Brû­ler le bo­is pour le pro­té­ger du feu

La technique artisanale venue d’Orient intéresse toujours plus d’architectes. Si le bois brûlé présente des avantages en termes de durabilité, il met aussi en évidence notre incapacité à accepter la philosophie qui la sous-tend, rendant hommage à l’imperfection et l’impermanence.

Publikationsdatum
09-09-2022

Yakisugi: ce terme est japonais et signifie littéralement cèdre brûlé. Il décrit une technique ancienne développée au pays du Soleil-Levant et qui consiste à carboniser la surface du bois pour lui conférer une plus grande résistance. Sugi, de son nom scientifique Cryptomeria japonica1, est un conifère communément présent sur l’île de Honshū. Très souvent planté dans le périmètre sacré des temples, il atteint des dimensions impressionnantes, culminant à 50 mètres. Grâce à des troncs rectilignes et à un fil2 régulier, ainsi qu’à un tanin qui contre les attaques de champignons et d’insectes, il est très présent dans les constructions traditionnelles, que ce soit sous forme de charpente, d’éléments de parois ou de planchers. Les coques des bateaux, si importants pour l’archipel, étaient traditionnellement en planches de cèdre assemblées de bambou. L’essence est reconnaissable à sa couleur brun rosé et à la douce senteur qui s’en dégage. Son écorce, qui pouvait être employée en couverture, reste présente sur plusieurs temples et sanctuaires. Quant à ses feuilles, elles étaient brûlées à la manière d’un encens. Enfin, grâce à ses qualités antibactériennes, nombre de récipients traditionnels, des fûts de saké aux coupes masu en passant par les plateaux bento sont en cèdre. Il est si intrinsèquement lié à la culture japonaise qu’il en est devenu l’arbre national.

Wabi-sabi et technique artisanale

La philosophie orientale à laquelle le bois brûlé appartient, nommée Wabi-sabi, célèbre la beauté de l’imperfection, ainsi que l’impermanence de la vie et du temps qui s’écoule. Wabi signifie à la fois simplicité et nature. Sabi traduit autant l’usure naturelle exercée par le temps que l’attrait suscité par les objets anciens. L’harmonie résiderait dans le naturel et la spontanéité et non dans l’absence de défauts. Ce mouvement japonais qui lie noblesse et sobriété se retrouve dans la confection du jardin zen.

Ainsi, la technique du bois brûlé aurait été développée au 17e siècle dans la région d’Edo, l’actuelle Tokyo, afin de protéger les maisons en bois des terribles et trop fréquents incendies survenant dans les villes densément peuplées. Ce processus artisanal qui consiste à carboniser la surface du bois est simple en apparence. Trois planches sont assemblées entre elles par des cordelettes. Posées verticalement, elles forment une cheminée triangulaire légèrement disjointe par des écarteurs. Du papier sert d’allume-feu et enclenche l’évaporation de l’eau contenue dans les cellules du bois, reconnaissable par sa fumée blanche. La carbonisation proprement dite commence réellement quand apparaît une fumée noire. Les planches en feu sont ensuite plongées dans un bassin d’eau, privant le foyer d’oxygène et abaissant la température. Le bois apparaît carbonisé sur une seule de ses faces3. Employé pour les bardages extérieurs, il avait pour réputation de s’enflammer moins vite lors d’incendies.

La carbonisation protège-t-elle le bois?

Si de nombreux instituts universitaires se sont penchés sur les qualités du bois thermiquement modifié, les données scientifiques sont rares et controversées quant aux réels atouts du bois brûlé. En théorie, une surface carbonisée ne contenant plus d’hydrates de carbone ne présenterait d’attrait ni pour les champignons ni pour les insectes xylophages – en témoigne l’usage qui perdure en Europe de brûler le bas des piquets en contact avec la terre. Deuxièmement, durant la carbonisation, la fumée libérerait des substances volatiles qui pénétreraient le bois et le protégeraient des insectes, faisant écho à une pratique vernaculaire locale: des conduits des cheminées tronquées répandaient autrefois la fumée dans la grange située au-dessus de la ferme, afin de protéger la charpente4. Troisièmement, la carbonisation rendrait la planche hydrophobe, les pores du bois ayant tendance à rétrécir et à se fermer après pyrolyse (cette dernière propriété étant aujourd’hui confirmée par des tests en laboratoire). Enfin, le bois devient difficilement inflammable lorsqu’il est carbonisé. Durant un incendie en effet, la couche de charbon5 ainsi créée protège le bois sain situé en dessous et diminue la vitesse de combustion. C’est grâce à la compréhension de ce comportement – après 30 minutes de combustion, une pièce de bois présente une profondeur carbonisée d’environ 20 mm – qu’il a été possible de réviser en 2015 les prescriptions de protection incendie en Suisse pour permettre la réalisation d’ouvrages élevés en bois structurel.

En Occident

Le bois brûlé relève d’une esthétique qui connait un fulgurant succès au début du 21e siècle, popularisée sur les réseaux sociaux et à travers la toile sous le nom de Shou Sugi Ban6. La première étincelle est donnée par un designer encore inconnu à l’époque, Maarten Baas. Ce dernier propulse le producteur de meubles néerlandais Moooi à l’avant de la scène en proposant une gamme de mobilier, dont un fauteuil ancien, entièrement noirci et craquelé par le feu, bouleversant l’identité de l’objet. En 2006 à la Biennale d’architecture de Venise, Terunobu Fujimori présente des réalisations d’une grande poésie. Ses maisons de thé habillées de planches noircies attirent encore un peu plus l’attention sur la technique vernaculaire.

En Occident, nous apprécions l’esthétique d’un bois craquelé ou noirci par le feu, nous adhérons à l’écologie du procédé qui préserve la durabilité du bois sans chimie, mais nous redoutons le vieillissement et, plus encore, nous détestons l’imperfection. Or, la couche de charbon craquelée, qui ne serait ni brossée ni protégée par un enduit, reste fragile face aux intempéries et continue d’évoluer dans le temps ou, en d’autres termes, vieillit et se dégrade. Pour répondre à une demande croissante, plusieurs produits sont apparus sur les marchés européens, mais ceux-ci ne sont pas toujours aussi écologiques qu’il y paraîtrait. Par exemple, l’accoya souvent employé n’est pas une essence de bois, mais bien une marque déposée. En réalité, ce sont des pins de l’espèce pin radié ou pin de Monterey à croissance rapide qui sont prélevés en Nouvelle-Zélande avant d’être traités par furfurylation7 dans une usine aux Pays-Bas. La résine époxy fige quant à elle l’esthétique en durcissant la surface brûlée, mais annule toute qualité écologique au procédé. L’huile, si elle protège naturellement la façade en saturant les pores du bois, devient un combustible et contredit l’effet de retardateur de feu en cas d’incendie.

Econoir

Le Groupe Corbat est actuellement le seul en Suisse à commercialiser des lames de bois brûlé, proposant depuis cinq ans le bardage Econoir. Jean-François Debarnot, qui s’est penché à l’interne sur la recherche et développement, a consacré trois ans pour mettre au point les différents aspects d’une production industrielle. Température de la flamme, temps d’exposition, épaisseur de la lame, profondeur de carbonisation, essence disponible localement, type de brossage, traitement de finition, etc. Le craquelage du bois brûlé se différencie pour chaque essence proposée: sapin blanc, mélèze et Douglas. Grâce à la présence de tanin, la durabilité naturelle qu’offre le mélèze et le Douglas est toutefois supérieure. La finition proposée depuis peu est une huile de Tung appliquée en usine. Cependant, le bois brûlé est réservé à quelques projets car l’érosion superficielle qui se produit naturellement, plus ou moins marquée en fonction du climat et de l’exposition, n’est pas toujours acceptée. Il n’est pas rare alors que les clients optent pour un bois autoclavé et saturé en noir, moins fragile et facile d’entretien.

Selfmade

En refusant toute marque du temps, l’Occident copie l’esthétique et reste fermé au courant de pensée qui l’accompagne. C’est le reproche formulé par Fred Hatt qui emploie depuis longtemps du bois brûlé pour rénover de magnifiques fermes anciennes. En effet, la technique simple en apparence l’avait fasciné bien avant qu’elle ne devienne un effet de mode en Europe. À l’époque de ses premiers chantiers, aucun artisan n’avait voulu l’accompagner et lui fournir des planches partiellement brûlées. Aujourd’hui encore, il carbonise lui-même la matière ligneuse grâce à un chalumeau et propose d’initier les personnes intéressées par la technique lors de chantiers participatifs. Le prochain est prévu cet automne, avis aux amateurs.

Notes

 

1 Il est plus populairement connu sous le nom de Cèdre du Japon. Le plus vieux spécimen, Jomon Sugi, est âgé d’au moins 2200 ans, mais pourrait atteindre 4000 ans. Il est situé à Yakushima, un site naturel classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’arbre vénérable de 16,4 m de diamètre est accessible après 10 heures de marche, ce qui ne décourage nullement la foule de curieux.

 

2 Le fil est la direction générale des fibres du bois par rapport à l’axe du tronc de l’arbre.

 

3 Shou Sugi Ban / Yaki Sugi in Ushimado, Okayama, Japan. Vidéo sur ­youtube.com

 

4 Le musée rural aux Genevez possède des chevrons « goudronnés » par la fumée, prélevés en forêt dans les années 1513 et 1514.

 

5 Pour les pompiers chargés d’intervenir lors d’un incendie, le bois brûle à raison de 0,65 mm/minute. La vitesse de combustion dépend cependant de l’essence employée, comme de nombreux autres facteurs, température extérieure, présence de vent, etc.

 

6 Shu Sugi Ban est une interprétation erronée de la graphie Kanji et de ses sinogrammes. L’erreur qui n’a jamais pu être corrigée montre que l’effet viral sur la toile conduit parfois à des aberrations.

 

7 Le bois furfurylé devient biologiquement inerte et constitue une alternative au bois traité aux métaux lourds ou aux bois durs tropicaux. L’alcool furfurylique est un liquide produit à partir de déchets agricoles tels que la canne à sucre et les épis de maïs.

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