Le temps long de la po­li­tique éner­gé­tique

Éditorial de Philippe Morel du TRACÉS de juillet 2022

Publikationsdatum
18-07-2022

Après 14 ans de travaux, la centrale de pompage-turbinage de Nant de Drance, dans la vallée du Trient (VS), vient d’être mise en service. Si les barrages constituent le trésor énergétique de la Suisse, Nant de Drance en est incontestablement un des joyaux. Dans un barrage de retenue classique, l’eau accumulée à la fonte des neiges est turbinée au fil des mois, en fonction de la demande (et du prix qui va avec). Une fois le lac « vidé », la production s’arrête. À Nant de Drance, les six turbines Francis, d’une puissance totale de 900 MW, peuvent également fonctionner comme pompes, si bien que l’eau turbinée peut être refoulée dans le lac de retenue. D’un point de vue physique, un cycle de pompage-turbinage a un rendement de 0,8. L’opération consomme donc davantage d’énergie qu’elle n’en produit. Pour être économiquement rentable, le courant issu du turbinage doit être au minimum 1,25 fois plus cher que l’électricité nécessaire au pompage. Pour ce faire, l’eau est turbinée aux heures où la demande en électricité, et les prix, sont élevés ; elle est pompée lorsque la demande est faible (la nuit) ou lorsque l’offre est excédentaire (lorsque le vent fait tourner des éoliennes à des heures de faible demande) et que les prix sont bas. C’est sur ce modèle économique solide et éprouvé que le projet a été conçu et les travaux lancés, en 2008.

Dix ans plus tard, on lisait pourtant dans Le Temps: «S’il était proposé aujourd’hui, le projet de centrale de pompage-turbinage de Nant de Drance serait placé dans un tiroir en attendant que les conditions-cadres s’améliorent, de l’aveu même de Michael Wider, le président du conseil d’administration de la société (Nant de Drance SA, n.d.l.r.).»1 Les raisons d’un tel revirement? Une crise économique mondiale, une libéralisation du marché européen de l’électricité et, enfin, un subventionnement massif de l’éolien par l’État allemand : une demande à la baisse, une offre excédentaire, des prix en chute libre. En 2016, la situation d’Alpiq, principal actionnaire de Nant de Drance SA, était tellement tendue que celle-ci envisageait tout simplement de vendre 49 % de ses participations dans des barrages suisses, dont ceux de la Grande Dixence et d’Émosson2. La perspective de vendre ces bijoux de famille a fortement secoué le monde politique. Faute d’offres intéressantes, Alpiq a renoncé à cette vente en 2017. Bien lui en a pris, au vu de la situation actuelle.

Il aura fallu 14 années pour construire Nant de Drance, sans compter celles nécessaires aux études et à la conception. Durant ce laps de temps, la Suisse et le monde ont connu diverses crises impactant le secteur de l’énergie, faisant parfois douter de la pertinence de certains investissements. Mais Nant de Drance montre clairement que la politique énergétique est inscrite dans le temps long et que ses enjeux dépassent ceux d’une rentabilité économique à court terme.

Le peuple s’est exprimé clairement sur la stratégie énergétique que doit suivre la Suisse: sortir du nucléaire et décarboner l’économie en misant sur les énergies renouvelables. À l’heure où une nouvelle crise fait flamber les prix de l’énergie – révélant au passage notre dépendance vis-à-vis de l’étranger en matière de gaz, de pétrole et d’uranium –, n’écoutons pas les sirènes des lobbys passéistes qui voudraient maintenir en vie aussi longtemps que possible des technologies aujourd’hui dépassées. La Suisse a fait des choix courageux et ambitieux, risqués et coûteux sans doute, mais avant tout indispensables. À nous tous de maintenir le cap et au politique de faire en sorte que personne ne reste sur le bas-côté du virage énergétique.

Notes

 

PS: Tracés a consacré deux dossiers au chantier de Nant de Drance (­numéros 18/2015 et 03/2017).

 

1. Voir «Nant de Drance, le risque d’un gouffre financier» sur letemps.ch

 

2. Voir «Des barrages suisses sont à vendre: comment en est-on arrivé là?» sur letemps.ch

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