Pas­se­rel­le des Buis­sons à Bul­le: sim­ple­ment com­ple­xe

«Innovation» et «low-tech» sont deux concepts qui peuvent sembler contradictoires lorsqu’ils sont accolés. Mais c’est pourtant ce à quoi sont parvenus les concepteurs de la passerelle des Buissons, à Bulle (FR). En réinterprétant un treillis traditionnel, ils ont réussi à affiner l’ouvrage tout en rendant la production de ses éléments accessible à la plupart des charpentiers.

Data di pubblicazione
03-01-2024

Depuis le centre-ville de Bulle, il faut emprunter tour à tour les rues du Moléson et du Bourgô, deux des sommets barrant l’horizon constitutif de l’identité montagnarde du chef-lieu gruérien, pour atteindre la passerelle de Buissons. C’est justement au pied du Moléson que naît la Trême, le cours d’eau qu’elle franchit. Sur ses rives arborées, un nouvel ouvrage en bois, élégant parallélépipède ajouré aux arêtes arquées, se fait étonnamment discret en dépit de ses dimensions conséquentes.

Si la Trême n’est plus une frontière administrative depuis la fusion des communes de Bulle et de la Tour-de-Trême en 2006, elle n’en forme pas moins une importante coupure urbaine, notamment en termes de mobilité douce. Or ce territoire connaît un fort développement démographique, économique et spatial1.

Développer la mobilité douce

À l’occasion de son déménagement à Vuadens (FR), l’entreprise de construction Grisoni-Zaugg souhaitait valoriser la parcelle qu’elle occupait jusque-là à Bulle, sur la rive sud de la Trême, en y réalisant un quartier de logements pour environ 200 personnes. Le bureau d’architecture RBCH, qui a remporté le concours de projet sur invitation, a conjointement été mandaté par la Ville de Bulle pour étudier la réalisation d’une passerelle de mobilité douce immédiatement en aval du futur quartier. Cette mesure d’accompagnement, obligatoire en vue de la modification du plan d’aménagement de détail (PAD), devait à la fois permettre un accès plus rapide des futurs habitants au réseau de transports publics et valoriser les rives de la Trême dans le cadre du développement du réseau de mobilité douce du chef-lieu gruérien.

Le choix du bois et de ses conséquences

Selon la volonté du maître de l’ouvrage, RBCH architectes a présenté deux variantes, l’une en métal et l’autre en bois, qui permettraient aussi d’exploiter les compétences reconnues de plusieurs entreprises locales spécialisées dans la mise en œuvre de ces deux matériaux. La Ville de Bulle a rapidement décidé de privilégier le bois, local en l’occurrence (provenance inférieure à 50 km). Pour les architectes, qui ont analysé les passerelles en bois existant dans la région, ce choix imposait de partir sur une passerelle couverte pour des raisons de protection de la structure, et donc de durabilité de l’ouvrage. Leur objet de référence était le pont couvert de Lessoc (FR), qui franchit la Sarine depuis 1667 – un bel exemple de construction véritablement durable.

Le défi consistait dès lors à réaliser un tel ouvrage en recourant à un langage contemporain conservant le rapport au cours d’eau, tout en répondant aux contraintes du projet : un gabarit d’une largeur de 3 m, un tirant d’air suffisamment élevé pour protéger l’ouvrage du charriage de matériaux en cas de crue, un matériau de construction nécessitant un important volume de matière lors de sa mise en œuvre. Les deux premières ont déterminé la géométrie de l’ouvrage en plan et en coupe. En effet, pour offrir un tirant d’air suffisant sans recourir à des rampes d’accès, les architectes de RBCH et les ingénieurs de gex & ­dorthe ont opté pour une face inférieure courbe. Afin d’imprimer une dynamique à la structure, ils ont également appliqué cette courbure aux trois autres faces. Les quatre arêtes qui en résultent ne sont pas sans évoquer les câbles de contreventement des passerelles suspendues, comme celle de la Sementina2, au Tessin.

Innover vers la simplicité

La conception des deux faces latérales touchait à la troisième contrainte, à savoir réduire la quantité de matière pour affiner l’ouvrage. Les concepteurs ont cherché ici à réinterpréter la très classique poutre à treillis en effectuant un important travail de recherche sur les diagonales. Les différentes itérations, rendues en partie possibles par la durée du projet, les ont menés à réduire les sections des diagonales au profit des ouvertures.

Cette recherche a débouché sur la création d’un treillis consistant en une évolution de la ferme Town3, dont les diagonales sont constituées de l’entrecroisement de trois à quatre lattes (27/200 mm épicéa/sapin, fixation au moyen de vis de charpente universelle dn 6 à dn 8 mm) selon qu’elles travaillent en traction ou en compression. Ce treillis est pincé entre deux membrures de lamellé collé (BLC épicéa GL24h). Le tout est solidarisé au moyen de tiges fixées aux boulons de charpente (dn 16 mm) et de chevilles métalliques (dn 20 mm). Une colle est également appliquée sur les interfaces de l’attache.

La protection de l’ouvrage contre les intempéries est assurée par un toit légèrement incliné, complété d’un avant-toit d’une longueur de 1.2 m, réalisé au moyen de panneaux trois plis, lui-même couvert d’une ferblanterie en cuivre pour assurer sa durabilité. Le placage de certaines parties extérieures de la charpente, ainsi que de la ferblanterie, complètent cette protection. Le contreventement est assuré par ce même trois plis en toiture et par des diagonales sous le plancher en mélèze pour la partie inférieure. Les solives supportant la toiture sont dédoublées. L’interstice ainsi créé accueille les dispositifs d’éclairage et permet d’assurer la continuité du langage né de l’entrecroisement des lattes du treillis.

La passerelle a été assemblée sur le site voisin du futur quartier des Buissons. Les treillis ont été assemblées à plat au moyen de chablons. D’un poids de 30 t, la structure assemblée a été mise en place avec une grue de 500 t le 19 décembre 2022. L’opération s’est déroulée de nuit car elle impliquait le survol de la ligne de chemin de fer Bulle-Broc. La passerelle a été ouverte au public dès le 23 décembre.

Intelligence constructive et productive

L’intelligence constructive de cette passerelle se manifeste de plusieurs manières, notamment au travers du couple toit/avant-toit et du placage des éléments sensibles de la charpente. La structure primaire est ainsi efficacement protégée des intempéries sur la durée. De plus, en dépit de ses dimensions importantes (28,4 × 3,9 × 3,7 m), la passerelle ne consomme qu’un modeste volume de 40 m3 de bois, principalement brut. Mais c’est surtout au niveau des aspects liés à la production qu’elle se distingue : le treillis conçu par les ingénieurs et les architectes permet de ne travailler qu’avec de petites sections et des matériaux bruts. Cela rend sa réalisation possible pour tout charpentier, ou presque, et pas seulement pour quelques rares entreprises disposant des compétences et des machines nécessaires au travail avec du bois high-tech.

En prenant pour référence un objet vieux de 350 ans, architectes et ingénieurs ont placé très haut la barre de la durabilité. En effet, peut-on aujourd’hui encore produire des objets réellement durables avec des techniques simples? À ce titre, la modeste Trême permettra peut-être de tirer quelques enseignements relatifs au choix des matériaux: en aval de la passerelle des Buissons se dressent deux récentes passerelles de mobilité douce, aux gabarits et programmes similaires. La première (Champ-Barby, 2018 ; Brauen Wälchli Architectes, Muttoni et Fernández Ingénieurs Conseils SA) consiste en un arc surbaissé en composite cimentaire fibré ultra-performant (BFUP) précontraint; la seconde (GVH Ingénieurs civils, 2018) est une structure métallique apposée en porte-à-faux au nouveau pont ferroviaire TPF sur la ligne Bulle-Broc. Une question similaire, mais trois réponses en termes de choix de matériaux. Rendez-vous dans quelques dizaines d’années pour en tirer un premier bilan sous l’angle de la durabilité.

Passerelle des Buissons, Bulle (FR)

 

Maîtres de l’ouvrage
Ville de Bulle et Groupe Grisoni

 

Architecte
RBCH architectes, Bulle

 

Ingénieur civil
gex & dorthe ingénieurs consultants, Bulle

 

Charpente
Dougoud Construction Bois, Épagny

 

Maçonnerie
Groupe Grisoni, Vuadens

 

Ferblanterie couverture
Staremberg, Bulle

 

Électricité
Gruyère Énergie, Bulle

 

Architecte éclairagiste
Aebischer & Bovigny lightdesign­agency, Lausanne

 

Durée du projet
2019-2022

 

Mise en service
Décembre 2022

 

Coûts
400 000 CHF

Notes

 

1 La nouvelle entité administrative née de la fusion est passée de 16 000 à plus de 25 000 habitants entre 2006 et 2022.

 

2 P. Morel, «Des passerelles sur les sommets», Tracés 9/2015

 

3 La ferme Town sert à la structure des ponts en treillis. Brevetée par l’Américain Ithiel Town en 1820, elle a pour particularité d’être construite avec des madriers plutôt que des poutres. Elle a pour avantage d’être réalisable par un charpentier car elle recourt à des pièces de petites dimensions et techniquement simples.

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