Ap­pri­voi­ser le dé­jà-bâ­ti

Comment réinventer, s'adapter, tirer profit des contraintes, faire émerger des nouveaux usages d'un lieu existant? La coopérative genevoise Ressources Urbaines nous livre son expérience dans ce troisième chapitre du «carnet de bord d'une innovation urbaines»

Data di pubblicazione
25-04-2018
Revision
26-04-2018

Nous sommes en avril. Neuf mois se sont maintenant écoulés depuis que notre coopérative Ressources Urbaines et ses membres ont emménagé dans le quartier de la Jonction. Et que de chemin déjà parcouru! Malgré des débuts hésitants, les différentes organisations au 3 Sentier des Saules, proposant des activités ouvertes au public, ont pu tenir leurs échéances, mis à part le café – une pièce centrale - qui fait l’objet d’un recours. L'épicerie participative Le Nid, dont on parle beaucoup dans les médias, en est sans doute le meilleur exemple. Gérée à titre bénévole par ses adhérents, l'échoppe fonctionne avec des horaires d'ouverture journaliers et draine quasiment sans discontinuer des clients ainsi que beaucoup de curieux. Une entrée en fonction aussi rapide n'aurait sans doute pas été possible ailleurs. Le bâtiment du bord du Rhône offre en effet à une jeune entreprise des conditions d'exploitation intéressantes, outre son emplacement prisé. Construit initialement pour répondre aux besoins de la production horlogère, il possède non seulement une qualité constructive évidente avec ses grandes portées structurelles, ses plafonds hauts et ses larges surfaces vitrées mais aussi des infrastructures préexistantes encore en état de fonctionner. Pourtant, un lieu chargé d’histoire ne devient pas aussi facilement un lieu de création pour les artistes, les artisans et les entrepreneurs. L’architecture brute, les sites désertés, sont à apprivoiser, et les usages à réinventer.

Lire également les deux premiers chaptires: 
Carnet de bord d'une innovation urbaine
Défendre une vision engagée de l'art et de l'artisanat

Accueillir des patients dans un lieu où l'on fabriquait des montres? Les praticiens qui gèrent l'Espace Soins et Bien-être des Saules n'a pu eu besoin de justifier longtemps la pertinence de leur projet. Il était déjà entendu que les Saules allaient abriter un centre proposant de la médecine alternative. Elie Gauthey, qui utilise le biomagnétisme par paires d'aimants, se souvient avoir été introduit dans la maison par un ami, membre de Après-GE, la Chambre de l'économie sociale et solidaire, partenaire de Ressources Urbaines dans l'aventure des Saules. Grâce à l'association Koream qu'il a fondé avec d'autres, il organise des échanges entre thérapeutes et passionnés de pratiques holistiques, ainsi que des séances publiques de soins sur donation. La septième édition aura d'ailleurs lieu à la fin du mois dans le commun du premier étage des Saules: «Je suis encore en formation et je cherchais une occasion pour me lancer dans un cabinet en commun. Le cadre ici est magnifique et surtout l'ambiance. Je me sens complètement en synergie avec le concept de Ressources Urbaines, la mise en commun des moyens et des forces en présence. Je ressens vraiment à quel point c'est fort d'être tous ensemble». L'acupunctrice Lapy Long avoue avoir quant à elle mis plus de temps pour se sentir à l'aise: «Quand je suis arrivée à la fin de l'été dernier, notre espace n'était pas totalement aménagé. J'étais un peu inquiète mais ça a changé juste après Noël quand Elie a tout repeint». Elle ajoute s'être aussi sentie en décalage par rapport à ces voisins de pallier, qui ne venaient pas facilement toquer à leur porte. Il faut dire que sitôt le seuil franchi, l'Espace Santé donne l'impression d'un cocon un peu hors du monde tant il paraît neuf et plutôt coquet. Les deux associés sont très conscients de leur chance, Ils n'en restent pas moins confrontés à une certaine réalité de terrain qu'ils abordent avec humour: «Nous avons même l'air conditionné! L'appareil qui était déjà dans la salle, doit avoir 40 ans mais fonctionne toujours. Il fait un bruit terrible, on dirait une tondeuse à gazon. On se demande ce que ça va donner cet été quand nous recevrons des gens!».

La vétusté des équipements des Saules a conduit certaines structures à effectuer des travaux de réaménagement parfois coûteux. C'est le cas de la brasserie Chien bleu installée dans une cave, qui a investi dans l'achat d'un nouveau revêtement pour le sol, comme l'explique Ati Mufwankolo, qui a lancé l'entreprise aux côtés de Nicolas Oggier et Julien Manetti: «La surface de béton parterre était rugueuse et ne permettait pas un bon écoulement de l'eau alors nous avons fait mettre plusieurs couches d'une peinture spéciale. Ca nous a coûté cher mais nous avons utilisé une partie de l'argent réuni par notre campagne de financement participatif. Nous voulions être prêts car nous allons lancer nos premières bières intégralement faites ici pour l'inauguration de la nouvelle saison de la buvette À la Pointe». L'équipe de brasseurs ne semblent guère inquiets à l'idée de savoir que le bâtiment des Saules a connu au cours de son histoire plusieurs effondrements dans ses fondations, en raison la nature friable du sol. «Nous n'avons pas eu trop de problèmes pour l'instant. Nous sommes vraiment contents d'être là et de pouvoir aller à la rencontre des personnes autour de nous pour créer des partenariats. Nous voulons transmettre notre plaisir de la bière, la boisson la plus ancienne du monde. On peut en faire avec tout! Nous espérons d'ailleurs en produire prochainement avec les fruits et légumes invendus de l'épicerie Le Nid».

Quelques occupants du bâtiment n'ont cependant pas pu déployer leurs activités autant qu'ils l'auraient souhaité, comme le raconte Adrian Filip, comédien formé à la Manufacture à Lausanne, qui assure la co-gestion de l'Espace Saules d'out, une salle de 84 mètres carrés destinée à la location pour les troupes de danse et de théâtre cherchant un endroit pour élaborer une chorégraphie ou travailler un texte: «Il y avait du chauffage chez nous cet hiver mais pas suffisamment pour répéter ou danser dans de bonnes conditions. Plusieurs compagnies qui nous avaient sollicités se sont plaintes. Il y en a même qui ont annulé leur réservation à la dernière minute. En plus, personne de notre côté n'a eu le temps de travailler dans la salle parce qu'occupé à l'extérieur. Nous avons presque payé cet espace pour rien pendant 3 mois. C'était très frustrant. Et cela risque d'être la même chose l'hiver prochain. Heureusement, les réservations ont repris avec les beaux jours». Adrian Filip partage l'Espace Saules d'out avec le Groupe de mai, une association proposant un théâtre différent et engagé. Deux de ces représentants, Vincent Bonillo et Laure Hirsig évoquent la dimension un peu plus politique de leur projet: «A Genève, des lieux comme le Théâtre Saint-Gervais, l'ADC (Association pour la danse contemporaine) ou le Théâtre de l'Usine ont le devoir d'après leur cahier des charges, d'héberger les créateurs locaux pour qu'ils puissent répéter. Or, il n'y a que peu d'appelés pour peu de places disponibles et c'est vraiment la galère, même pour les compagnies les plus confirmées. Voilà pourquoi nous mettons un point d'honneur à proposer cette salle à la location. En signant notre contrat de bail ici, nous avons accepté de faire avec les mètres carrés qui nous ont été attribués, bien qu'ils ne soient pas complètement adaptés à nos besoins. Ceci dit, est-il judicieux de revoir nos exigences à la baisse alors que nous nous trouvons déjà dans un contexte de précarité de la culture. Jusqu'où et jusqu'à quand faudra-t-il que les artistes prennent sur eux? Nous aimerions pouvoir en débattre». Il nous semble que ce propos exprime un point essentiel au cœur de nos réflexions. Notre coopérative a en effet pour objectif de rompre avec une spirale de précarité où les activités les moins rentables sont reléguées dans des interstices temporaires et doivent s’accommoder de conditions de travail précaires. Un projet comme celui des Saules est un projet d’étape qui doit non seulement permettre d’explorer l’éventail des rapports entre création est environnement construit mais aussi de consolider notre capacité à produire des conditions de travail les plus dignes et pérennes possibles. Le temporaire devient ainsi un des possibles d’une politique qui in fine doit se donner les moyens d’offrir une vraie place à la culture et aux activités d’économie sociale et solidaire.

Ainsi, malgré les travaux assez conséquents entrepris et financés par notre coopérative Ressources Urbaines pour remettre à neuf l'isolation et le chauffage du commun du premier étage, les basses températures de ces derniers mois auront été l'une des principales source de désagrément au 3 Sentier des Saules. Le froid s'est même parfois immiscé là où on ne l'attendait pas, comme peut en témoigner l'artiste et illustrateur Steve Dunand, mandaté pour réaliser une fresque murale dans le tunnel à l'entrée principale du bâtiment: «Il faut y avoir passé plusieurs heures pour le croire, mais il existe bien un microclimat dans ce petit couloir d'à peine 10 mètres de long. Certains jours, on pouvait sentir une espèce de bise glaciale alors qu'il faisait plus chaud et qu'il n'y avait aucun vent à l'extérieur». «Nous avons profité de nos vacances pour peindre. Le Lundi de Pâques a été le plus difficile», dit Wendy Gaze qui s'est associée à Steve pour travailler en duo. «Nous avons dû nous barricader derrière une bâche de fortune, sans quoi nous n'aurions pas pu terminer à temps. C'était épique ! Mis à part cela, nous sommes plutôt fiers d'avoir participé ensemble à ce projet». Le résultat de leur collaboration visible depuis le 6 avril, combine les couleurs vives de l'un au noir et blanc de l'autre, à travers un paysage poétique, onirique et déraisonné, renvoyant à d'abord à l'environnement naturel des alentours (les bords du fleuve Rhône, et son monde animal et végétal) puis au bâtiment des Saules ainsi qu'à ses habitants actuels (l'association Le Silure et la salle de projection Cinéma CDD, en autre).

Il n'est pas simple toujours de vivre dans l'établissement au quotidien. Toutefois, la relation de proximité quasi organique établie avec le lieu, fait parfois vivre des expériences sensorielles inédites et inspirantes. Géologue de formation, Rédha Farah, qui occupe également l'Espace Soins Bien-être des Saules où il donne des massages, aime à observer les mouvements du soleil: «Avec le retour du printemps, j'ai pu remarquer le niveau de raffinement de la lumière naturelle qui rentre dans la pièce. Notre baie vitrée se trouve orientée au nord où le rayonnement solaire est le plus faible mais permet un éclairage harmonieux et constant tout au long de la journée. On dirait que ça a été savamment étudié. Ce devait être juste parfait pour faire de la mécanique de précision à l'époque. Beaucoup d'anciennes usines du quartier ont été construites sur ce modèle. Et nous profitons aujourd'hui de ses incroyables volumes.»

Pousser la réflexion sur l'expérience physique du bâti jusqu'au bout, le trio d'architectes installés au 3ème étage l'ont fait. Et s'ils souhaitent rester anonymes, ce n'est pas par peur d'être reconnus mais plutôt pour rester en adéquation avec leur concept. Dataroom (littéralement «chambre de données») est à la fois le nom de leur projet et de leur espace, un ancien bureau administratif intégralement repeint en couleur doré et transformé en salle de conférence et d'exposition. A un rythme bimestriel, le groupe y propose des animations publiques sur le thème de l'architecture. Chaque événement peut être également suivi en direct sur Youtube, grâce à des caméras de surveillance pilotés par ordinateur ou téléphone portable. Le système de captation vidéo continue de fonctionner, montrant de jour comme de nuit la salle sous différents angles, ainsi que la rue avec le Pont de la Coulouvrenière et son incessante circulation routière. «La vérité est que nous ne sommes que rarement dans le bâtiment en dehors de nos animations, sauf pour faire la maintenance de notre dispositif en temps réel qui est assez complexe. Je suis tout ce qui passe à distance mais je ne saurais pas dire ce qu'il en est réellement à l'intérieur de cette pièce. Tel est justement le parti pris», explique Y, à l’initiative de la Dataroom. «La majeure partie des gens passent actuellement plus de temps dans le monde virtuel que dans le monde tridimensionnel. L'un ne rencontre plus l'autre. Notre idée est aussi de questionner l'importance réelle et vécue du bâti dans un quartier en voie de densification comme la Jonction».

En rendant possible ce lieu «vide» qui vient nourrir un regard réflexif sur l’espace, la coopérative veut réaffirmer aussi les besoins renouvelés d’un droit à la ville comme capacité collective de faire vivre de véritables espaces de d’expérimentation et de contemplation, ces «hétérotopies» du jardin au monastère – qui sont la condition même d’une humanité capable de se définir en dehors de sa seule productivité.

Delphine Luchetta, vidéaste et animatrice de communauté de la coopérative Ressources Urbaines
Luca Pattaroni, sociologue, enseignent à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) et président de la coopérative Ressources Urbaines