Cloud '68 – Pa­per Voice: l'­ar­chi­tec­tu­re ra­di­cale à l'é­preuve de la lo­gi­que du coll­ec­tion­neur

Le gta de Zurich fête les cinquante ans de mai 1968 par une exposition qui met en scène des documents de la collection personnelle de l'architecte chilien Smiljan Radić.

Publikationsdatum
02-05-2018
Revision
02-05-2018

L’espace d’exposition du gta livre un hommage impressionnant pour célébrer la contribution des architectes à la révolution sociale démarrée en mai 1968. Il dévoile une exposition composée d’une sélection de 173 documents tirés de la collection personnelle de Smiljan Radić. Rien ne nous indique ce qui a amené l’architecte chilien à poursuivre cette collecte, ni ce qui lie sa production personnelle à ces travaux. Ce déploiement panoramique est complété par les entretiens filmés menés par Hans Ulrich Obrist avec 13 des protagonistes représentés. L’exposition est une occasion rare de découvrir des documents de première main, pour la plupart inédits, et qui transmettent immédiatement la spontanéité et la ferveur avec laquelle ces architectes projetaient.

Dans pareil exercice, le travail curatorial se heurte fatalement à la difficulté de trouver un dénominateur commun à des figures et des projets dont les intentions semblent fortement diverger les unes des autres. Comment faire résonner des schémas de cybernéticiens et des visions d’artistes, les dômes de Buckminster Fuller au monument continu de Superstudio, l’architecture plastique de Claude Parent au métabolisme de Kishō Kurokawa?

Afin de donner sens à la démarche, la scénographie a donc été explicitement rapprochée de l’Atlas Mnémosyne, ce dispositif méthodique conçu par Aby Warburg dans sa bibliothèque de recherche [lire l'article: Le géométral de la bibliothèque, ou Comment l’espace détermine la conception du catalogue]. Disposés sur 33 panneaux, les lithogravures, dessins et eaux-fortes se prêtent au jeu des associations libres et, à l’instar du dispositif de Warburg, qui devait faire évoluer l’histoire de l’art vers la discipline de sciences de la culture, la disposition de l’exposition permet au visiteur de délimiter, situer, construire lui-même la définition d’un champ culturel resté ouvert, celui de l’architecture dite «radicale».

Ainsi, les liens qui se tissent entre les protagonistes et leurs projets sont soit déjà établis – comme le rattachement de la Nouvelle Babylone de Constant Nieuwenhuys à la psycho-géographie de Debord, soit se révèlent par sérendipité, au hasard des rencontres, par exemple en comparant les techniques (les collages de Hollein à ceux de Superstudio) ou les échelles des projets qui, dans de nombreux cas, abordent celle de la ville, voire de territoires entiers.

L’exposition, foisonnante par la diversité et le nombre des objets, est donc à l’image des projets qu’elle rassemble: sans ordre, sans hiérarchie. Ce qui est perçu, c’est une génération, une attitude, une ambiance, un nuage: le «cloud’68», comme le propose le titre de l’exposition. Prise dans cette atmosphère utopique, chaque entité perd de sa valeur individuelle pour renforcer la cohérence de l’ensemble.

Néanmoins, la logique qui a conduit à réunir ces documents n’en demeure pas moins celle du collectionneur lui-même, qui a opéré, au fur et à mesure de ses acquisitions, un travail critique concentré sur des personnalités choisies de manière stratégique. Si ses protagonistes ne sont que rarement illustrés dans des réalisations marquantes (Peter Cook, avec son fameux musée de Graz, semble être une exception), beaucoup de leurs travaux ont en revanche servi de socles théoriques, d’inspirations à des architectes qui ont durablement marqué l’histoire par des réalisations iconiques, à l’instar de Claude Parent pour Jean Nouvel, Hans Hollein pour Coop Himmelb(l)au, Theo Crosby pour l’Archigram ou évidemment Cedric Price, dont l’utopie du Fun Palace indiquera le projet de Beaubourg. Les œuvres représentées composent la trame textile autour de laquelle une génération entière a été tissée. A ce titre, elle est donc un formidable outil de compréhension d’une période à laquelle nous sommes toujours rattachés.

Pourtant, malgré son intention, en renonçant à documenter les œuvres exposées et en omettant de traiter la continuité historique qui nous relie à ces travaux, l’exposition ne se dépare pas vraiment de la logique du collectionneur dont elle est issue et qui, à l’inverse de la description scientifique, consacre non pas les idées et les intentions, mais en premier lieu les objets et les hommes, les documents dans leur dimension matérielle. Comme dans tout processus de muséification, la logique du collectionneur opère une réification d’artefacts qui étaient originalement des médiums, des supports d’intentions, des dispositifs agissant au sein d’un contexte précis et risque donc de désactiver définitivement la charge émancipatrice qu’ils contenaient.

Exposition Cloud ’68—Paper Voice. Smiljan Radić’s collection of Radical Architecture
gta Ausstellungen – ETH Zurich, jusqu’au 18 mai 2018

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