L'Elb­phil­har­mo­nie de Ham­bourg, ou le be­so­in de mo­nu­ment à l'è­re de la dé­ma­té­ria­li­sa­ti­on gé­né­ra­li­sée

Herzog & de Meuron en ont enfin fini avec le projet de Philharmonie de Hambourg. Enorme événement en Allemagne et en Europe, l’inauguration de ce colossal complexe culturel par la native de la ville hanséatique – Angela Merkel – n’a pas manqué d’être critiqué. Hélas les attaques ne concernaient que les dépassements de coûts, rarement sur l’attrait architectural et le besoin de monument pour Hambourg.

Publikationsdatum
25-08-2017
Revision
25-08-2017

Le billet d’humeur
Depuis son inauguration officielle les 11 et 12 janvier 2017, une certaine presse s’est empressée de critiquer avec force la nouvelle philharmonique de Hambourg. A part de nombreux médias généralistes intéressés par l’aspect événementiel d’un nouveau bâtiment public, la majorité de la presse spécialisée, surtout celle présente sur le web, n’a pu s’empêcher d’axer sa critique uniquement sur la dimension économique du projet. Un comble! Comment est-il possible en 2017, dans des supports dits «experts» en architecture, de se contenter d’aborder une architecture sous l’angle de son coût? Il faut préciser que certains «connaisseurs» n’ont pas omis de tacler les architectes suisses Herzog & de Meuron en ressortant la sempiternelle sentence: Arrêtons avec ces stars démiurgiques! Cela suffit! Un regard sur les classiques permettrait de voir que dans l’histoire mondiale de l’architecture, les chefs-d’œuvre laissés par les générations précédentes se souciaient modérément du volet financier (et maintenant la majorité visitée par des millions de touristes, donc bankable); la dimension symbolique l’emportait toujours, pour le meilleur ou pour le pire, mais ceci est un autre débat. Alors oui, le budget est passé d’environ 115 millions à 900 millions d’euros, mais sur une période de 2003 à 2017. N’oublions pas que le projet fut initié en 2001. La phase de conception du projet commença en 2003 pour se terminer en 2014, celle de la réalisation durera dix ans, de 2006 à 2016. A la lecture de ces données, le coût devient relatif. Et quand bien même la période aurait été plus courte, un édifice dont la surface au sol, tous niveaux confondus, s’élève à environ 125'000 m2, permet d’envisager un tel prix. Ramené au prix/m2, cela donne 7200 euros, toujours moins que de faire construire dans certains quartiers de nombreuses villes européennes. Parlons projet maintenant.

Le projet
L’Elbphilharmonie de Hambourg repose sur un socle trapézoïdal de 108,60 m au nord, 125,90 m au sud, 85,10 m à l’est et 21,60 m à l’ouest, et d’une hauteur de 35 m. Ce prisme recouvert de briques rouges, nommé Kaispeicher A, fut d’abord un bâtiment industriel néogothique (1929), puis un entrepôt de thé, de tabac et de cacao extrêmement rationnel, très brut dans son dessin (1967). Grâce à sa fonction première, il constitue une bonne base pour supporter les 200 000 tonnes de l’Elphi. En effet, aux 1111 pieux existants, 634 ont été ajoutés et enfoncés à 15 m de profondeur, afin de recevoir le poids du parking et des Kaistudios – un ensemble de 7 salles dédiées à la pédagogie musicale –, et celui de l’extension composée de la salle philharmonique entourée d’un l’hôtel et d’appartements. Cette gigantesque addition composée d’une structure en béton, de verre et d’acier, forme un volume compact, lisse, contrarié sur sa surface par une myriade d’éléments concaves et convexes. Les quatre surfaces sont recouvertes de 2200 panneaux de verre dont 595 sont galbés. A l’opposé, sa toiture évoque littéralement des vagues. Vue du ciel, la couverture ressemble à de la dentelle posée délicatement sur une feuille de houx. Son point haut culmine à 110 m.

A l’intérieur, plusieurs événements architecturaux réservent de belles surprises. La première a pour nom Die Tube, un escalator de plus de 80 mètres (incliné de 11° à 23°, un exploit technique et plastique qui a un coût aussi), ceinturé d’une paroi ajourée et tramée de cercles. Il permet d’accéder à la deuxième sensation, la Plaza. Elle forme un entre-deux, entre le Kaispeicher et la Philharmonique, entre la partie réhabilitée et celle construite ex nihilo. Véritable place publique ouverte à toutes les personnes qui désirent profiter, à 37 m de haut, de la vue à 360° sur l’agglomération hambourgeoise, elle s’habille d’un rideau de verre ondulé qui marque transversalement l’entrée de l’Elphi (autre élément architectonique inouï). Ce lieu fonctionne aussi comme foyer pour les auditeurs munis de billets (500 000 unités vendus en 8 semaines !). Ces chanceux pratiqueront les escaliers aériens dont les emmarchements démultiplient les points de vue. Pour finir, ils prendront place dans le dernier grand moment architectural mais le plus sensationnel, Der Grosse Saal. Composée de béton armé et d’une structure métallique pour le plafond, la grande salle de concert (2100 places) puise son inspiration dans celle dessinée par Hans Scharoun voilà plus de 50 ans. A y regarder de près, même l’enveloppe extérieure de la Philharmonique de Berlin, avec ses pointes tendues, semble avoir donné des idées à nos amis bâlois. Une fois assis, il est difficile d’ignorer les panneaux acoustiques en fibre de gypse. Ils recouvrent toutes les parois de la salle et lui confèrent une atmosphère de grotte. Cette ambiance caverneuse n’est pas s’en rappeler le fabuleux Schauspielhaus de Hans Poelzig (Berlin, 1919). Manifestement Herzog & de Meuron ont voulu traduire l’essence de la musique, rendre hommage au passé glorieux des armateurs et inscrire la ville de Hambourg dans un avenir ­touristico-économique prospère, le tout par l’invention fine et savante d’un expressionnisme début 21e siècle, tel un jubilé séculaire réinventé de l’expressionnisme devenu mondial.

Pour la compréhension totale de cette folie architecturale et urbaine, il est impossible de faire l’impasse sur l’histoire de la ville de Hambourg.

L’histoire
Cette cité, fondatrice de la Hanse teutonique, servit de terrain d’essai, en 1943, pour un bombardement de grande ampleur au napalm, dans le cadre de la destruction des villes allemandes afin de mettre à genoux le régime nazi. Elle fut la première ville de cette taille à être intégralement détruite par un bombardement de zone qui dura plusieurs jours. Par conséquent, cette métropole portuaire ne dispose pas ou peu de monuments. Située à l’extrême ouest de la ville nouvelle dédiée aux affaires HafenCity, construite sur les ruines contiguës de la Speicherstadt (la ville grenier) – une enfilade de constructions en briques rouges, classée au patrimoine de l’UNESCO car incarnation totale du passé bourgeois et ouvrier de la ville de la fin du 19e siècle –, l’Elbphilharmonie s’affirme comme LE monument de Hambourg.

Non loin de la Philharmonique, dans le quartier Kontorhaus (le quartier des comptoirs), se trouve la seule icône architecturale, finalement le seul monument historique digne de cet attribut à Hambourg, la fameuse Maison du Chili ou ChileHaus. Dessinée au début des années 1920, par l’architecte allemand Fritz Höger pour l’armateur Sloman – dont la fortune provenait du commerce du salpêtre chilien –, elle a aussi coûté une fortune pour l’époque car l’inflation battait des records. Typique de l’expressionnisme allemand, elle représente de façon littérale un paquebot avec sa proue aiguë, sa base compacte, ses alignements réguliers de fenêtres et ses balcons en escaliers avec garde-corps à espacements identiques entre les barreaux, constitutifs des toits de cette architecture-îlot de 26 hectares. La brique y joue le rôle de modénature et de cohérence entre le tout et les parties. Il est difficile ne pas voir dans le savant jeu de texture sur les parois vitrées du chef-d’œuvre des architectes suisses une homologie contemporaine de la maison du Chili.

Le complexe Elbphilharmonie se nourrit de ce génie du lieu et s’inscrit indéniablement dans cette histoire de l’architecture d’expression assumée. D’une certaine manière, Herzog & de Meuron ont effectué une synthèse entre deux visions antinomiques. D’un côté, celle du grand fonctionnaire bâtisseur de la ville hanséatique du début du siècle dernier, à savoir Fritz Schumacher. Défenseur infatigable de la brique, il s’opposait à son adversaire de l’époque, le fantastique Paul Scheerbart, promotteur d’une «architecture de verre» globale (au côté de ses amis de la Gläserne Kette). Et surtout, Elphie permet à la médiocre HafenCity de se doter d’une figure de proue et d’offrir enfin à la ville d’Hambourg un monument digne de son statut de 2e ville allemande et de son 3e rang européen pour son port.

Justement, il paraît opportun de citer un autre projet extraordinaire sorti de terre en 2016: la Maison du port d’Anvers, due à feu Zaha Hadid. Bien entendu, le programme architectural belge (bureaux) est totalement différent de son voisin allemand (culture et logement). Mais la volonté de mixer une base ancienne avec une extension ultra contemporaine, leur géographie portuaire et leur dimension symbolique de faire monument, les associent dans leur détermination à rentrer dans l’histoire de l’architecture par la grande porte.

Avec le temps et dès maintenant, toutes ces raisons placent la question du coût de la construction en position de lanterne rouge. Souvenons-nous encore de toutes les polémiques autour de l’Opéra de Sydney, maintenant inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco ! A bon entendeur…

Christophe Le Gac est architecte DPLG, critique AICA France, curateur C-E-A, enseignant ESBA TALM Angers.