L’expé­ri­ence Vor­tex

Lausanne, Genève et le Valais sont bien plus intéressants pour les concours que la Suisse alémanique. Mais ensuite, pour réaliser, c’est plus difficile.» S’il n’a pu exécuter son projet, l’architecte Jean-Pierre Dürig se réjouit de la prise de risque du maître d’ouvrage, qui va expérimenter avec ce bâtiment «une autre façon de vivre ensemble». Par sa taille, par son concept, le Vortex est une expérience inédite, risquée à certains égards, qui mérite la plus grande attention. L’idée maîtresse qui le gouverne tient dans la synthèse prodigieuse de deux dispositifs: la distribution en coursive, la forme du cercle.

Publikationsdatum
07-01-2020

«L’ère du cercle de l’unité, l’unique, le plus grand, celui qui enveloppe toute chose et celle de ses exégètes courbés est irrévocablement passée. L’image morphologique du monde que nous habitons n’est plus la sphère mais l’écume. La mise en réseau actuelle qui encercle la terre entière ne représente pas tant d’un point de vue structurel une globalisation qu’une écumisation.» Peter Sloterdijk, Sphères I. Bulles, 2001

D’un point de vue morphologique, le concept fait le pari qu’un cercle, érigé à une telle échelle, peut induire un sentiment de communauté parmi 1000 co-­habitants qui ne se connaissent pas forcément. Cette propension a été exploitée dans de nombreux contextes, dans les villes nouvelles, les resorts touristiques, en passant par les logements sociaux ou les sièges de grandes entreprises. Ce régime s’applique donc idéalement à une communauté étudiante, dont les individus sont aussi volatils que permutables, comme au fameux Tietgen Studen Hall de Copenhague (Lundgaard & Tranberg, 2006), mais aussi, il y a 20 ans déjà, à Lausanne (logement étudiant à la Campagne des Cèdres, Ceccaroli/Golay, 1994). Par-delà la symbolique, la géométrie met les sujets situés sur sa circonférence dans des rapports équitables (vues, situation). En multipliant les points de vue panoptiques, elle produit naturellement un réseau autorégulé, une considération (voire une surveillance) mutuelle. La figure planimétrique est exploitée aussi bien dans les prisons que les bibliothèques – ce qui, pour des étudiants en examens peut s’avérer salutaire : qui n’a pas eu besoin de la présence motivante de ses camarades pour réviser le soir ? Forme « démocratique » par excellence, le cercle place les sujets dans une même condition : c’est un théâtre qui se replie sur lui-même, dans lequel acteurs et spectateurs se confondent.

Lire également: Le Vor­tex, du concept à la réa­lité

Mais d’un point de vue typologique, le Vortex est une « guirlande » (fig. 6). Jusqu’ici les logements étudiants étaient traditionnellement organisés en grappes : dans les clusters ou les colocations, les chambres sont agrégées autour de noyaux sociaux, des séjours, des cuisines collectives. Au Vortex, deux tiers des habitants seront logés dans des « boîtes domestiques » individuelles : une simple pièce de vie reliée directement à une coursive hélicoïdale de 3,5 km.

Une vision olympienne, un régime spartiate

La coursive, malgré quelques dogmes hérités de la philanthropie moderniste, est autant un projet sociétal qu’un signe de précarité : si elle favorise les rencontres, elle permet aussi l’économie de surfaces chauffées et réduit l’intimité. Ceux qui l’expérimentent au quotidien finissent généralement par barricader leurs fenêtres. Si elle fait un retour intéressant, c’est dans le contexte bien spécifique des coopératives d’habitants – et dans des agencements maîtrisés au cas par cas. Dans le registre du logement étudiant, où le budget est forcément contraint, elle a été récemment exploitée avec brio à la Maison des étudiants de Genève (Lacroix Chessex, 2012) ou à La Ciguë, à Carouge (Dreier+Frenzel, 2018) – mais dans les deux cas comme distribution secondaire : la sociabilité y est encouragée, pas imposée. Et dans tous ces cas, ce sont les sas d’entrée ou les cuisines qui sont mises en relation avec la circulation, jamais les chambres à coucher. Le dispositif fonctionnera-t-il au Vortex, où la personne logée ne dispose que d’une seule pièce – 12,4 m2 – et que celle-ci est orientée sur le passage que devront emprunter quotidiennement tous ses voisins ? Quand, pour se rendre à la cuisine collective, il faudra sortir, même en hiver?

Alone together

Le Vortex soulève la question de l’architecture de la communauté : se fonde-t-elle par agrégation, ou sous l’impulsion d’un geste démiurgique, d’une forme assez forte pour emporter l’adhésion? Vincent Wolfensberger, qui a œuvré à traduire aussi fidèlement que possible le concept original de Dürig au sein de l’agence Itten+Brechbühl, croit à la force de l’ensemble: «Quand on est sur la coursive, on ne se laisse pas distraire par les fenêtres des occupants, on est pris par la monumentalité de l’espace, les 100 m de circonférence de la cour.»

Quand les étudiants y auront vécu leur premier semestre, ils nous indiqueront si le projet se dirige vers cette utopie circulaire, la colocation géante, ou si elle traduit cette condition paradoxale de notre société hyperconnectée que l’anthropologue anglaise Sherry Turkle traduisait si bien avec son titre Alone together (2011): vivre ensemble, chacun dans sa bulle – en l’occurrence une boîte en bois.

« C’est peut-être un risque d’avoir autant de monde dans le même bâtiment. Mais il faut prendre des risques !», estime Jean-Pierre Dürig, qui a hâte de voir le Vortex habité. « J’espère que la vie un peu sauvage [« wild »] des étudiants fonctionnera. » S’il convoque quelques réminiscences d’utopie moderne – amphithéâtres, bibliothèques panoptiques – dans son état sauvage, le Vortex rejouera certainement aussi, parfois, la malédiction de Babel : une idée grandiloquente, qui échoue quand ses habitants polyglottes cessent de s’entendre. Mais il ne faudra pas la condamner pour autant. L’expérience du Vortex doit être saluée comme l’un des rares moments où l’architecture tâtonne pour avancer des hypothèses nouvelles.

Vincent Wolfensberger espère lui aussi «qu’une certaine anarchie se développera dans ce projet». Pour que l’expérience fonctionne, il y aura trois options : la barricade (stores, rideaux, …), l’autorité (règlement strict de maison) ou l’anarchie – non pas le chaos, mais bien cette forme d’­auto-organisation par laquelle les individus se disciplinent eux-mêmes et de concert. C’est bien ce qu’on exige par ailleurs d’un cursus universitaire ou polytechnique. Espérons que c’est ce chemin qui sera favorisé, certainement la meilleure des formations.

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