Zo­ne fran­che, que­stion ur­bai­ne con­tem­po­rai­ne

D’enclaves d’entrepôts dans les années 1960 à métropoles contemporaines, les zones franches se sont répandues comme un phénomène urbain croissant en marge des lois des états-nation. Entretien avec Keller Easterling, professeure à l’école d’architecture de Yale, sur les conséquences de cette nouvelle forme d’urbanisation globale.

Data di pubblicazione
08-02-2019
Revision
12-02-2019

Historiquement, les états ont soutenu la formation dans leurs territoires d’espaces régis par un droit et une fiscalité alternatifs. Qu’ils soient liés à la production, à la finance ou au transport, ils constituent un élément important du capitalisme afin de maintenir des flux de capitaux, de biens et de personnes en dehors des lois des états-nations. Les enclaves financières offshore, les zones franches, le système des pavillons de complaisance ou les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États [en anglais Investor-State Dispute Settlement (ISDS)]1 définissent un système parallèle qui renforce le pouvoir des sociétés privées au-delà de celui des états-nations. Ces espaces d’exception soulèvent des questions importantes en termes de gouvernance, de droits de l’homme, d’environnement et de développement urbain.

Isabel Concheiro: Vous avez mené une recherche très intéressante sur la zone franche comme forme spatiale de ce que vous appelez «Extrastatecraft»2, l’infrastructure qui définit les formes contem­poraines de mondialisation en dehors des états-nations. Comment est né votre intérêt pour ce phénomène?
Keller Easterling: J’ai été fascinée par les formules spatiales reproductibles. Dans un premier temps, j’ai commencé par regarder dans les périphéries des villes américaines3, puis je me suis mise à étudier toutes sortes de formules spatiales qui évoluaient à travers le monde. J’ai alors peu à peu réalisé qu’elles étaient en train de conquérir de plus en plus de territoire, même si elles devenaient de plus en plus stupides : plus elles grandissaient en taille, plus elles étaient pauvres en termes d’information. Il existe de nombreux types d’organisations qui sont ainsi parvenues à créer des choses qui ressemblent à des villes, mais qui ne sont pas contraintes par des obstacles politiques. Et les zones franches n’étaient pas seulement une nouvelle formule de vente, mais bien une formule pour une ville entière qui devenait contagieuse de par le monde. Bien qu’elles soient très difficiles d’accès, il est intéressant de voir à quel point elles doivent aussi se vanter de leur état. J’exploite donc parfois leur propre promotion pour dresser un portrait plus détaillé de ce phénomène.

Pensez-vous que ce sujet est suffisamment abordé dans le débat politique contemporain?
Je ne crois pas. Les zones franches existent en dehors des lois nationales de leurs pays d’accueil. Les arguments politiques nationalistes ne prennent pas du tout en compte cette gigantesque infrastructure extra-étatique. Vous entendez des arguments populistes en faveur d’un retour des emplois aux États-Unis, par exemple. Mais en même temps, cela ne se produira pas, en raison de l’infrastructure massive des zones franches construites dans le monde entier au cours des dernières décennies4. De plus, les espaces d’exception que sont les zones industrielles ne sont pas tout à fait comme les espaces d’exception que nous avons appris à identifier à partir de la lecture du philosophe italian Giorgio Agamben5. Elles sont beaucoup plus compliquées. Elles ne touchent pas seulement un État ou un ensemble de lois. Les lois et les pays concernés sont multiples, ce qui rend ces exemptions de plus en plus difficiles à retracer. La zone est en quelque sorte beaucoup plus vaste et beaucoup plus insidieuse que les autres formes d’exception.

Comment ce type d’entité d’exception est-il créé et géré?
Le pays hôte doit créer une entité distincte. L’administration est souvent guidée par des consultants internationaux comme McKinsey ou Deloitte. Dans les années 1980, le Consensus de Washington6 a encouragé les pays en voie de développement à suivre ce modèle. Or, nous pourrions avancer que ce sont les banques d’investissement chinoises ou du Moyen-Orient qui offrent les prêts pour faire ces zones. La façon dont la zone est gérée diffère d’un pays à l’autre parce qu’il existe différentes formes d’autorité – de nos soi-disant démocraties aux royaumes et aux gouvernements contrôlés de façon plus centralisée. Nous pourrions peut-être dire que la seule chose qu’ils partagent, c’est cette entité distincte qu’est l’autorité de la zone (FZA, free zone authority). Ce sont des agences établies par les gouvernements pour l’implémentation, le développement et la gestion des zones franches.7 

Combien de temps pensez-vous que ce système basé sur une répartition inégale des richesses et des droits peut fonctionner? 
Nous pourrions soutenir qu’il devrait mourir de son propre déni ou à cause de ses propres injustices. Mais les organisations impliquées dans ce système travaillent très dur pour se protéger des conséquences légales. Elles sont très solides et on ne voit pas comment ces habitudes pourraient venir à changer. Il faut se demander quelles sortes de mécanismes politiques et de formes d’activisme peuvent réellement rompre ce qui ressemble à une boucle fermée. J’utilise principalement l’écrit, mais j’essaie aussi de travailler davantage en tant que designer, en concevant différents protocoles visant à se donner les moyens de manipuler les modes de fonctionnement de ces organisations. 

Je pense que les travaux de recherche comme le vôtre contribuent à rendre visible ce phénomène caché mais croissant. Ils sont très importants pour commencer à l’aborder également d’un point de vue urbain. Les trente dernières années ont vu, d’une part, une augmentation considérable du nombre de zones franches, qui représenteraient «plus d’un quart de l’industrie manufacturière mondiale»8 et, d’autre part, un déplacement de sa forme urbaine «des villes portuaires de la Ligue hanséatique en Europe du Nord du 13e au 17e siècle, aux enclaves d’entrepôts clôturés dans les années 1960 puis à la métropole mondiale des années 2000.»9 Quelle importance accordez-vous à la zone libre en tant que question urbaine contemporaine?
Je pense que la profession d’architecte est encore assez inconsciente des fondements juridiques de ces formes. Quand une agence d’architecture comme KPF reçoit une commande pour faire un projet comme New Songdo City en Corée10, elle la décrit comme une ville nouvelle planifiée. Les architectes sont en fait très fiers de ce type d’urbanisme, des formes et des relations qu’ils y établissent. Mais je pense qu’ils sont sous-informés sur la politique de la zone franche. Ils ne font que fournir des bâtiments, des formes et des objets, mais ils ne travaillent pas sur d’autres formes politiques. 

Certains voient la zone comme une forme urbaine en évolution, ils la considèrent même comme quelque chose de génératif, d’inventif et d’expérimental, mais je n’y crois pas du tout. Elle continue de croître au sein d’un système qui va favoriser un développement inégal et une concentration du pouvoir. Il peut bien y avoir quelques expériences en termes de projet urbain ou architectural, mais elles n’altèrent pas la structure juridique fondamentale de la zone.

Pensez-vous qu’il soit possible de définir certaines caractéristiques communes qui distinguent la zone des formes traditionnelles d’urbanisme?
Parmi les différents types d’enclaves, je pense que la zone franche est un type qui se distingue des autres en raison du caractère extrême de son statut juridique. C’est la principale distinction. Et c’est bien différent des petits états et territoires. Je crois qu’elle peut être distinguée par quelques-uns de ses attributs contagieux, qui ont proliféré au cours des dernières années. Je dirais que la principale caractéristique que partagent aujourd’hui de nombreuses zones est cette tendance à engloutir toutes sortes de programmes, qu’il s’agisse de centres de villégiature, de services bancaires, de logements, etc. Alors qu’auparavant il s’agissait juste d’un entrepôt, la tendance est d’absorber la ville et de devenir une sorte de mégalopole. Et lorsqu’il ne s’agit pas d’une mégalopole, la zone essaie de se faire passer pour telle avec une image urbaine définie par un skyline scintillant, souvent consideré comme un mot de passe pour l’entrée d’un pays sur le marché économique global.

La zone franche est une forme spatiale définie par la dualité entre «l’espace ultra-marchandisé et spectaculaire»11 et les espaces cachés invisibles qui la font fonctionner (dortoirs ouvriers...). Existe-t-il des études sur les conditions de vie dans les espaces cachés de la zone?
Oui, il y a beaucoup de gens qui étudient les conditions de travail dans ces zones. Ce n’est pas facile à étudier, étant donné que les zones, dans différents pays, peuvent également maintenir un certain secret. Même dans les démocraties, la zone peut ne pas avoir d’obligation d’autoriser des rapports d’enquête ou un travail de terrain de sociologues ou d’anthropologues. Parfois, il y a des formes d’exception impossibles à tracer qui se chevauchent et il devient très difficile d’assurer un quelconque contrôle des abus dans le travail. Un acteur maltraitant peut simplement fermer, déménager à côté et prendre un nom différent. Il peut purement et simplement faire disparaître la personne ayant dénoncé les abus. 

Quel est l’impact d’une zone sur les territoires où elle est située?
Elle draine souvent les ressources des villes existantes et réoriente les infrastructures les plus récentes vers ces enclaves. Pour un pays qui a un taux de chômage d’environ 40%, on ne peut pas nier que la zone franche crée des emplois. C’est une option que vous ne pouvez pas refuser si vous êtes le leader d’un pays avec un taux de chômage élevé. Ce que je soutiens, c’est que les pays devraient faire une meilleure affaire, un meilleur marché avec leurs actifs et ne pas accepter ce genre d’investissements étrangers sous la forme d’une zone franche. Ils devraient encourager l’investissement de manière à développer les villes et les réseaux d’infrastructures existants. Dans la zone franche, le pouvoir des entreprises globalisées est toujours gagnant, le travailleur toujours perdant. En attendant, le pays d’accueil ne profite pas comme il le devrait de cette forme d’investissement étranger.

Pensez-vous que les organisations inter­nationales ont encouragé d’autres modèles de croissance comme stratégie de développement?
Dans les années 1980, la Banque mondiale et d’autres organisations ont soulevé des questions au sujet de la forme de la zone franche. Lorsque la Chine a commencé à l’adopter au début des années 1980, c’était devenu une sorte de prophétie autoréalisatrice. Il est parfois délicat de parler aux dirigeants de différents pays qui ont créé une zone franche et sont extrêmement fiers de ce qu’elle a apporté à leur pays. Parfois, ils ne veulent pas condamner cette forme. Et s’il se peut que la zone crée de l’emploi, je pense toujours qu’un pays peut faire mieux et lutter pour des formes de développement et d’urbanisation qui n’abusent pas des travailleurs et de l’environnement, et qui apportent des avantages plus durables au pays hôte.

Selon vous, quel est ou quel pourrait être le rôle de l’architecte dans la définition de ce nouveau type de développement urbain?
L’architecte est engagé plus en aval dans ce processus. Il n’y a pas grand-chose qu’un architecte puisse faire à part accepter ou refuser une commande. Les architectes pourraient intervenir plus en amont, en concevant des méthodes d’investissement qui ne suivent pas le modèle actuel. Par exemple, essayer de trouver comment les investissements étrangers pourraient agir dans les villes existantes. Un projet qui crée des synergies entre les villes existantes et les investisseurs étrangers pourrait l’emporter sur les stupidités de la zone franche. On ne peut qu’espérer que les architectes qui travaillent plus en amont pourront acquérir un ou deux projets dans lesquels le modèle fonctionne, se montre prometteur et obtient de meilleurs résultats. Je garde espoir qu’un tel modèle se développe, de la même manière que tant de formes absurdes sont devenues contagieuses au cours des 30 dernières années. 

Keller Easterling est architecte et chercheuse, professeure à l’école d’architecture de Yale (YSOA). Elle est l’auteure de Extrastatecraft: The Power of Infrastructure Space (Verso, 2014).

 

 

Notes

1. Investor-State Dispute Settlement est un mécanisme prévu dans les accords de commerce qui permet à un investisseur de déposer une plainte contre un État si celui-ci a prétendument enfreint une norme de l’accord. Source : business-humanrights.org. Les montants réclamés vont de 10 millions à 16,5 milliards de dollars (Cosigo Resources and others v. Colombia). Source : « Investor-State Dispute Settlement : Review of Developments in 2016 », IIA Issues Note, UNCTAD 1/ 2017. Voir également : « Quand les multinationales attaquent les États », documentaire de Laure Delesalle (Yami 2 & Arte France, 2016).

2. Easterling, Keller, Extrastatecraft: The Power of Infrastructure Space, Verso, 2014.

3. Easterling, Keller, Call it Home: the House that Private Enterprise built, DVD, Createspace 2013/Voyager 1999 – 2013.

4. En 1975, il y avait 79 zones franches dans 25 pays avec 800 000 travailleurs. En 2006, il y en avait 3500 dans 130 pays avec 66 millions de travailleurs, dont 40 millions en Chine. Source : Easterling, Keller, Extrastatecraft: The Power of Infrastructure Space, Verso, 2014.

5. Sur la théorie de l’état d’exception dans un contexte historique et philosophique voir: Agamben, Giorgio, State of Exception, The University of Chicago Press, 2005.

6. Le Consensus de Washington est un ensemble de 10 prescriptions de politique économique considérées comme le train de réformes « standard » promu par des institutions basées à Washington, telles que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et le Département du Trésor des États-Unis pour les pays en développement en crise. Le terme a été utilisé pour la première fois en 1989 par l’économiste anglais John Williamson. Source : en.wikipedia.org/wiki/Washington_Consensus.

7. L’autorité de la zone a souvent le pouvoir, dans le cadre d’acords individuels, d’accorder des exceptions à la loi. Source : ibid. 1, p. 34. Exemples de free zone authority : Uganda Free Zones Authority: freezones.go.ug, Ghana Free Zones Authority: gfzb.gov.gh, Qatar Free Zones Authority : fza.gov.qa.

8. ILO, 2009. Source : Jonathan Bach, « Modernity and the Urban Imagination in Economic Zones » in Theory, Culture and Society, Volume : 28 issue : 5,
doi.org/10.1177/0263276411411495.

9. Easterling, Keller, Extrastatecraft : The Power of Infrastructure Space, Verso, 2014.

10. New Songdo City, Incheon South Korea, KPF: kpf.com/projects/new-songdo-city.

11. Easterling, Keller, Extrastatecraft : The Power of Infrastructure Space, Verso, 2014.

 

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