L’éco­le de Bo­is-Ge­noud: dia­lo­gue ent­re ar­chi­tec­tu­re et pé­d­ago­gie

Guidée par la pédagogie anthroposophique (de «anthropos» – l’homme – et «sophia» – la sagesse) de Rudolf Steiner, la nouvelle école de Bois-Genoud, livrée en septembre 2012, constitue un bel exemple d’architecture utilitaire, vivante et participative.

Publikationsdatum
29-10-2013
Revision
12-10-2015

C'était en septembre 2012, à Crissier, sur un terrain bucolique d’une trentaine d’hectares où de petits pavillons provisoires font office depuis plus de 17 ans de salles de classe que, parents, enfants, maîtres et amis de l’association Steiner se sont réunis pour célébrer l’inauguration de l’école signée Localarchitecture, le premier bâtiment pérenne du campus de Bois-Genoud. 

Bâtir pour la pédagogie Rudolf Steiner,


Tour à tour philosophe, père fondateur de l’anthroposophie1 mais aussi architecte autodidacte – il est le concepteur du Goethéanum –, Rudolf Steiner développa dans les années 1910 une pédagogie éducative et associative destinée aux enfants. Prônant les qualités humanistes et créatives, l’enseignement Steiner-Waldorf s’adapte à la personnalité dite « globale » – physique, psychique et spirituelle – de chaque élève, une notion qui est aussi à la source de son œuvre2 de philosophe.
Lorsqu’en 1919 la pierre de fondation de la première école appliquant sa pédagogie fut posée sur le site de l’ancienne fabrique de cigarettes Waldorf-Astoria à Stuttgart, Steiner exprima la nécessité « de faire, dans le monde entier, que des centaines et des centaines de personnes s’unissent en une association mondiale pédagogique pour en fonder partout. […]C’est seulement si cette impulsion se montre dans le monde que l’Idée de l’école Waldorf pourra accomplir sa mission. Et pour y parvenir, il est nécessaire d’avoir beaucoup de gens qui s’en approchent, qui viennent à sa rencontre »3. Mission accomplie car, en l’espace de 100 ans, la pédagogie Steiner-Waldorf s’est répandue de manière virale, donnant ainsi lieu à la création de plusieurs centaines d’établissements scolaires répartis sur les cinq continents.
Les bases essentielles de cet enseignement reposent sur quatorze objectifs4. Si les neuf premiers font appel aux compétences professionnelles des enseignants, les cinq autres concernent davantage la base économique et l’autogestion. Ces objectifs, qui touchent les domaines socio-économiques, semblent traduire les prémices d’une démarche participative dans laquelle l’architecture serait directement impliquée. A cela s’ajoute un point spécifique concernant l’architecte qui « doit être en même temps administrateur du travail et du projet qui lui est confié. Tant qu’il est considéré comme un membre de la communauté, cela ne peut que bien se passer »5.
Cette disposition ne semblait guère déranger l’architecte Manuel Biéler. Une raison à cela. S’il est l’un des trois associés du bureau lausannois Localarchitecture, il est aussi le père de deux élèves scolarisés dans cet établissement. De fait, la pédagogie Steiner n’était pas une découverte. Bien au contraire, l’architecte semble en tenir les ficelles. Parcourir l’école de Bois-Genoud à ses côtés permet de déceler plusieurs caractéristiques propres à cet enseignement alternatif appliqué à l’art de bâtir. 

sur un sol indéfini...


Sur le site de Bois-Genoud, de petites constructions colorées, basses et allongées, coiffées de toitures à double versant prennent place ça et là, entre cours de récréation, bosquets et arbres (image). « La nouvelle école supplante un des huit pavillons qui avaient été installés de manière provisoire, à l’époque où le terrain fut acquis », lâche l’architecte en guise d’introduction. 
Ces propos dévoilent le premier parallèle avec la pédagogie Steiner, à savoir qu’une école se développe sans exigence, là où s’offre une opportunité de le faire. En effet, l’établissement de Bois-Genoud n’est de loin pas le seul à s’être installé dans des abris de fortune. A titre d’exemple, l’école de Dresde fut établie en 1929 dans une fabrique de chocolat ayant fait faillite, et celle de Berlin fit ses premiers pas dans des bureaux situés à côté du dépôt d’une firme de savon. Selon Rudolf Steiner, « offrir à la pédagogie un milieu favorable allait de soi dès lors que l’idée architecturale avait été reliée à celle de l’éducation ». 

...une architecture vivante,


Au-delà de ces considérations sur l’environnement, qu’en est-il de la forme architecturale d’une école Steiner ? Postulat no1 : « Il ne s’agit nullement d’une répétition pure et simple d’une copie de ce qui s’est fait à Stuttgart (la première école Waldorf). La nouvelle pensée manifeste à chaque fois son caractère de germe vivant. Selon le sol où tombe la semence, l’école en croissance adopte une forme qui lui est propre »6. En admettant que la forme soit libre, comment la pédagogie se manifeste-t-elle à travers l’architecture ?
A Crissier, le bâtiment de forme rectangulaire et légèrement biaisé par endroit se déploie sur trois niveaux abritant, de manière analogue, deux salles de classe « normales », une salle de groupe et une dernière dite « spéciale » – soit un total de 12 salles (plan 1 et 2). Il s’ancre à quelques pieds près sur les limites du pavillon préfabriqué qu’il remplace. En dehors de la bâtisse datant du 18e siècle hébergeant Le Castel, un restaurant proposant des produits issus de l’agriculture biologique, la nouvelle école est l’unique construction à étages. Malgré la densification imposée par le programme – la construction originelle ne comptait que quatre salles –, les architectes ont trouvé important de conserver les espaces vides entre les différents pavillons disséminés sporadiquement sur l’ensemble du site. D’où le parti-pris de construire en hauteur, tout en essayant de garder l’esprit pavillonnaire. Une intention qui, tout autant que les préceptes anthroposophiques, semble avoir grandement façonné le projet. 
Au niveau de la circulation d’abord. Le campus se présente tel un parcours alternant constamment les transferts entre l’intérieur et l’extérieur ; un choix étroitement lié à la pédagogie Steiner selon laquelle le rapport entre les élèves et la nature est primordial. Pour conserver ce même principe dans les étages, les architectes ont opté pour de larges coursives extérieures implantées le long de la façade sud du bâtiment laquelle, entièrement vitrée, joue un rôle de capteur solaire (image). Faisant également office de protection lors des heures ensoleillées, leurs gabarits se présentent plus sveltes à l’est qu’à l’ouest. Au-delà de la volonté de conserver l’esprit pavillonnaire, les coursives contribuent également à alléger les frais d’exploitation de la construction. « En sortant toutes les circulations, un tiers du volume n’a pas besoin d’être chauffé et isolé », affirme l’architecte.
Sur les deux niveaux, lorsque toutes les ouvertures sont déployées côté sud, ces plateformes en bois confèrent aux salles presque carrées une extension possible sur le dehors (image). Une véritable plus-value spatiale comparé au modèle stéréotypé des classes rigoureusement closes et rectangulaires dont se dotent les établissements scolaires traditionnels7. Contrairement aux salles des pavillons directement ouvertes sur l’extérieur, l’entrée des nouvelles classes s’effectue par un vestiaire intérieur accessible depuis la coursive (image). Une disposition stratégique car, ainsi implanté, le vestiaire sert de filtre acoustique entre les différents espaces d’enseignement. Entre les étages, ce sont les planchers mixtes bois/béton qui stoppent les bruits (plan).
Au dernier niveau, les salles bénéficient de la volumétrie triangulaire et subtilement irrégulière formée par la toiture à double pente (image). Si cette forme à la ligne dynamique se retrouve dans d’autres projets de Localarchitecture, notamment l’exploitation agricole à Lignières, son recyclage se justifie particulièrement bien ici, pour la mise en scène de la salle d’eurythmie – une discipline développée par Rudolf Steiner mêlant le langage du corps et celui de la musique.
A l’extérieur, la géométrie du toit fait directement écho à ceux qui coiffent les autres pavillons. Aux irrégularités, l’architecte livre une raison : « le projet doit s’intégrer dans le site ». Les lignes biaises couplées à la répartition aléatoire des ouvertures sur la façade nord seraient-elles capables de contenter une telle volonté ? Pas totalement. En regardant le bardage de bois foncé qui orne l’ensemble de cette façade (image), une légère ondulation apparaît. Un mouvement naturel que l’on pourrait retrouver dans les feuilles des arbres environnants, contribuant ainsi à l’intégration. Cette astuce a été rendue possible par les nouvelles techniques de découpe faisant appel à l’outil numérique. « Trois fois rien », précise l’architecte. Encore fallait-il y penser.
Dans l’art du détail léché, le trio d’architectes répond toujours présent. Une anecdote parmi d’autres : les cadres des portes intérieures parfaitement intégrés dans les parois latérales. Des subtilités qui ne plombent pas le budget puisque, comme le relève l’architecte, « les pièces non essentielles étant substituées, une économie de matière et donc de coût est opérée ». Une fois encore, cette manière de procéder semble se référer à la philosophie de Steiner : « L’évolution se déroule de telle sorte que le compliqué se simplifie, que les sinuosités se résolvent en une ligne droite. »8
Le dernier point étonnant reste peut-être le jeu statique qui se cache sous cette structure en Y dont la façade porteuse est en réalité celle qui paraît la plus fragile puisque vitrée (voir texte ci-dessous).

...humaine et participative.


Outre ces réflexions sur la forme, ce premier bâtiment annonce aussi le rafraîchissement, à plus ou moins long terme, de l’ensemble du campus. Les architectes du bureau lausannois se porteront garant de la seconde étape et du masterplan tout entier, lequel prévoit une transformation par phases. Si le projet semble concret, le calendrier demeure incertain. « A l’image de la nouvelle école, les projets à venir seront entièrement financés par des dons, la Loterie Romande par exemple, des levées de fonds ou encore des dons de parents ou de grands-parents généreux. La planification dépendra donc de cette récolte financière », explique Manuel Biéler qui met de nouveau le doigt sur des spécificités de la pédagogie Steiner : l’autogestion économique et la démarche participative.
Bien que cette dernière ait déjà été expérimentée au cours de ce siècle, notamment par le couple bruxellois Lucien et Simone Kroll9 ou encore par l’architecte allemand Peter Hübner10, Manuel Biéler ne cache pas quelques réticences. Pour les architectes lausannois, la difficulté d’une telle procédure est bien évidemment de ne pas tomber dans les pièges d’un consensus dépourvu de substance. Trois moments ont donc été déterminés par leur soin de sorte que les parents, les enseignants ainsi que tout le personnel administratif puissent émettre leur avis. Lors du premier rassemblement, le cahier des charges fut élaboré. Ce fut ensuite au tour de la volumétrie générale de passer à la barre, puis enfin à celui des matériaux. Au final, « tous les choix furent bien accueillis et rapidement validés », sourit l’architecte. 
Pour les parents, la démarche participative n’a pas cessé jusqu’à la livraison de l’école. A l’instar de ceux qui ont posé le parquet en chêne sur le sol de l’école allemande de Hasseldieksdamm pendant plusieurs week-end successifs dans les années 197011, les parents des élèves de Bois-Genoud ont passé six semaines à lasurer les panneaux de bois et à peindre les poteaux des salles de classe de leur progéniture. Les écoliers sont également partie prenante puisqu’ils confectionnent eux-mêmes leur propre mobilier pendant leurs heures de cours ; une activité manuelle parmi d’autres que le philosophe Steiner jugerait bienfaisante dans le développement des jeunes individus.
Pour mener à bien une telle démarche, la mobilisation active de tous les membres impliqués dans le développement de l’école est requise. En ce sens, la pédagogie Steiner serait-elle une origine possible de la démarche participative? Une autre question se pose: l’architecture est-elle réellement guidée par ce modèle pédagogique ou bien est-ce désormais l’architecture, voire l’architecte, qui sert à répandre cette pédagogie dans le monde? Mais ça, c’est une autre histoire.

 

Notes

1. Courant de pensée développé au début du 20e siècle et désignant littéralement la «science de l’esprit»
2. R. Steiner, Vers un nouveau style en architecture, Editions du Centre Triades, Paris, 1978, p. 10
3. R. Raab et A. Klingborg, Bâtir pour la pédagogie Rudolf Steiner, Editions Anthroposophiques Romandes, Genève, 1983, p. 27
4. ibid, p. 21
5. ibid, p. 266
6. ibid, p. 23
7. Bulletin de la CIIP, n°15 - décembre 2004
8. R. Steiner, Vers un nouveau style en architecture, Editions du Centre Triades, Paris, 1978, p. 31
9. Sous la direction de P. Bouchain, Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée, Ed. Actes Sud, 2013
10. Peter Hübner, Evangelische Gesamtschule Gelsenkirchen-Bismarck: Kinder Bauen Ihre Schule / Children Make Their School, Ed. Axel Menges, 2005
11. R. Raab et A. Klingborg, Bâtir pour la pédagogie Rudolf Steiner, Editions Anthroposophiques Romandes, Genève, 1983, p. 37 

 

Informations

Maître d’ouvrage: ERSL - Ecole Rudolf Steiner Lausanne
Architecte: Localarchitecture (Lausanne)
Lieu : Crissier, Chemin de Bois-Genoud 36, VD
Conception: 2010-2011
Réalisation: janvier à août 2012
Surface bâtie: 424 m2
Surface brute utile: 1368 m2
Volume SIA: 4700 m3
Prix au cube: 730 CHF/m3  

 

Structures en bois

La conception de structures porteuses en bois a ceci de particulier que la résolution des détails précède le dimensionnement des éléments porteurs. Pour des raisons économiques, il convient en outre de privilégier les systèmes les plus simples et la préfabrication en atelier d’un maximum d’éléments.
Pour l’école Steiner, et malgré la géométrie irrégulière du bâtiment, les principes retenus pour les descentes de charges verticales sont restés simples. Les deux pans de la toiture – dont un est prolongé par un grand porte-à-faux – appuient leur sommet sur une panne faîtière noyée dans l’épaisseur de la toiture (schéma), alors que leurs extrémités inférieures reposent sur les parois extérieures. Statiquement, la panne faîtière est divisée, au niveau de son changement de direction, en deux poutres continues sur quatre appuis (au niveau des façades extérieures et des parois de cloisonnement). Une des particularités de l’ouvrage est que les accès aux locaux se font uniquement par les coursives extérieures : afin de minimiser l’impact visuel de leurs supports, ces dernières ont été suspendues aux avant-toits en porte-à-faux par des tirants métalliques.
Les parois extérieures pleines sont constituées d’une ossature en bois à l’intérieur de laquelle sont fixés des panneaux qui servent de pare-vapeur et participent au comportement statique. Dans leur partie inférieure, la résistance à la compression perpendiculaire aux fibres des composants horizontaux sur lesquels s’appuient les poteaux est améliorée par le biais de semelles en bois dur. Basée sur un système poteaux-poutres, la façade vitrée présente la particularité que les assemblages entre les poteaux sont exécutés à l’aide de tiges en acier scellées à la résine Epoxy (schéma). Un procédé qui a pour objectif de faire circuler les efforts de poteaux à poteaux, en évitant de solliciter les poutres horizontales perpendiculairement à leurs fibres.
A l’intérieur, les dalles suivent un fonctionnement monodirectionnel. D’une portée moyenne d’environ 8,6 m, elles reposent à leurs extrémités sur les parois extérieures. Il s’agit de structures mixtes bois-béton, dont la mixité résulte de la juxtaposition d’une dalle bois massive tourillonnée (en-dessous, pour la reprise des tensions) et d’une dalle de compression supérieure en béton armé. Ces deux composants sont interconnectés par des butons qui, tout en limitant les coûts de mise en œuvre, accroissent la rigidité du composé. En plus d’offrir une réponse adaptée aux exigences statiques, les dalles mixtes améliorent l’isolation phonique (plus de masse) ainsi que le comportement vibratoire qui bénéficie de la rigidité bi-directionnelle de la partie béton.
La stabilisation verticale est assurée dans un sens par les deux façades pleines des extrémités et certaines des cloisons intérieures et, dans le sens perpendiculaire, uniquement par la paroi pleine. 
Horizontalement, les efforts sont repris par le béton des dalles mixtes et par la toiture. Le fonctionnement et la rigidité des éléments stabilisant de toiture et de parois est garanti par les diaphragmes formés des barres qui les composent et des panneaux fixés sur ces dernières.
Marcel Rechsteiner travaille comme ingénieur spécialiste en construction bois au sein de la société Ratio Bois

 

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