Le gé­o­mé­tral de la bi­blio­t­hè­que, ou Com­ment l’espace dé­ter­mi­ne la con­cep­ti­on du ca­ta­lo­gue

TRACÉS reproduit un texte rédigé en 2001 par une historienne des mathématiques et un conservateur de bibliothèque. Les auteurs décrivent avec minutie deux cas d’étude où l’organisation dans l’espace a pu déterminer la constitution d’un catalogue. Ils ouvrent ainsi une réflexion passionnante sur l’influence que la topographie des bibliothèques a sur l’organisation des connaissances

Publikationsdatum
31-05-2017
Revision
31-05-2017

L’organisation spatiale des collections dans une bibliothèque joue un rôle déterminant dans les pratiques de lecture, que ce soit les collections librement accessibles aux lecteurs ou celles conservées en magasin, à propos desquelles on aurait tort de ne mettre en avant que des considérations techniques et bibliothéconomiques. Elle peut avoir des vertus heuristiques qui donneront plus de valeur encore à la qualité intrinsèque des collections ; elle n’est pas sans conséquence non plus sur la conception des catalogues.

Les premiers catalogues, souvent topographiques, reflétaient l’ordre des livres sur les étagères et la disposition des collections dans l’espace de la bibliothèque. Il semble donc prometteur de s’interroger sur les liens entre le classement tel qu’il se déploie dans l’exposé de son cadre ou dans l’édition d’un catalogue de livres qui le prend comme mode d’organisation, d’une part, et celui qui organise l’espace de la bibliothèque, de l’autre. Des éléments d’information précieux concernant cet espace peuvent se trouver dans des exposés de présentation des collections d’une bibliothèque : ce sera par exemple l’ordre d’énumération des disciplines ou, plus révélateur encore d’une classification « mise en scène », le plan d’une bibliothèque qui, de manière synoptique, suggère des contiguïtés, des proximités, des passages et des parcours.

L’exemple de Göttingen au 18e siècle


Le plan que publie Johann Stephan Pütter1 en 1765 dans sa description de la bibliothèque universitaire de Göttingen, après agrandissement de ses locaux, n’est qu’un élément d’un dispositif visant à donner des outils d’accès à la connaissance de cette institution. A côté de l’ichnographia bibliothecae et de sa légende détaillée (figure en couverture), l’auteur fournit une description du fonds de la bibliothèque (noyau initial, développement, disciplines représentées, domaines d’excellence, collections distinguées, raretés) et de son fonctionnement (accès, ouverture, personnel, rangement, catalogues, mobilier, portrait du bibliothécaire).

Des systèmes de valeurs légèrement différents s’expriment selon que l’on s’attache à la lecture du texte ou du plan. Toutes les disciplines et sciences sont représentées dans une bibliothèque qui compte en 1765 environ 60 000 volumes. Pour Pütter, ses domaines d’excellence sont l’histoire (notamment anglaise), puis l’histoire naturelle (natürliche Geschichte) et la physique (Naturlehre). Ces deux dernières le sont à un double titre. D’abord, elles forment une classe privilégiée dans les collections de la bibliothèque de Göttingen, puis, à cause des trésors qu’elles recèlent (parmi lesquels il cite les Philosophical Transactions et les Mémoires de l’Académie royale des sciences), elles méritent une telle place dans toute bibliothèque publique. Les mathématiques, l’astronomie et l’architecture ne sont mentionnées qu’en passant, à côté de l’économie et de la politique.

Le plan de la bibliothèque, formée de quatre salles communicantes (nommées A, B, C et D) et situées autour d’une cour carrée au premier étage, permet de retracer les principaux parcours qui s’offrent au lecteur lorsqu’il a monté les escaliers (dans l’angle sud-est, en haut à droite) et franchi la porte d’entrée. Notons que le plan représente un état tout à fait provisoire du site, puisque l’entrée se fera ultérieurement par la façade dite principale et située au nord, à l’endroit marqué par une étoile (*). Aux yeux du commentateur, Pütter, la salle A, la plus grande en taille (et dont on peut voir une vue gravée prise de l’angle nord-ouest, ) représente certainement le cœur de la bibliothèque, puisqu’elle est entièrement consacrée à l’histoire, qu’elle accueille les lecteurs à des tables de travail (q.) et qu’elle est dominée par le portrait du bibliothécaire (qui était alors Christian Gottlob Heyne, professeur de philologie) qui veille sur elle tout particulièrement.

Le plan, tel qu’il est reproduit, permet cependant une interprétation légèrement différente. Le lecteur tout juste entré dans la bibliothèque se trouve face à deux possibilités : soit il avance et s’engage dans un boyau, la salle D, où il trouve immédiatement à sa gauche les mathématiques (a.a.), puis successivement la physique (b. b.), les sectes philosophiques anciennes et modernes (c.), la logique, la métaphysique, la théologie naturelle (natürliche Gottesgelahrheit), le droit naturel et la morale (d.), puis la politique (e.). A sa droite, il trouve la rhétorique (k. k.), puis successivement la poésie (i. i.), la calligraphie, la peinture, la sculpture, la musique, la danse, l’escrime et l’art de la guerre (h.), puis le commerce (g.), et finalement l’économie (f.), qui fait l’angle avec la salle de théologie (B). Bref, cette salle D, presque un corridor, est consacrée aux arts et aux sciences, les mathématiques constituant métaphoriquement la clé qui permet d’accéder à cette voie étroite. Le lecteur qui vient de monter à la bibliothèque peut aussi s’orienter vers sa droite pour accéder à une salle relativement spacieuse (C), dont les murs sont couverts d’étagères et dont le milieu est occupé par des pupitres (Repositorien) réservés à des ouvrages de droit. A sa main droite comme à sa gauche, le lecteur trouve l’histoire littéraire (13. 13. 13.). Le mur extérieur, orienté vers l’est, de la salle C comporte des livres de pratiques médicale et chirurgicale, ainsi que des mélanges (12. 12. 12.), des ouvrages de thérapie, pharmacie et chimie (11.), de pathologie (10.), puis les sources de la science médicale (9.). Celui à l’ouest est couvert de livres de philologie et d’éthique (14. 14. 14.), puis de philologie moderne et miscellanea en toutes langues (15.).

Ainsi, l’histoire littéraire constitue, avec les mathématiques, la double entrée dans le monde érudit et savant que représente l’espace de la bibliothèque. Si l’on conçoit aisément que l’historia litteraria livre, par les renseignements bibliographiques qu’elle accumule, un accès commode au savoir livresque – notons que la bibliothèque du Duc Auguste de Wolfenbüttel traduisait aussi ce choix dans son espace – il est remarquable qu’à Göttingen les mathématiques jouent également ce rôle. Ce que nous suggère ce plan géométral, ne représentant certes qu’un état passager de l’organisation spatiale de la bibliothèque, c’est l’idée, relativement neuve au 18e siècle, que les mathématiques constituent le passage obligé de toute étude de la nature. La physique et ses applications reposent, depuis les fameux Philosophiæ naturalis principia mathematica de Newton, sur les mathématiques. Ce qui échappait très probablement au bibliothécaire philologue Heyne et à l’auteur de cette description, Johann Pütter, s’inscrit pourtant clairement dans le plan de la bibliothèque, préfigurant en pleine époque des Lumières, dont les priorités sont ailleurs, la future orientation scientifique de l’Université de Göttingen, qui sera au 19e siècle largement dominée par les sciences mathématiques et dont l’organisation servira de modèle dans toute l’Europe.

La présence de ce plan dans l’ouvrage de Pütter, dont on pourra traduire le titre par Essai d’une histoire académique et littéraire de l’Université Georg-Augustus à Göttingen a pour but de fournir un outil d’accès à la connaissance de la bibliothèque. Il remplace une description détaillée, jugée trop longue, de l’installation technique. Pütter affirme que le rangement et l’ordre des livres « par matières et selon un certain ordre des disciplines et des sciences, dont chacune est à son tour subdivisée d’après un ordre systématique, sans que les formats s’y mélangent2 », constituent un des avantages essentiels et rares de cette bibliothèque. L’importance de l’articulation par disciplines est aussi soulignée par le lien établi avec le catalogue systématique (Real-Catalogus), « véritable et principal fondement de l’ordre selon lequel les livres sont rangés3 », mis en relation avec les deux autres catalogues : le catalogue alphabétique par auteurs et le catalogue par ordre d’entrée. A telle enseigne que le Realkatalog a tenu lieu de 1743 à 1945 de catalogue topographique, jusqu’à atteindre, par intercalations successives, 737 volumes. Pütter, qui se réfère au catalogue systématique de Georg Matthiae élaboré en 83 volumes entre 1743 et 1755, puis régulièrement enrichi, ne prévoyait évidemment pas qu’à partir de 1790 on reporterait dans chaque volume de la bibliothèque sa localisation telle qu’elle apparaissait dans le catalogue systématique (mention de la discipline suivie de la page du catalogue). De fait, cette pratique était conforme au fonctionnement d’une bibliothèque qui a offert ses collections en libre accès jusqu’en 1883 ; elle a marqué l’esprit du catalogue au point que celui-ci a été poursuivi après cette date, selon les mêmes principes et dans le même cadre, avec l’instauration à partir de 1886 de cotes individualisées par volume, après que la bibliothèque eut été transformée en bibliothèque avec salles de lecture et magasins ; il faut d’ailleurs remarquer que le catalogue alphabétique par sujets (partiel) n’a été ouvert à Göttingen qu’en 19204.

Le classement systématique des livres par disciplines et sous-disciplines, tel qu’il se déploie dans les nombreux volumes du Real-Catalogus ou inscrit sa trace dans le géométral (ou l’ichnographie) de la bibliothèque de Göttingen, se traduit donc par l’organisation d’un espace (dans lequel, par exemple, l’accès à la physique passe par les mathématiques ou par la théologie) et peut ainsi exercer des contraintes fortes sur les utilisateurs de cette bibliothèque. La disposition des livres dans les espaces de la bibliothèque peut orienter le choix que le lecteur va effectuer en lui imposant des voisinages et des passages obligés, en induisant des gestes et des itinéraires.

La bibliothèque Warburg, ses catalogues et ses arrangements spatiaux


La bibliothèque Warburg, telle qu’elle a notamment été décrite par Salvatore Settis5 à partir des écrits de ses bibliothécaires successifs, Fritz Saxl, Gertrud Bing et Ernst H. Gombrich, fournit un autre exemple éclatant de forte systématicité dans la présentation des livres par l’intermédiaire d’arrangements spatiaux très contraignants. Fondée à la toute fin du 19e siècle par un chercheur privé, Aby Warburg, cette bibliothèque de recherche est unique en ce qu’elle incarne ou « représente » un seul problème : celui de la survivance de l’antique. « Elle est au service d’un seul problème, et ce de deux façons. D’abord, elle représente par la sélection, la collection et la disposition de ses livres et images, le problème qu’elle souhaite faire progresser, et elle publie les résultats des recherches qui se rapportent à ce problème6. » C’est ainsi que la définit Fritz Saxl, le successeur de Warburg à la tête de la bibliothèque. Les livres, rassemblés et ordonnés, expriment le programme de recherche initié par son premier propriétaire. Le but de Warburg était de construire un dispositif spatial (Aufstellung) qui permette de circuler librement d’un secteur à l’autre et de les unifier dans un parcours refusant tout découpage disciplinaire. Il s’agissait pour lui de faire coïncider séquence mentale dans l’ordonnancement des livres et parcours physique à travers les quatre étages de l’édifice. (figure) De plus, la bibliothèque était, du temps de Warburg, refaçonnée en permanence au gré des nouvelles compréhensions et interprétations des problèmes et aussi à mesure que de nouveaux livres ou documents iconographiques étaient à intégrer. « La bibliothèque se transformait avec chaque changement dans ses méthodes de recherche et ses intérêts », témoigne encore Fritz Saxl7. Le classement de sa bibliothèque obligeait à entrer dans les problèmes dont elle était la somme. Ernst Gombrich disait de Warburg et de sa conception originale d’une Kulturwissenschaft unitaire qu’elle a « trouvé son expression la plus vivante et convaincante dans l’arrangement même de la bibliothèque8 ». Cet arrangement, actualisation d’un parcours mental, conduit le lecteur le long de voies déterminées, captive son attention sur des problèmes inattendus pour lui, l’obligeant à suivre un fil (une étagère) ou à s’arrêter sur un nœud (de livres). Le témoignage d’un des visiteurs de la bibliothèque, celui d’Ernst Cassirer en 1920, est éloquent à cet égard. Fritz Saxl rapporte que l’auteur de la Philosophie des formes symboliques avait décidé, lors de sa première visite, soit de l’éviter complètement, soit de s’y enfermer pendant des années comme dans une prison9. Le philosophe, même s’il a fini par devenir un lecteur assidu, avait immédiatement perçu la force du principe qui liait les livres les uns aux autres sur les étagères, mais aussi la norme très contraignante qu’il exerçait sur un lecteur attentif comme lui.

Or les transformations permanentes de l’arrangement spatial des livres n’étaient pas sans conséquences sur le catalogue de la bibliothèque, et « on voyait souvent [Warburg] anxieux et fatigué, plié sur son fichier avec un paquet de fiches dans la main, tandis qu’il tentait de trouver à chacune la meilleure place dans son système10 ».

Au fur et à mesure que la bibliothèque, avec l’accord de Warburg, mais à l’initiative de Saxl, passait de son statut de bibliothèque strictement privée à celui de bibliothèque accueillant des chercheurs, pour devenir, au moment de son transfert à Londres en 1933, une véritable institution, intégrée à l’Université de Londres en 1944, le besoin s’est imposé de fixer une organisation moins provisoire des collections. Les deux catalogues édités de la bibliothèque témoignent de cette stabilisation, consacrée par l’imprimé ; ils conservent néanmoins, l’un et l’autre, les traces de cette labilité originelle de la bibliothèque.

Le premier catalogue, Catalog of the Warburg Institute library, University of London11 a été établi d’après une copie dactylographiée faite en 1952 par la Michigan State University ; les différentes listes ont été remises en ordre, pour respecter le cadre de classement d’origine, d’ailleurs reproduit en tête de volume ; à la suite figure un nouvel ordonnancement, opéré à partir de 1952. On remarque cependant que l’ordre du catalogue de 1961 est un mixte des deux classifications (avant et après 1952), tout en restant proche de l’organisation des quatre grandes classes permanentes selon leur état de 1934 d’après la chronologie de Settis12.

Il convient surtout de noter que ce catalogue présente l’originalité de donner des notices sans cote, rareté insigne, au moins dans les catalogues de bibliothèques publiques de la seconde moitié du 20e siècle, qui témoigne d’abord de l’intérêt bibliographique et documentaire de cette collection, mais aussi de la mémoire de son instabilité structurelle. 

Le second catalogue13, augmenté d’un First supplement (seul paru) est la reproduction en fac-similé du fichier de la bibliothèque, selon l’ordre issu des modifications entreprises en 1952 et arrêtées en 1958 par Gertrud Bing, un an avant sa retraite, au moment de l’installation de la bibliothèque dans son nouveau bâtiment : toujours quatre grandes sections, réagencées ici dans la continuité et la fidélité des choix intellectuels de Warburg. Ce catalogue, beaucoup plus ample que celui de 1961, et qui témoigne, en apparence, de l’état d’une bibliothèque enfin installée dans ses murs, après un quart de siècle d’errance, n’est pas moins riche d’enseignements que le précédent.

N’étant pas, comme celui de 1961, le résultat d’une copie, il peut explicitement se présenter dans l’introduction comme la reproduction de l’organisation des collections sur les rayonnages. Tout comme celui de 1961, le catalogue de 1967 n’offre ni index d’auteurs, ni classement alphabétique par auteurs ; le préfacier anonyme précise d’ailleurs que l’« arrangement » est « always by subject, never alphabetical ».

Deux volumes toutefois appellent commentaire : le volume XII, Reading room and periodicals, et le First supplement, censé présenter les nouvelles acquisitions de 1966 à 1970.

Les publications périodiques sont présentées à l’intérieur d’un cadre de classement en 14 parties, beaucoup plus convenu que le cadre extrêmement sophistiqué des 11 volumes précédents, ce qui est compréhensible, étant donné la nature des documents décrits ; plus inattendu, le catalogue des collections de la salle de lecture (on peut parler des « usuels » en libre accès) est le seul pour lequel on ait adopté l’ordre alphabétique des auteurs et titres d’anonymes. De ce choix, contraire à tous les principes affichés par les responsables successifs de la bibliothèque, deux interprétations sont possibles : soit les organisateurs de catalogue auront considéré que cette partie de la bibliothèque, la seule à offrir au lecteur ses collections sans médiation, présente forcément un ordre « naturel » sur les rayons, qui permettrait d’épargner au chercheur la duplication de son organisation sur un support (le catalogue) plus maniable (le catalogue peut donc se réduire à une liste alphabétique, simple aide-mémoire d’un ensemble d’ouvrages de référence censés être connus comme tels par ceux qui les pratiquent) ; soit ces mêmes organisateurs, toujours hantés par le projet d’origine (changer la position des livres en fonction des changements, des progrès de la pensée), se sont réservés cette possibilité pour les collections de la salle de lecture, en renonçant à présenter un état nécessairement transitoire de son organisation dans un catalogue imprimé.

Le First supplement de 1971 vient confirmer, non pas forcément cette dernière interprétation, du moins le présupposé qui la fonde : loin de décrire les seules nouvelles acquisitions de 1966 à 1970, ce volume « enregistre aussi le recatalogage et le regroupement de certains livres qui étaient déjà présents dans la bibliothèque en 1966 et donc inclus dans le catalogue général ». Conformément au projet de Warburg, traduit dans les mots de Saxl, ce supplément recense les nouvelles acquisitions, mais surtout il expose les progrès d’une problématique et d’une pensée à travers l’agencement de la bibliothèque.

S’il est vrai que c’est l’importance prise par une collection et l’impossibilité à la maîtriser sans outil d’accès qui imposent la nécessité du catalogue, l’exemple des bibliothèques de l’Université de Göttingen et du Warburg Institute démontre que leur catalogue tente, jusqu’aux limites de la lisibilité, de s’identifier au plus près à l’espace de la collection, qui lui donne son sens.

Cet article, reproduit avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de France, a été publié pour la première fois dans la Revue de la Bibliothèque nationale de France no. 9/2001.

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