«Ce sont les coor­don­nées qui font ju­ri­di­quement foi»

Dans son investigation du phénomène spatial de la frontière, l’équipe du Pavillon suisse de la Biennale d’architecture a mobilisé plusieurs experts, dont Alain Wicht, préposé à la frontière nationale auprès de l’Office fédéral de topographie swisstopo.

MA (Mounir Ayoub) En quoi consiste votre travail de préposé à la frontière nationale?
Alain Wicht: J’assure la direction technique de la frontière nationale1. Je planifie et je réalise les mensurations de la frontière. J’interviens en matière de surveillance directe, d’assurance qualité de la mensuration officielle et je réalise des ­travaux d’entretien au niveau fédéral en coordination avec les commissions frontalières et celles techniques des pays limitrophes ainsi qu’avec les cantons2.

MA: En Suisse, le tracé des frontières repose sur la ratification d’accords politiques et juridiques remontant, pour certains, au 15e siècle. Les frontières peuvent-elles être modifiées?
Il y a, en Europe, un principe de base qui vaut pour toutes les nations : aucun pays ne peut augmenter ou réduire son territoire. Lorsque la Suisse a précisé ses frontières dans les années 1930-1940, elle a simplement affiné des points qui, pour certains, avaient été fixés au 15e siècle. Dans la décennie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les pays ont largement dessiné et marqué leurs frontières. Mais l’exactitude des moyens de mesure actuels montre que certaines délimitations étaient approximatives et qu’il existe des décalages dans les relevés. Toute la difficulté maintenant est de savoir comment corriger ces erreurs tout en respectant les principes des traités reconnus et signés à leur époque.

MA: En Suisse, le général Guillaume Henri Dufour a effectué la mensuration nationale à partir de 1838. Les frontières sont profondément liées aux cartes, surtout les cartes d’état-­major. Est-ce toujours le cas?
Les cartes sont d’abord des outils stratégiques3. Il existe des cartes russes de la Suisse où sont indiqués les tonnages que peuvent supporter les ponts. Elles répertorient les ponts que les tanks peuvent franchir ou non. Les cartes de nombreux pays ont également longtemps porté des mentions topographiques ou des coordonnées erronées afin que les avions ratent leurs objectifs lors d’une attaque.

VL (Vanessa Lacaille): Aujourd’hui, quelles sont les raisons pour lesquelles les frontières changent?
Aléas climatiques, phénomènes naturels ou encore projets d’infrastructures de transport en sont les causes principales. En Suisse, les premières répercussions du changement climatique sur les frontières au niveau des hauts glaciers ont été constatées il y a plus de quinze ans. Lors du relevé par photogrammétrie à Furggsattel, entre le Cervin et le Petit Cervin, en raison de la fonte des glaces, on a trouvé un écart de 150 mètres entre la ligne dessinée autrefois par le glacier et celle dessinée aujourd’hui par la roche.

VL: Pour répondre à cette problématique, il y a eu une discussion entre l’Italie et la Suisse pour inclure dans leurs législations respectives le concept de «frontière mobile»4.
En effet, un échange de notes a été effectué entre 2008 et 2010 concernant la frontière nationale en cas de variation naturelle de la ligne de partage des eaux ou de la ligne de crête en correspondance des glaciers. Mais ce principe ne s’applique pas à tous les pays, et encore moins de la même manière. Les fleuves et les rivières évoluent également, mais là, le traitement se fait au cas par cas5.

VL: Le lac de Constance est un condominium, un cas juridique très particulier. Les trois pays frontaliers gèrent les questions relatives au lac par des accords. Il n’y a donc pas de frontière dans le lac?
En effet, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse se considèrent comme les détenteurs d’une triple copropriété sur la partie principale du lac de Constance. Son pourtour fait office de frontière. Sur ses eaux, la pêche, le trafic lacustre, l’exploitation du gravier sont gérés par la forme juridique du condominium depuis 1893. Il y a cinq ou six ans, les trois pays ont décidé en commun de tracer une frontière technique qui représente d’une manière sommaire le milieu du lac. C’est une nécessité qui est apparue avec l’utilisation du Système d’information géographique (SIG).

MA: Autrefois, il y avait les mesures par planchette et trigonométrie6. Aujourd’hui, les points-frontière sont définis par des outils de mesures ultrasophistiqués. La frontière devient-elle de plus en plus précise?
Grâce au système de positionnement par satellite, les restitutions photogrammétriques et les acquisitions LiDAR (Light Detection And Ranging), on a atteint un niveau de précision très élevé. Cela est utile pour déterminer des points-­frontière et des droites qui en découlent, mais pas forcément pour la définition des frontières liées aux éléments naturels. Aujourd’hui, toutes les données sont numériques et de ce fait chaque déplacement de frontière sur le terrain est détecté7.

VL: Dans tous les cas, les frontières doivent constamment être remesurées…
Oui, les frontières bougent. Ces dernières années, la Suisse a mesuré une nouvelle fois les points-frontière. Il reste à ce jour la frontière italo-suisse à contrôler. Ces travaux devraient être terminés d’ici deux ans. À partir du moment où la détermination du point est établie précisément, le point-frontière peut à tout moment être rétabli de manière sûre.

MA: Cherche-t-on à atteindre l’exactitude de la réalité ? Chose impossible, car une carte est par définition une représentation…
Il faut bien distinguer le plan de la carte. Le plan est une représentation graphique « géométrale » de ce qui se trouve sur le terrain. On l’utilise dès lors que l’on désire représenter un objet à une échelle précise. La carte est une représentation graphique qui ne cherche pas à être absolument fidèle à la réalité. La carte nationale est mise à jour tous les six ans. Sur une carte, les bâtiments, les cours d’eau et les reliefs sont volontairement schématisés pour rendre la lecture confortable.

VL: Si les coordonnées font désormais foi, les bornes ont-elles encore un rôle opérationnel sur le terrain ? Qu’en est-il de la matérialisation de la frontière sur le territoire?
Aujourd’hui, ce n’est plus la démarcation sur le terrain qui fait juridiquement foi, mais ses coordonnées. Néanmoins, les objets physiques gardent une dimension symbolique et patrimoniale. L’abornement de la frontière – telle qu’elle est définie par les engagements internationaux en vigueur entre les États – doit être établi et maintenu de telle manière que le tracé soit bien déterminé et puisse être repéré en tout temps sur toute son étendue. Dans le cas des points-frontière (borne, cheville ou croix gravée dans la roche), on retrouvera sur chaque démarcation le numéro du point, la date de sa pose et deux « guidons » qui renseignent sur la direction vers laquelle la frontière part. Les bornes placées dans l’axe de la frontière, comme toute autre démarcation, sont propriété indivise des deux États limitrophes. On peut graver une nouvelle information sur la borne, mais on ne peut pas éliminer une ancienne. Elles sont protégées par le Code pénal suisse.

MA: Quels sont les pays dont les frontières sont les plus précises?
Je dirais que ce sont les pays qui ont déterminé dernièrement leurs frontières, par exemple, les pays de l’Est de l’Europe. Déterminées à neuf, en profitant des avancées technologiques en matière de mesures, leurs frontières sont d’une très grande précision.

 

Notes

 

1. La dénomination du poste n’existe que depuis six ans.

 

2. En plus des accords politiques et juridiques, la frontière est réglée par un certain nombre de protocoles dont les «Livrets de description de la frontière».

 

3.L’Office fédéral de topographie, swisstopo, fait partie du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) dans lequel se trouve également l’armée suisse.

 

4. Une illustration de ce concept a été fournie par l’installation Italian Limes exposée par le groupe de recherche Folder lors de la Biennale d’architecture de Venise en 2014. Le dispositif mis en place documentait les conséquences des changements climatiques sur les frontières nationales situées sur les glaciers, entre la Suisse et l’Italie. italianlimes.net.

 

5. Seules les adaptations des frontières qui suivent des éléments naturels s’établissent sans échange de surface. À Genève, où le terrain est plat, certains cours d’eau, qui définissent une frontière nationale, peuvent modifier leurs lits. C’est à la Commission mixte de trouver des solutions acceptables pour les deux pays. Cependant, lorsqu’il y a eu une intervention humaine, telle que la construction d’un barrage ou d’une installation de remontées mécaniques sur un sommet, un échange de surface 1 pour 1 s’applique.

 

6. Les mesures par planchette ou goniographe étaient réalisées à l’aide d’un instrument de visée et d’une planche de bois.

 

7. La frontière est délimitée en surface et l’étendue de la propriété foncière est définie par le Code civil suisse comme suit: «La propriété du sol emporte celle du dessus et du dessous, dans toute la hauteur et la profondeur utiles à son exercice.»

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