le terre est une matière vivante. Nous, on la travaille la terre. On a toujours fait pousser du blé, de l’herbe. On sait comment manier la terre. Sur un autre chantier, à l’Aire, il y avait encore beaucoup d’agriculteurs : ils n’en revenaient pas de la façon dont la terre était considérée, des théories entre l’horizon A, l’horizon B, l’horizon C, les carottes ne poussent pas dans des horizons, mais dans de la terre végétale… La plaine de l’Aire a permis de nourrir Genève pendant la guerre, c’est une terre nourricière de Genève, la plaine de l’Aire. Alors sans vouloir remettre en question ces théories, je pense que, côté pratique, les paysans en savent sûrement autant : l’expérience est aussi importante que la théorie. Toutes ces mises en place d’enrochements, de terre, de remblais, c’est des choses qu’on apprend surtout sur le terrain.

Le chantier est très mécanisé: combien de personnes dans vos équipes?
Actuellement, on est quatorze. Par rapport à l’ampleur des travaux, c’est très peu. Les enrochements sont tous posés au GPS, « au centimètre » tant en altitude qu’en plan. On suit l’évolution de la forme du talus pendant sa réalisation. Pour positionner un bloc, le machiniste commence par poser son godet, équipé d’un dispositif GPS, sur ceux déjà en place : il lui est alors possible de choisir l’endroit où déposer le rocher suivant pour obtenir la forme du talus souhaitée. Il voit cela en direct sur un écran dans sa pelle. Ils vont pouvoir nous supprimer: il n’y aura bientôt plus besoin de contremaîtres (rires). Le GPS a beaucoup changé notre façon de travailler. Sur mes premiers grands chantiers, je me rappelle qu’on tirait des ficelles dans tous les sens. Tandis que maintenant, on en tire très peu. Ici, on a même très peu de jalon: tout est «GPS».

Mais l’alignement des palplanches se fait toujours à l’œil et au fil à plomb…
Oui, et ça restera toujours. Aujourd’hui, il est possible de mettre des systèmes GPS sur le marteau pour connaître sa position. Mais au battage, il suffit d’un caillou au pied de la palplanche, et ça part dans tous les sens. Et là, il n’y a que l’œil humain, avec le fil à plomb, qui le voit.

Si on en vient à votre quotidien, de quoi sont faites vos journées?
Le matin en arrivant, je commence par boire le café avec les ouvriers. C’est très important : j’en profite pour discuter avec eux des tâches journalières, des postes attribués. Après je mets en route chacun des quatre ou cinq ateliers nécessaires: enrochements, canalisations, drainage, etc. Ensuite, je passe l’essentiel de ma journée à régler des problèmes imprévus: c’est ce que j’aime et c’est courant. Je dois aussi faire les rapports de chantier, avec la description des travaux effectués chaque jour. C’est important pour les régies. Et pour voir si, par rapport à la soumission, les temps de réalisation sont conformes.

Et par rapport à l’autorité, comment fonctionnez-vous?
Au début, j’avais un peu la réputation d’être une personne qui, de temps en temps, «gueulait sur les ouvriers». C’est vrai que, quand je faisais les trams, que j’avais 60 à 80 hommes et que je voyais qu’ils exécutaient le travail autrement que je l’avais prévu, il m’arrivait d’avoir des jolis coups de colère… Mais, avec l’âge, l‘expérience, les années, ça a bien diminué. De temps en temps, un p’tit coup de gueule, mais je me suis bien assagi. Peut-être que j’avais une mauvaise approche de certains ouvriers, mais on se bonifie avec les années, comme le bon vin… Maintenant, je leur explique comment j’envisage qu’on fasse le travail, mais je leur laisse une certaine liberté, du moment où ils vont dans la direction que je souhaite. Chacun a ses petites manies, mais j’aime bien qu’on suive l’idée que j’ai en tête. Parce que, de mon côté, j’ai toujours l’objectif final en tête. Comme ça fait longtemps que je travaille avec les mêmes gars, ils me connaissent et savent comment je veux que le travail soit fait.

Et, pour un Genevois, que signifie de travailler sur le lac Léman?
Genevois, oui, mais du côté savoyard. À quand le grand Genève si cher à nos élus? Plus sérieusement, pour moi c’est effectivement quelque chose de travailler sur le lac Léman, c’est spectaculaire. Une anecdote à ce sujet… De bonne heure le matin, il m’arrive souvent de faire le tour du chantier dans une barque pour voir si tout avance bien. Un des premiers jours, je me suis ainsi trouvé assis dans ma barque, à regarder le jet d’eau qu’ils avaient mis en marche de bonne heure, et je me suis dit: «Qu’est-ce que tu fais là, sur le lac, à deux ans de ta retraite? Qui t’aurait dit, quand tu as commencé ta carrière, que toi, le Savoyard, tu la terminerais sur le lac Léman, à construire une plage à Genève?». J’avais les poils tout hérissés de voir le jet d’eau. J’étais seul, il y avait un grand calme. C’est sûr que c’est une grande fierté de participer à la réalisation de cette plage: pas que pour moi, mais pour tous les ouvriers. On est vraiment content de travailler ici. Et comme le disait un directeur: «il ne vous reste plus qu’à faire des travaux sur la lune».

Finalement, je crois que les gens ne se rendent pas encore compte que ça va vraiment changer la Rade de Genève. Je pense qu’on va surtout se demander pourquoi on ne l’a pas faite plus vite cette plage.

Le journal "La plage"

 

Le journal "La plage" retrace toutes les étapes du chantier de la plage publique des Eaux-Vives à Genève. Tiré à 3000 exemplaires et gratuit, il est publié tous les quatre mois. Cette pubilcation offre un témoignage précieux et régulier sur le rythme du chantier. Avant les plaisirs de la baignade estivale, le journal veut d’abord relater et donner à lire un autre plaisir doublé d’une expérience unique : le chantier. Le projet éditorial de La plage ne cherche pas tant à décrire le futur projet qu’à témoigner des réalités des hommes et des femmes qui y sont à l’œuvre. Afin de diffuser le plus largement possible ce projet éditorial sur l'art du chantier, espazium.ch diffuse une sélection d’articles issus de chaque numéro du journal La plage. Nous remercions chaleureusement toute l'équipe oeuvrant sur le projet ainsi que Jacques Perret, responsable éditorial des journaux. Bonne lecture.

 

La plage n°1, journal de chantier
Observer des processus créateurs
Les palplanches
Portrait: Roger Nauer, responsable des travaux lacustres pour le projet Port et Plage publique des Eaux-Vives à Genève

 

La plage n°2, journal de chantier
Il n'y a pas de plage sans vagues
Les enrochements. Nouveaux ouvrages de protection lacustres dans la Rade de Genève
Portrait: David Ballatore, contremaître pour les travaux lacustres de l’extension du Port de la Société Nautique de Genève

La formation de la Rade de Genève

 

La plage n°3, journal de chantier
La Rade de Genève, de la dernière glaciation à nos jours
Encadrer des processus créateurs: comment interpréter l'interdiction  de principe de réaliser une plage
Les remblais
Portrait: Philippe Sautier

 

La plage n°4, journal d'un chantier
Les stations lacustres de la rade de Genève
Pas­se­relle et pla­te­formes mé­tal­liques sur pieux
Por­trait: Laurent Sci­boz

47 siècles d’his­toire sous la plage

 

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