Pa­scal Häu­ser­mann, une ar­chi­tec­tu­re li­ber­tai­re pour dé­li­vrer le mon­de

Retour sur le parcours de l’architecte genevois et les résonances de son œuvre avec les enjeux actuels

Data di pubblicazione
15-02-2017
Revision
16-02-2017

Inventivité, puissance créatrice, anticonformisme et résilience caractérisent la vie et les réalisations de Pascal Häusermann (1936-2011). Sa manière d’empoigner la question architecturale à l’aune des découvertes technologiques et dans une perspective de bricolage le rattache tout à la fois à l’espèce des inventeurs et à celle des architectes du dimanche. L’étendue du spectre de ses projets, des maisons-bulles aux « domobiles », de la réhabilitation de l’immeuble Clarté à la promotion immobilière du quartier de Villereuse à Genève disent sa capacité à s’adapter aux circonstances et son sens du grand écart. L’intégralité de son œuvre n’a pas encore fait l’objet d’études de synthèse. Qu’en est-il aujourd’hui de l’actualité de certaines de ses intuitions ?

L’économie à l’œuvre : la bulle de Grilly, pavillon de week-end expérimental


Formé à l’Ecole d’architecture de Genève, alors dirigée par Eugène Beaudoin, puis imprégné d’une English touch lors de ses stages à Londres et de l’enseignement du Little Tichefield Street Polytechnic1, Pascal Häusermann est exposé aux premières éclaboussures des protagonistes qui formeront bientôt Archigram. Le manuel de John Maclane Johansen, Sprayed Concrete Construction (1955), passe de mains en mains. Réceptif, le jeune Häusermann, qui déteste les grands ensembles et l’architecture collectiviste de la Reconstruction, est contaminé. Il en résulte un ovni qui passe pour la première maison-bulle de France2.

En 1959, le jeune étudiant reçoit commande de son père pour construire une maison de week-end. Le terrain rocailleux acquis pour trois sous à Grilly (Ain) aux portes de Genève, circonscrit par la courbe de la route de Mourex, est en légère pente et offre une vue panoramique sur le lac Léman et les Alpes. Häusermann raconte comment il en est réduit, faute d’argent, à renoncer à la pierre de taille, aux poutres et aux cheminées, et même aux plots de ciment et aux dalles de béton3. Il imagine finalement une bulle de 5 cm d’épaisseur de béton projeté sur une carcasse métallique d’une dizaine de mètres de portée et d’environ 70 m2 qui va venir se poser là, quasiment sans fondations. Dans cette première œuvre, le calcul structurel produit la forme. 

Avec quelques amis, le jeune homme met la main à la pâte, façonne l’armature, résout la question des fenêtres et des services. Les photographies anciennes montrent une sorte de soucoupe, ou d’œuf, posé sur des pattes et ouvrant sa large gueule, qui illumine le séjour, au sud-est, et cadre les Alpes. L’espace est compartimenté de manière rayonnante à partir du centre, comme un camembert. Le séjour occupe une moitié, tandis que la partie restante est divisée en tranches comportant chambres, bains et cuisine.

Cette première bulle est un objet de curiosité dans la région et confère à son auteur une notoriété locale. On s’enthousiasme pour cette maison minimale dont le coût s’élève à quelque 5000 francs à l’époque. Chacun en aimerait une. Mais dans la pratique, les choses ne sont pas si simples. Les fonctionnaires tardent à délivrer les autorisations de construire. Du prototype de Grilly naîtront pourtant les maisons jumelles de Pougny (Ain), dont la publication dans le journal féminin Elle au printemps 1966, fera la célébrité d’Häusermann4 et lui vaudra la moitié des commandes à venir, jusqu’au Balcon de Belledonne qui vient d’être réhabilité par son nouvel acquéreur5.

Suite au premier essai concluant de Grilly, Häusermann, accompagné de son associée et première épouse, Claude Costy, continue sur une lancée qui ouvre des perspectives de logements à bon marché, d’autoconstruction, et d’un espéré empowerment de l’architecture et de l’urbanisme par les usagers. Le Champignon de Bosset, comme on le surnomme aujourd’hui, figure sur la liste des objets patrimoniaux du Plan local d’­urbanisme de la commune de Grilly.

L’urbanisme de bulles explose en vol: le cas de Douvaine


L’architecture sprayée, ou gunitage, ouvre une nouvelle porte à l’autoconstruction. Häusermann, tout comme l’« habitologue » Antti Lovag, Jean-Louis Chanéac puis Daniel Grataloup, se soucie alors d’une révolution de l’habiter grâce à cette nouvelle technique. Son obsession est de mettre à disposition des moyens qui permettent aux usagers d’architecturer eux-mêmes. L’idée que chacun puisse construire sa propre maison à bon marché et selon ses besoins fait son chemin. Avec quelques comparses, il imagine même des « maisons tout en plastique », qui seront présentées au Salon des arts ménagers, et dont les cellules moulées, une fois commercialisées, pourraient s’assembler au gré du preneur. L’idée de concevoir des cellules habitables préfabriquées (comme celles que Kisho Kurokawa concevra pour la Nakagin Tower de Tokyo dans les années 1970-1972) change le statut de l’architecture : la maison devient un objet utilitaire et l’architecte un designer. Mobile et extensible à souhait, la maison, dans l’esprit de Häusermann, obéit à L’architecture mobile théorisée par Yona Friedmann, en 1958, une idée que l’on pressent déjà dans la quasi-absence d’ancrage du pavillon expérimental de Grilly. Cette bulle originelle donne l’impression de s’être tout juste posée et d’être prête à s’envoler pour d’autres horizons. 

Les capsules et leur combinatoire horizontale, verticale, ou même oblique, ouvrent la voie à un urbanisme de bulles, dont le projet de Douvaine (1972-1977), lancé par le maire Jacques Miguet en Haute-Savoie, laisse entrevoir une concrétisation. Documenté par un important dossier de plans6, ce projet controversé du collectif Habitat évolutif (le couple Häusermann-Costy, Chanéac, Antty Lovag, l’architecte d’intérieur Patrick Le Merdy) sera interrompu après l’élection du nouveau maire, ne laissant in situ qu’une énorme salle des fêtes circulaire, une école maternelle ainsi qu’un début d’arcades commerciales. Le mandat pour 250 logements « individualistes », sous forme de cellules industrialisées assemblées par les usagers, ne voit jamais le jour, l’administration souhaitant des logements « collectivistes »7. Selon Häusermann, les gestionnaires du territoire n’ont qu’une crainte, celle de perdre la maîtrise du terrain et de voir proliférer un agglomérat de capsules reliées de façon aléatoire au gré des preneurs. A l’horizon de leur hantise : l’anarchie d’un urbanisme de bidonville ! 

L’insurrection à l’œuvre : la bulle du Grand-Saconnex pour une chambre d’enfant


En 1971, Pascal Häusermann réalise la Permanence médicale de la rue du Jura à Genève8. Sa coque de polyester teinté s’insère entre deux immeubles du 19e siècle. Véritable gageure urbanistique dans un quartier alors en mutation, elle tient toujours la route quarante-cinq ans plus tard. Surélevée sur ses jambes d’acier et de béton, la soucoupe d’un niveau abrite plusieurs alvéoles de soins disposées de façon concentrique.

Mais l’acte insurrectionnel le plus significatif des comparses Häusermann, Chanéac et Marcel Lachat réside dans l’agrandissement illicite et vertigineux d’un studio au Grand-Saconnex. Devant la pénurie de logement, Lachat retient d’un stage chez Häusermann et de sa rencontre avec Chanéac l’idée d’installer une bulle pirate en annexe de son studio, accrochée à la façade lisse et répétitive des années 1960, au-dessus du vide. Le concept de bulle parasite émane de Chanéac qui y travaille depuis 1963. Comme son nom l’indique, cette cellule, tout en créant un volume habitable complémentaire en se fixant clandestinement sur les façades modulaires, permet aux habitants de se réapproprier leur logement en lui redonnant un peu de poésie. Dans son manifeste L’architecture insurrectionnelle (1968), Chanéac qualifie la cellule-pirate, alias cellule-parasite ou cellule-ventouse, d’« acte d’anarcho-architecturalisme ». 

La structure de la bulle pirate est réalisée sur les conseils d’Häusermann en polyester à partir d’un ballon-sonde. Cette chambre d’enfant suspendue en porte-à-faux défie les lois de la gravité. Une architecture de l’extrême. Lachat profite d’un soir de célébration de la fête de l’Escalade pour finaliser la chose9. D’une surface d’environ 10 m2, pourvue d’une fenêtre, supportée par des étais métalliques appuyés contre la façade de l’immeuble, elle est garnie d’un berceau en osier et d’une petite penderie intégrée. 

Nous sommes peu après 1968. La bulle insurrectionnelle rencontre un formidable écho auprès du public genevois, qui partage les mêmes problèmes de logement. Pour autant, la diffusion de ce genre de solution alternative a été réprimée. On peut tout de même se demander qui, aujourd’hui, dans notre monde formaté et normé, aurait l’audace provocatrice d’un tel canular. 

Häusermann, précurseur du temps présent ?


Tous les protagonistes de l’architecture bulle ont enduré la réticence, voire même le veto des préposés de l’administration en charge de l’application des règlements d’urbanisme et d’architecture. Leurs démêlés ont été parfois kafkaïens. Mais il faut reconnaître qu’­Habitat évolutif visait à court-circuiter le processus routinier de l’autorisation de construire en proposant aux usagers de s’organiser eux-mêmes à partir de cellules industrialisées. Cela revenait à ouvrir la porte au diable de l’expression individuelle et à faire perdre à l’Etat la maîtrise du processus ! Mais n’était-ce pas justement responsabiliser et valoriser l’usager comme le prônent aujourd’hui certaines pratiques alternatives en pointe ? Lorsqu’Alejandro Aravena, curateur de la Biennale de Venise 2016, propose de livrer des demi-maisons aux ouvriers chiliens, la moitié de la responsabilité résulte des cogitations de l’architecte et de l’administration, l’autre est le fruit de la créativité de l’usager avec tout ce qu’elle comporte d’aléatoire. Les discussions menées avec l’un des derniers survivants de cette génération d’artistes-inventeurs, Daniel Grataloup, au Salon suisse de la Biennale de Venise 201610, autour de l’autoconstruction ont montré qu’à l’évidence le béton projeté pouvait devenir l’affaire de tout un chacun, une technique simple pour bricoleur « un peu habile ».

Bien sûr, Häusermann, comme ses contemporains, fut un apôtre de l’architecture prospective, ardent défenseur des technologies de son temps et convaincu qu’outre le gunitage, le plastique, le polyuréthane et le polyester étaient des matériaux d’avenir pour l’architecture. L’urgence environnementale a déplacé le débat vers les enseignements des technologies traditionnelles possiblement moins énergivores. Serait-il par exemple envisageable de réinterpréter l’architecture sprayée en béton de terre sur armature de fibres végétales ?

Très actuelle aussi est l’aspiration d’Häusermann à inféoder l’architecture à son utilité sociale, en estompant la figure de l’architecte. L’objet architectural aurait pu devenir un objet de consommation comme un autre, un objet de, et pour la vie quotidienne, de surcroît mobile, et indépendant du territoire. Son projet de théâtre mobile ne fut ni spectaculaire, ni somptuaire, mais utilitaire : un réceptacle itinérant pour une activité artistique. La pensée d’Häusermann a trouvé lors de la Biennale de Venise 2016 un écho tout à fait contemporain. Lors de cet événement, qui a fait de la précarité et l’impermanence ses thèmes de prédilection, un exemple particulièrement percutant, la cité éphémère du Festival de Kumbh Mela par Rahul Mehrotra & Felipe Vera, a démontré que l’architecture pouvait ne plus porter irréversiblement atteinte à l’environnement. Décidemment, les mânes d’Häusermann ont dû planer sur cette biennale.

 

Notes

1    Julien Donada, Bulles, Conversation avec Pascal Häusermann, Bruxelles, Facteur humain, 2010, p. 13

2    Raphaëlle Saint-Pierre, La parenthèse enchantée des maisons-bulles, Paris, Editions du Patrimoine, 2015

3    Julien Donada, 2010, p. 14

4    Julien Donada, 2010, p. 21

5    Habitat-bulles, consulté le 17 janvier 2017

6    FRAC, consulté le 17 janvier 2017. Les archives de Pascal Häusermann ont été déposées au FRAC. 

7    Julien Donada, 2010, p. 50    

8    Christian Dupraz, « ArchiOvni, la Permanence de Cornavin à Genève », DADI, 2013, pp. 122-124, consulté le 12 janvier 2017

9    Vidéo « La Bulle-Pirate » par Julien Donada, consulté le 17 janvier 2017

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