Dans les cou­leurs de Ca­the­ri­ne Bol­le

Eugène s'en va visiter un chantier sur le campus de l'EPFL, où se construisent des logements imaginés par Richter Dahl Rocha. Sa guide n'est autre que la coloriste des quatre façades de la cour intérieure dudit bâtiment, la plasticienne Catherine Bolle

Publikationsdatum
25-06-2013
Revision
23-10-2015

Avril 2013. Aperti de Lausanne. Des dizaines d’artistes ouvrent leur atelier durant un week-end. C’est non seulement l’occasion de découvrir des démarches artistiques, mais aussi de pénétrer dans des locaux étonnants: caves réaménagées, hangars transformés, usines réinvesties. Bref, double plaisir. Dans le quartier de Sébeillon, je pénètre dans un immense dépôt, le long des rails. Au troisième étage, je découvre des toiles couvertes de grands gestes. C’est nerveux, vigoureux. 
Je commence à discuter avec l’artiste, une femme aux cheveux noirs, simple et directe. Rapidement, elle propose de me montrer son laboratoire. Et je me retrouve dans une plus petite pièce. Sur les rayonnages, des flacons, des poudres. Les ocres sont à la fête! On se croirait dans le quartier des épices d’un souk au Proche-Orient. Elle me raconte qu’avec ces pigments, elle travaille en ce moment sur un grand chantier à l’EPFL. Oserais-je lui rendre visite? Un oui franc et souriant accueille ma demande.
Une semaine plus tard, je parque ma voiture au cœur du chantier de logements pour étudiants, imaginés par le bureau Richter Dahl Rocha & Associés. La pluie dégouline sur les murs du chantier. Entre temps, je me suis promené dans Les ateliers contigus, un livre somme imprimé chez le légendaire Jean Genoud, au Mont-sur-Lausanne. Catherine Bolle enchaîne les créations depuis 1985 ! Une peintre multiforme et multi technicienne. Estampes, eaux-fortes, lithographies. Elle a entaillé presque tout ce qu’il est possible d’entailler: le bois, le fer, le cuivre, le laiton, le verre acrylique. Ce matériau, qu’on peut utiliser sur des grandes surfaces, lui a permis de passer à une échelle architecturale. Ainsi sont nées de nombreuses interventions dans le bâti. Notamment des murs translucides au siège de Ferring à Saint-Prex, une magnifique installation aquatique dans un immeuble montreusien construit par Richter Dahl Rocha, et un cylindre multicolore servant de cage d’escalier au siège des éditions Noir sur Blanc, conçu par le bureau Mangeat Wahlen.
Je retrouve Catherine Bolle dans le sous-sol humide, coiffée d’un casque jaune de chantier. Nous empruntons un escalier. Et dire qu’il y a quarante ans, ce bâtiment qui doit loger des dizaines d’étudiants aurait été un cauchemar pour les autorités cantonales. A l’époque, on se méfiait comme de la peste des étudiants. L’agit-prop de Mai 68 ne devait pas s’implanter à Ecublens. Si bien qu’il fut décidé qu’aucun étudiant ne resterait après 19h… Catherine Bolle ouvre une porte. Dans la vaste salle où elle a installé son atelier, des dizaines de panneaux colorés sont posés horizontalement sur des tréteaux. Une soufflerie tente de maintenir la température à 15 degrés. Sur une table, des flacons de pigments. Vert de Nicosie, terre de Pouzol. L’artiste s’approvisionne chez Ohkrâ, une coopérative dans le sud de la France. Je lui demande de m’expliquer son projet. 
«Très en amont, les architectes du bureau Richter Dahl Rocha & Associés m’ont invitée à collaborer. Il s’agissait de faire une proposition pour les quatre façades de la cour intérieure. J’ai imaginé un Chromoscope, constitué de 820 panneaux peints à la main.» Surface totale: 1600 m2. Les panneaux sont en fibrociment, fabriqués par Eternit. Comment Catherine Bolle a-t-elle choisi les couleurs? «Le but est de mettre sur les quatre façades des couleurs terre en rapport avec les points cardinaux. Par exemple, les panneaux tournés vers l’est sont traités dans une gamme Mittlere Europa. Ceux tournés vers le nord se réfèrent aux audaces des couleurs vives du design nordique. La façade sud présente une gamme merveilleuse dans les ocres. » Une manière aussi de rendre hommage aux 6500 étudiants de l’Ecole de 100 nationalités différentes.
Catherine Bolle a réalisé une maquette avec 820 plaquettes; elle a discuté avec le professeur Libero Zuppiroli, dont son Traité des couleurs aux PPUR (édition augmentée en 2011) est en passe de devenir un classique du 21e siècle. Mais, au moment de passer à la réalisation in situ, les questions surgissent: «En combien de temps ça va sécher ? Est-ce que ça va bien adhérer? Est-ce que ça va buller?» énumère en souriant Catherine Bolle. «L’expérimentation a eu lieu dans mon atelier où la température est constante à 20 degrés. Et je me retrouve ici, dans ce sous-sol où il fait entre 6 et 12 degrés pour travailler! Donc, l’estimation du temps de séchage ou de l’épaisseur de la couche changent. Je bénéficie de l’aide de l’entreprise Sottas chargée de la pose des panneaux. J’ai commencé à 6 degrés. Maintenant, avec du chauffage, on monte à 15.»
Des architectes, un physicien des couleurs, une entreprise de construction et une artiste au centre: quel beau dialogue entre art et technique. D’ailleurs, le sous-titre du Chromoscope est L’expérience mètis. «Chez les Grecs, la mètis désigne la ruse, la technique, l’intelligence de l’outil, explique Catherine Bolle. Ce que j’apprécie, c’est le mariage de quelque chose de très simple, archaïque, avec une nouvelle technologie.»
Patiemment, avec la précision d’une boulangère haut de gamme qui doit faire monter son levain à la bonne température et en incorporant les bons éléments, Catherine Bolle peint ses panneaux. 
Prochainement, les ouvriers de Sottas installeront ses 820 peintures sur les quatre façades intérieures. Une œuvre d’art monumentale à admirer en dialogue avec le soleil ou les gouttes de pluie. Les étudiants ont de la chance.

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