Ter­rasses et iden­tité

Pour un immeuble locatif de huit appartements à Therwil, Lütjens Padmanabhan se confronte à un type de construction particulièrement développé dans l’après-guerre: le logement en terrasse. Retour historique sur cette typologie.

Date de publication
25-10-2021

La construction en terrasse a dignement représenté l’habitat moderne et a pu, en Suisse, répondre à un idéal, celui d’habiter la pente. En effet, cette forme d’« habitat intermédiaire », devenue une spécialité suisse, a connu ses années de succès. Elle avait, comme le dit Bruno Marchand1, «la capacité à concilier les qualités du logement individuel avec les avantages du collectif, notamment à travers l’application de certains dispositifs architecturaux : accès individualisés aux logements, prolongements extérieurs amples, gradation des espaces du public au privé». Elle était une solution efficace pour répondre autant à la création d’espaces privatifs qu’à la mise en commun d’une infrastructure de cheminements et d’installations.

Ainsi, l’habitat à gradins a pu proliférer sur les surfaces constructibles en pente du territoire suisse. Plusieurs paramètres ont joué un rôle considérable dans ce développement territorial et urbain particulier. Comme le montre Lorenzo Stieger dans sa thèse de doctorat2, le tiers des zones constructibles suisses est en pente, ce qui a une influence décisive sur le caractère des territoires périurbains. Aussi, sur le plan juridique, c’est le début de la copropriété qui, en Suisse dès 1965, a soutenu cet élan. Ces éléments contribuèrent à banaliser les projets immobiliers en terrasse, développés par de nombreuses entreprises de construction et de promoteurs bénéficiant de la sécurité légale et du soutien des municipalités. Même des architectes plus ambitieux promouvant la Neue Stadt ont rêvé que ce système couvre l’ensemble des versants suisses. Une idée qui, d’ailleurs, est presque devenue une réalité sur plusieurs portions de versants constructibles du Mittelland suisse. Le boom des typologies en terrasse a d’ailleurs fait dire au sociologue Lucius Burckhardt que «leur succès auprès des maîtres d’ouvrage provient essentiellement de l’application du régime immobilier de la propriété par étage»3. Mais les raisons d’un tel succès n’étaient pas seulement juridiques et économiques. Paul Artaria y reconnaissait déjà en 1947 la capacité de faire ressortir une idée suisse de la culture du bâti moderne, une manifestation locale rattachée à un paysage en pente, plus valable à ses yeux que la répétition du type chalet, trop souvent mal interprété2. Ainsi, toujours selon Stiegler, l’habitat à gradins et ses toits plats devait devenir tellement populaire en Suisse que certains critiques d’architecture américains pensaient même que cette typologie allait détrôner celle du chalet.

Inspiration d’une modernité précoce

Comme le remarque Stiegler, les architectes modernes de la première heure, les Viennois en particulier tels qu’Adolf Loos, s’étaient essayés aux formes générées par l’habitat en terrasse bien avant que celui-ci ne perde de sa crédibilité, notamment après la crise énergétique de 1973. L’ambition était alors de tisser des liens avec les caractéristiques du village, qu’il soit alpin ou méditerranéen, et de générer une filiation entre l’aspect vernaculaire de ces constructions et une architecture moderne adaptée à la pente.

Comme souvent dans sa pratique, l’architecture de Lütjens Padmanabhan prend sciemment le contre-pied du contexte culturel et bâti le plus évident. Ainsi à Therwil, alors que sur la parcelle voisine, Diener & Diener construisait en 2008 un complexe composé dans un registre évoquant le vernaculaire méditerranéen, Lütjens Padmanabhan se rattache ostensiblement à d’autres formes, plus proches de celles des débuts de la modernité. Son  projet rappelle celui que Loos développait en 19244 pour des appartements en terrasse à Vienne ; de façon similaire, les profondeurs des terrasses sont irrégulières. À Therwil, celles-ci sont courtes à l’avant sur le premier décroché aval et très profondes au niveau intermédiaire, où les surfaces accessibles s’avancent entre des séparations constituées de hauts bacs végétalisés. Au niveau de l’attique, un léger retrait génère des balcons à l’amont et sur les deux côtés adjacents seulement. Aussi, les surfaces de crépis rustiques des faces latérales, renforcées par les figures de pilier d’angle à l’endroit des décrochements, évoquent l’aura monumentale des villas loosiennes. En regardant vers l’Alsace au-dessus des carrés d’acier des balustrades, on se rappellera peut-être la vue lointaine sur le château de Prague depuis la terrasse de la villa Müller de Loos. Le caractère résolument moderne et froid, «anti-­romantique»5 du bâtiment est une intention explicite, qui permet aux architectes de se distancier du pittoresque villageois. Ils s’éloignent aussi de toute tentative d’interpénétration d’une architecture moderne avec le paysage suisse, sa végétation et sa topographie que des architectes comme Eduard Neuenschwander ou Atelier 5 avaient recherchée il y a quelques décennies. On se souvient peut-être aussi du formidable quartier en terrasse réalisé à Umiken (AG) en 1966 par le groupement Team 2000 (Scherer + Strickler + Weber)6.

Forme rationnelle et portego vénitien

Les plans et volumes du projet de Lütjens Padmanabhan à Therwil concilient de façon pragmatique la logique économique de maximisation des surfaces à louer, la simple formalité cadastrale et l’exploitation des règlements de construction, conditions projectuelles que les architectes disent aimer embrasser complètement. Ainsi, au sein des géométries périphériques légèrement divergentes issues des limites de la parcelle, s’inscrit un système de parallèles générant un hall central faisant référence au classique portego vénitien, et des séries de pièces de part et d’autre. La reprise des directions non parallèles s’effectue au cœur du bâtiment et dans les pièces d’angle.

La typologie en terrasses et en pentes a souvent engendré une répétition, éventuellement générique, d’éléments identiques décalés les uns par rapport aux autres au fil de la pente formant les terrasses. La maison de Therwil est-elle une superposition de quatre niveaux aux typologies changeantes? Ou est-elle une hybridation des principes caractéristiques de la Terrassenhaus des versants suisses?

En tout cas, elle se libère de l’échelonnement d’unités identiques, tel que les architectes de Pool Architekten, par exemple, l’avaient pratiqué pour leur projet Auhalde 2 à Untersiggenthal (AG), en 2010. À Therwil, on se rapproche plutôt d’un type de maisons en terrasses sur un terrain plat. Ce type est marqué par un retrait à chaque niveau, alors que la hauteur totale est reprise par une façade verticale commune à l’opposé des terrasses, le plus souvent côté rue. On pensera plus aux typologies urbaines de Loos, ou même à la Terrassenhaus de Brandlhuber+, Emde, Burlon et Muck Petzet, construite en 2018 à Berlin.

Demain, réinterpréter les idéaux d’après-guerre?

Therwil est peut-être de dimension trop réduite pour pouvoir parler réellement de typologie de maisons en terrasses. De la distribution verticale centrale avec son escalier et son ascenseur persiste l’idée d’un immeuble, ou d’une villa locative. Pourtant, questionner la validité de l’habitat en terrasses aujourd’hui est approprié. Examiner les concepts forgés au cours du 20e siècle, depuis la modernité des années 1920 jusqu’au boom de l’après-guerre, pourrait éclaircir aujourd’hui de nombreuses questions telles que celles de la densité, des limites entre public et privé, leurs gradations et leurs dispositifs, et permettre d’investiguer encore sur les rapports au sol, à la topographie, à l’ensoleillement. Osons donc un voyage à travers les idéaux du vernaculaire alpin ou méditerranéen, à travers les réalisations de Halen et Thalmatt d’Atelier 5, et d’Umiken de Team 2000. En y apportant les moyens techniques actuels, les connaissances disponibles en termes d’exploitation des ressources et de création d’énergie, l’habitat intermédiaire en terrasses semble avoir le potentiel d’éclairer nos façons de transformer encore les surfaces constructibles en pente, mais aussi nos façons de cohabiter, de partager des infrastructures d’approvisionnement et d’accès, sur un territoire définitivement limité.

Notes

 

1. Bruno Marchand, «Y aurait-il un ‹modèle helvétique› de l’habitat intermédiaire?», TRACÉS 12/2015.

Voir aussi, Bruno Marchand, «Réinterpréter la densité, innovation et paradoxes», TRACÉS 5/2012.

2. Lorenzo Stieger, Vom Hang zur Schräge, Diss. EPF Zurich, 2018.

3. Lucius Burckhardt, «Les habitations en terrasses», L’Architecture d’Aujourd’hui, 121/1965.

4. Sascha Roesler, «Le défi d’une théorie architecturale contemporaine du climat urbain», TRACÉS 4/2021.

5. luetjens-padmanabhan.ch

6. Team 2000: «Terrassensiedlung Mühlehalde am Bruggerberg: Architekten team2000 », Werk, Bd. 51, H.10, 1964, p. 374, ete-periodica.ch. Voir aussi, Andrea Wiegelmann, «Urbane Ensembles, Terrassen­haus­siedlungen revisited», TEC21 35/2017.

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