Zones villas périurbaines: transition ou stagnation?
Des chercheurs du laboratoire LAST de l’EPFL se sont penchés sur l’avenir des quartiers résidentiels des périphéries urbaines de Suisse romande. En comparant différents scénarios de transformations, ils constatent que, sans stimulation spécifique, leur évolution est très lente et qu’elle devrait reposer sur une coordination à l’échelle du quartier entier pour tendre vers une meilleure qualité globale.
L'urbanisation de la société à l’œuvre depuis la révolution industrielle et, exponentiellement, depuis le milieu du 20 siècle a provoqué un important étalement urbain. Ses effets ne sont pas négligeables: artificialisation des surfaces d’assolement, déséquilibre des coûts d’infrastructure entre les centres et les périphéries, ou encore impacts environnementaux liés à la mobilité, engendrés par la dépendance à la voiture individuelle des habitants des secteurs périphériques. Afin de contenir l’étalement urbain et ses effets, le modèle de la ville compacte polycentrique a acquis une importance croissante comme alternative durable pour les territoires urbanisés du continent européen. Dans ce contexte, d’importants travaux de recherche investissent les questions de renouvellement, de régénération et de densification des espaces urbains déjà bien desservis par les transports publics1. Or, les espaces périurbains, en tant que secteurs périphériques peu connectés aux réseaux de transports publics, se placent pour leur part à la marge des questionnements actuels. Ils constituent cependant une part non négligeable de l’environnement construit, dont l’évolution future est encore très peu explorée. Intitulée Living Peripheries, la recherche développée au sein du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) de l’EPFL interroge précisément cette problématique, par l’étude du potentiel de transition vers la durabilité des quartiers résidentiels périurbains à l’horizon 2050.2
Afin d’aborder cette question, la démarche, inscrite dans le contexte helvétique, développe une approche en quatre phases. L’enjeu est tout d’abord de proposer une délimitation claire des quartiers périurbains de maisons individuelles compte tenu du foisonnement de définitions qualifiant la ville diffuse ou les campagnes urbaines 3 . Résultant de la compilation des savoirs existants, les communes résidentielles périurbaines sont identifiées comme zones d’étude. Leur particularité principale est une croissance démographique très marquée pendant les premières décennies de périurbanisation. Ce phénomène, qui s’étend de 1950 à nos jours, ralentit depuis les années 2000 et les prémices d’un certain retour en ville4. 10% de la population suisse réside actuellement dans une commune résidentielle périurbaine, où plus de 80% des bâtiments résidentiels sont des maisons individuelles. La mobilité moyenne quotidienne y est essentiellement automobile et supérieure à 40 kilomètres par habitant. Les impacts environnementaux induits par ce mode de vie sont près de 6,5 fois supérieurs aux cibles intermédiaires fixées dans le cadre du concept de la «société à 2000 watts» à l’horizon 20505, tant pour la demande en énergie primaire non renouvelable que pour les émissions de gaz à effet de serre.
Cinq scénarios prospectifs
La conception de scénarios prospectifs de transformation de ces quartiers à l’horizon 2050 constitue la deuxième phase de la recherche (fig. 2a). Les scénarios découlent de l’identification de tendances à la stagnation ou à la transition des secteurs périphériques, mises en évidence lors d’entretiens réalisés auprès d’une vingtaine d’experts de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, de l’architecture et de l’économie immobilière, en 2017 et 2018. Les scénarios Caducité et Exclusivité anticipent, selon des hypothèses socioéconomiques différentes, une stagnation du modèle des zones villas tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les scénarios Urbanité et Mutualité proposent des transitions plus franches coordonnées à l’échelle des quartiers en suivant des impulsions top down (par ex. un projet d’initiative municipale) ou bottom up (par ex. un projet initié par les habitants du quartier). Le scénario Opportunité, quant à lui, se place à l’interface entre ces deux postures, à partir des approches de densification douce actuellement en vogue pour renouveler les quartiers de maisons individuelles.6
Les propositions issues de l’élaboration de scénarios prospectifs se limitent en règle générale à la définition de concepts directeurs, alors qu’un enjeu important réside dans la compréhension de leur faisabilité et de leur opérationnalité dans un laps de temps donné. Le caractère innovant de notre démarche réside dans l’application des scénarios à des études de cas réels. Cette troisième phase est fondée sur un approfondissement de l’étude, à l’échelle des quartiers de maisons individuelles situés dans le périmètre de l’agglomération de Lausanne, tel que défini par l’Office fédéral de la statistique (OFS).7 Ce choix de territoire d’étude garantit l’homogénéité du cadre institutionnel et réglementaire sur lequel ancrer les principes d’application des scénarios. En parallèle, le recensement précis et exhaustif des quartiers de maisons individuelles a alimenté la base de connaissance requise pour l’élaboration d’une typologie des quartiers, utilisée comme un outil d’avant-projet.
Application à six quartiers représentatifs
Les scénarios, selon l’ambition défendue, s’inscrivent dans le cadre des dispositions réglementaires des plans généraux d’affectation opposables aux tiers, ou de celles du plan directeur cantonal vaudois (PDCn)8, récemment mis en compatibilité avec la loi d’aménagement du territoire révisée (LAT1), et qui a force obligatoire pour les autorités dans la perspective de futurs projets9. Les cinq scénarios appliqués à six cas d’études ont généré trente projets reposant sur une compréhension fine des spécificités de chaque quartier ainsi que sur une série d’hypothèses encadrant la temporalité des évolutions.
En guise d’exemple, la figure 2b présente les résultats de l’application des scénarios dans le cas d’étude représentatif du cinquième type, caractérisé par l’éloignement des quartiers à une gare, leur surface inférieure à 5 hectares et l’ancienneté des bâtiments (premières constructions avant 1975). Ce type est le plus courant (et défavorable) dans l’agglomération lausannoise avec un tiers des quartiers lui appartenant. Le cas d’étude sélectionné est composé de 34 parcelles et logements, environ 90 habitants, sur une surface de 4,8 hectares. La surface habitable par habitant y est proche de 65 m2, à comparer aux 45 m2 moyens en Suisse.
Marqué par une déprise démographique liée à la détente du marché de la maison individuelle, le scénario Caducité produit une stagnation des surfaces bâties. Dans Exclusivité , où la maison individuelle est réservée aux ménages les plus aisés, la transformation s’initie vers 2030 lors de la construction de nouvelles maisons sur les dernières parcelles non bâties du quartier. Cela induit une légère augmentation de la population. Opportunité est le scénario prévoyant la plus forte augmentation démographique liée aux actions individuelles des propriétaires sur leur parcelle. Les constructions se dispersent dans tout le quartier et se réalisent graduellement de 2020 à 2050. À l’inverse, Urbanité mobilise seulement trois parcelles situées à l’entrée de la zone pour la construction de deux bâtiments mixtes. Cette concentration des constructions conditionne l’évolution démographique qui est marquée entre 2030 et 2040. La faisabilité de ce scénario dépend de la libération des parcelles concernées, par conséquent, sa mise en œuvre peut être retardée. Mutualité a pour ambition d’ancrer les évolutions sur la définition d’une trame verte issue des jardins domestiques existants – ressources de biodiversité et garants d’un cadre de vie qualitatif. Les nouveaux logements se regroupent en habitat individuel dense (habitat groupé ou intermédiaire). La croissance démographique obtenue par la mise en œuvre des scénarios Urbanité et Mutualité correspond à une croissance globale de 26,25% (soit 0,75% par an), telle que définie dans le PDCn pour les secteurs hors centre des communes périphériques.
Des potentialités à stimuler
À l’horizon 2050, la demande en énergie primaire non renouvelable a été réduite au minimum de deux tiers pour tous les scénarios; les émissions de gaz à effet de serre ont diminué de plus des trois quarts. Les objectifs pour 2050 de la société à 2000 watts ne sont néanmoins pas atteints: la demande en énergie reste, dans le meilleur des cas, 1,5 fois supérieure aux cibles. Par ailleurs, tenir compte de la temporalité dans l’évaluation permet de mettre en évidence la lenteur des processus. En effet, les émissions de gaz à effet de serre cumulées entre 2015 et 2050, pour la rénovation/construction des logements, leur exploitation et la mobilité quotidienne induite des habitants, sont comprises entre 157 et 193 tonnes, plus de cinq fois supérieures aux 33 tonnes correspondant théoriquement au respect du cadre de la société à 2000 watts. Rapportées à une valeur moyenne par personne et par an, les émissions excèdent ainsi de l’ordre de 3,5 à 5,5 tonnes les impacts équivalents CO2 d’une personne habitant un quartier durable respectant déjà aujourd’hui les objectifs de la transition énergétique.
Étant donnée leur situation dans le territoire et les ambitions affichées par les conditions-cadres helvétiques en matière de durabilité, la transformation des quartiers résidentiels périurbains ne saurait donc reposer sur la seule densification, qu’elle soit douce ou radicale, car une croissance démographique forte de ces secteurs ne serait pas soutenable. La transformation de ces quartiers est contrainte par les conditions de propriété individuelle et de volonté des ménages de rester dans leur logement le plus longtemps possible. Ces conditions induisent à la fois une sous-occupation des logements et un certain retard des travaux de rénovation énergétique, ce qui péjore le bilan environnemental des quartiers à moyen/long terme. Un potentiel de transformation existe néanmoins, compte tenu de la superficie des parcelles et de leur faible densité bâtie. L’évaluation des scénarios met en évidence qu’une coordination à l’échelle du quartier permet d’améliorer sa qualité globale, en anticipant les effets des transformations, en considérant simultanément plusieurs critères de durabilité et en préservant certaines de leurs spécificités paysagères.
Judith Drouilles est architecte, urbaniste et assistante-doctorante au Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) de l’EPFL.
Sophie Lufkin est architecte, Dr ès sc. et collaboratrice scientifique au Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) de l’EPFL.
Emmanuel Rey est professeur de projet d’architecture à l’EPFL, directeur du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) et partenaire du bureau Bauart.
Notes
1. Citons à ce titre les investigations rassemblées dans les ouvrages Green density (2013), Urban recovery (2015) et Suburban polarity (2017), publiés aux PPUR sous la direction d’Emmanuel Rey.
2. Recherche soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), n°100013_152586/1.
3. Jean-Michel Léger et Béatrice Mariolle, eds., Densifier, dédensifier: penser les campagnes urbaines, Marseille: Parenthèses, 2018.
4. Patrick Rérat, Habiter la ville: Évolution démographique et attractivité résidentielle d’une ville-centre. Neuchâtel: Alphil, 2010.
5. SIA 2040, SIA 2040:2017, La voie SIA vers l’efficacité énergétique, Zurich: SIA, 2017.
6. Mariette Beyeler, MétamorpHouse: transformer sa maison au fil de la vie, Lausanne: PPUR, 2014. Voir l’entretien p. 15.
7. Viktor Goebel, «L’espace à caractère urbain en Suisse. En 2012. Une nouvelle définition des agglomérations et d’autres catégories d’espace urbain», Neuchâtel: Office fédéral de la statistique (OFS), 2014.
8. État de Vaud, Plan directeur cantonal – 4e adaptation (Lausanne: Service du développement territorial, 2016), vd.ch/themes/territoire/amenagement/ lat-revisee/4e-adaptation-du-plan-directeur-cantonal.
9. Loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT), Pub. L. No. RO 1979 1573 (2013).