A-t-on as­sez de pier­re en Suis­se et pour­quoi nous de­vrions en uti­li­ser plus?

A-t-on assez de pierre en Suisse ? La question peut paraitre saugrenue. Il suffit de regarder autour de nous, l’histoire de la Suisse est intimement liée à ces géants qui nous entourent : le Santis, l’Eiger, la Jungfrau ou le Cervin, tous exposent de gigantesques faces de roche brute. Du granit ou du gneiss qui feraient une pierre de construction robuste et durable. Mais alors pourquoi nos bordures de trottoirs sont elles faites en pierre chinoise ? Et surtout est-ce vraiment problématique ? C’est à ces questions que nous souhaitons répondre dans cet article.

Data di pubblicazione
01-10-2018
Revision
01-10-2018
Guillaume Habert
Professor für Nachhaltiges Bauen, Eid­genössische Technische Hochschule ETH Zürich; Departement für Bau, Umwelt und Geomatik

La première impression que nous pourrions avoir à comparer une bordure de trottoir faite en Suisse comparée à une autre faite en Chine est que la première coûte plus cher mais a un impact environnemental plus faible que la seconde. Cependant, en faisant une analyse un peu plus fine, il apparait que nous pourrions presque attendre le contraire. Pour détailler notre propos, nous aborderons successivement, la question de l’épuisement des ressources minérales, des émissions de CO2 et de l’analyse économique.

Pour analyser l’épuisement des ressources, on peut s’appuyer sur la méthode classique de l’analyse de Cycle de vie qui répertorie les impacts environnementaux depuis l’extraction du matériau, son façonnage, son utilisation jusqu’à la démolition de l’ouvrage et sa réutilisation ou mise en décharge. La pierre, de part sa durabilité, et la très faible consommation d’énergie lors de sa production est évidemment un matériau que l’on peut considérer comme écologique, mais cependant pour le critère de l’épuisement des ressources, les méthodes de calculs classiques ne permettent pas de montrer de différences entre les types de pierres ou entre les régions. Le marbre de Saillon en Valais apparaitra aussi abondant que celui de Carrare. Ceci est dû au fait que les méthodes d’ACV classique ne prennent en compte que le stock global de pierre et considèrent qu’il y a donc un stock illimité de roches permettant de produire de la pierre. Mais combien peut-on produire de molasse bernoise ou de Lausanne?

La pierre est un produit local. Chaque carrière a sa spécificité et ses contraintes d’exploitation. Pour évaluer le stock local d’un type de pierre, il faut prendre en compte des critères plus larges que les critères uniquement géologiques et l’extraction et la commercialisation d’une ressource dépend autant des critères socio-économiques que des critères géologiques. Par exemple, sous la ville de Lausanne, se trouve en abondance, de la molasse avec laquelle les anciens bâtiments de la ville ont été fait. Mais qui va considérer que ce stock de roche est accessible ? Ce phénomène est très courant. Paris est construit sur les anciennes carrières souterraines qui ont un temps permis d’extraire le calcaire des bâtiments haussmanniens du centre-ville. Ainsi, la croissance urbaine entre en conflit avec la possibilité d’extraire la ressource qui est pourtant nécessaire à son érection. Cette compétition pour l’espace, aussi appelé l’effet NIMBY (not in my backyard) a été récemment mis en évidence et cartographié pour les différents cantons suisses par Dimitra Ioannidou (Ioannidou et al., 2017). Pour utiliser cette ressource locale, souvent abondante d’un point de vue géologique, mais inaccessible du fait de contraintes sociétale, il faut repenser nos politiques publiques de façon à mieux saisir les rares opportunités où cette ressource affleure à nouveau pour l’extraire proprement et la commercialiser. Par exemple, un chantier pour une nouvelle route ou des travaux de rénovation urbaine peuvent permettre de mettre à jour la roche mère qui si elle est extraite avec soin pourra devenir cette pierre locale qui fait l’authenticité de nos centres-villes.

L’importance de l’accès à cette ressource locale est plus fondamental qu’un attachement à une tradition. En effet, lorsque la pierre n’est pas utilisée localement mais devient un produit de commerce global, on doit considérer les impacts socio-économiques liés à son importation et les risques géopolitiques associés. Un taux d’importation élevé en combinaison avec une baisse de la production locale peut augmenter la dépendance à d’autres pays en ce qui concerne les ressources de construction. Par exemple, un changement de la politique d’exportation de la Chine, ce qui est actuellement le cas pour les métaux, peut exposer la Suisse à une situation critique lorsque sa consommation dépend quasi-totalement des ressources de quelques autres pays largement exportateurs (Chine, Pakistan, Brésil, Norvège). Ces risques sont inclus dans ce que l’on appelle la criticité des matières premières. Il est pourtant clair que ces questions de criticité des ressources sont beaucoup plus prégnants pour les métaux rares ou le lithium que pour la pierre.

Et si l’aspect est le même, entre un granit local ou non, et que les enjeux géopolitiques sont limités, pourquoi alors vouloir utiliser une ressource locale? Est-ce que le critère de l’impact sur le réchauffement climatique permet de favoriser une pierre locale ? Nos études sur l’impact environnemental de la production de la pierre à bâtir montrent que les émissions de CO2 proviennent très peu de l’extraction du matériau et bien plus de son traitement. Dans la pierre, ce n’est pas le matériau présent qui est associé à son impact environnemental, mais au contraire, la matière que l’on a enlevé. Plus on enlève et l’on traite la matière, plus son impact augmente. Une pierre non traitée aura ainsi bien moins d’impact environnemental qu’un produit en pierre manufacturé (poli, bouchardé) et un faible impact environnemental sera donc atteint pour d’épais murs en pierre brute, ce qui est opposé au béton où moins l’on met de matière, moins l’impact est important. La pierre, même si c’est un produit manufacturé par l’Homme reste donc avant tout un matériau naturel.

Cependant, en plus de sa production, il faut également considérer son transport. L’impact de la pierre de taille double après un transport de 300km en camion et un mur en maçonnerie en pierre jointoyé à la chaux aura le même impact qu’un mur en béton si la pierre est transportée sur plus de 500km en camion alors que le béton reste local et transporté sur moins de 50km. Bien sûr, si la pierre est transportée par bateau ou par train, l’impact du transport est 10 fois inférieur au camion ce qui permet de transporter le matériau sur plus de 5'000 km. Il y a donc très peu d’impact additionnel lorsqu’une pierre tessinoise ou zurichoise est transportée à Berne ou Lausanne. Mais depuis Shanghai, l’impact ne semble pas négligeable. Une taxe carbone sur le transport permettrait donc de relocaliser la production de pierre? Pas si sûr. En effet, ce qui rend le l’impact du transport des pierres entre la chine et l’Europe si faible est que son impact ne peut pas être alloué entièrement à la pierre. La pierre est utilisée comme cale dans les bateaux transporteur de containers. Elles sont là pour que nos T-Shirts puissent arriver à bon port en abaissant ainsi le centre de gravité de ces immenses porte container. Le CO2 est ainsi émis à cause du T-Shirt et non de la pierre. Cette allocation des émissions entre co-produits d’une activité est une question délicate en Analyse de Cycle de Vie car il n’y a pas de réponse juste. Cependant, il semble claire qu’une partie des émissions du transport doivent être partagé entre les différentes marchandises du porte container. Ce partage se fait souvent au prorata de la valeur économique des différents produits. Un produit qui n’a pas de valeur, s’il est transporté en même temps que des produits de valeur, n’aura pas d’impact environnemental associé à son transport. Cette règle d’allocation des impacts n’est pas favorable pour les pierres de construction locales de faible valeurs comme le granit ou la molasse suisse. Cela sera différents pour les marbres ou les pierres d’ornement.

Mais alors, si l’impact environnemental n’est pas un critère discriminant entre pierre locale et importée, il nous reste à comparer les prix et la valeur de ces pierres. Laquelle est la moins chère ? Une analyse simpliste ne regarderait que le prix sur l’étiquette mais ceci ne rend pas compte de l’impact économique de ce matériau. En effet, pour regarder l’impact économique, c’est-à-dire les conséquences induites par mon choix d’acheter un produit ou un autre, il faut regarder le flux de l’argent au sein de la société et non juste l’instantané du prix final. Tout comme pour observer les conséquences environnementales de nos choix, nous ne nous limitons pas aux émissions directes.

Cette étude des flux d’argent associés à la production des matériaux, nous a amené à étudier quelle est l’utilisation de cet argent investi dans la production d’un matériau. Est-il utilisé pour acheter de l’énergie fossile, ou sert-il à payer un salaire qui sera utilisé ensuite localement ? Regarde-t-on le coût pour l’investisseur ou le bénéfice pour la société ? En effet, investir dans un matériau de construction que ce soit du bois, du béton, de la paille ou de la pierre n’a pas les mêmes conséquences en tant que promotion d’une certaine organisation des moyens de production. Acheter un matériau à forte intensité énergétique revient à investir une quantité non négligeable de cet argent pour acheter l’énergie fossile qui servira à produire ces matériaux. Acheter du travail plutôt que de l’énergie fossile permet de bâtir un monde différent. Mais que ce travail soit en Suisse, ou un Chine quelle différence dans une vision global et humaniste ? En investissant sur du travail chinois, c’est le système de pension par répartition et de manière générales les taxes sur le travail suisse que l’on ne paye pas.

Le choix d’une pierre Suisse, n’est donc pas une question environnementale, ni d’un choix de la nature de notre investissement favorisant le travail plutôt que l’énergie fossile. Par contre, c’est une question sociétale locale. Le choix d’une pierre Suisse nécessite une meilleure prise en compte des spécificités d’exploitation de cette matière locale afin de mieux synchroniser l’extraction de cette ressource et les travaux de construction et s’inscrire ainsi pleinement dans cette économie circulaire émergeante. Et surtout la pierre suisse, permet de soutenir notre second pillier. Et de rappeler les paroles d’un amérindien: « Une technologie appropriée nous rappelle qu’avant de choisir nos outils et nos techniques, nous devons choisir nos rêves et nos valeurs, car certaines technologies servent leur réalisation, tandis que d’autres les rendent inaccessibles.»

 

 

References

Ioannidou D., Meylan G., Sonnemann G., Habert G. 2017. Is gravel becoming scarce? Evaluating the local criticality of construction aggregates. Resources, conservation and recycling, 126, 25-33

Ioannidou D., Zerbi S., García de Soto B., Habert G. 2017. Where does the money go? Economic flow analysis of construction projects. «Building Research and Information». http://dx.doi.org/10.1080/09613218.2017.1294419

Ioannidou D., Nikias V., Brière R., Zerbi S., Habert G. 2015. Land-cover-based indicator to assess the accessibility of resources used in the construction sector. «Resources, Conservation and recycling», 94, 80-91.

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