Réin­ter­pré­ter la den­sité, in­no­va­tion et pa­ra­doxes

Le tissu médiéval et la villa locative, deux modèles paradigmatiques pour la densité?

En Suisse, pays où le sol est rare, la garantie d’un développement durable du territoire passe par le recours à des opérations de construction à densité élevée, situées en des points stratégiques. Cependant l’actuel regain d’intérêt des urbanistes et des architectes pour cette problématique réside aussi dans le fait qu’ils y voient une opportunité de repenser la ville et l’habitat et d’expérimenter des formes denses, compactes et innovantes.

Date de publication
09-01-2012
Revision
19-08-2015

Mais cette innovation n’est-elle pas à définir, tant il est vrai que dans le domaine de la ville et de l’habitat les changements de mentalité et de pratique sont des processus lents, soumis à une inertie qui se complaît plutôt dans la permanence de schémas spatiaux reconnus et éprouvés ? La question de l’innovation typologique s’est pourtant posée avec une certaine acuité en Suisse à la fin des années 1980 (en parallèle avec l’émergence de la notion de densité morphologique) (Vicari, Quincerot, Moglia, 1986), lorsque plusieurs travaux de nature théorique (Albers, Henz, Jakob, 1989 et Bassand, Henz, 1988) ont mis en évidence une évo-lution inattendue des configurations familiales – famille-type constituée d’un couple avec deux enfants mais aussi personnes seules, personnes âgées, familles monoparentales, cohabitation de plusieurs générations dans le même foyer – avec des exigences spatiales spécifiques pouvant, à leur tour, induire de nouvelles configurations des espaces domestiques.
Suite aux débats générés par la publication de ces travaux (Faces, 1993: 4-9), les architectes ont fortement ressenti le besoin de dépasser la vision fonctionnaliste du logement – qui le voulait comme « une suite logique de fonctions » – et d’établir de nouvelles règles urbaines et architecturales répondant aux aspirations changeantes des habitants et à l’émergence de différents modes de vie et d’habiter. De nouvelles règles ? En réalité, il semble que, dans le contexte helvétique, il se soit plutôt agi de revenir à des modèles historiques reconnus et de les réinterpréter ou, en d’autres termes, de les « revisiter » à l’aune des nouvelles conditions ; cette démarche reste actuelle de nos jours. 
Dans ce court essai, nous concentrerons notre attention sur deux modèles paradigmatiques qui, aujourd’hui et parfois de façon paradoxale, orientent et conditionnent la quête conjointe de densité et d’innovation, deux formes urbaines et architecturales que tout semble opposer : le tissu médiéval qui « tapisse » la plupart des centres historiques des villes suisses, et la villa locative qui ponctue les paysages suburbains du territoire helvétique.

Le retour au tissu médiéval

La quête conjointe de densité et d’innovation n’est pourtant pas une préoccupation récente : elle atteint déjà une intensité particulière dans la période du second après-guerre, au moment où les architectes s’attachent à rechercher des formes urbaines et architecturales autres que les modèles prédominants de barres et de tours. La Siedlung Halen (1955-1961), construite dans la périphérie de Berne par l’Atelier 5, représente certainement l’une des alternatives les plus connues ; elle est souvent considérée comme une forme d’habitat spécifiquement helvétique et a successivement été appelée collectif horizontal et habitat groupé. 
Halen se situe, comme plusieurs critiques l’ont affirmé (Frampton, 1996), dans la lignée du projet « Rob et Roq » (1949-1950) et de l’intérêt « tardif » de Le Corbusier pour les structures vernaculaires méditerranéennes. Pour l’Atelier 5, cette source d’inspiration s’accompagne d’une autre, tout aussi importante : le tissu médiéval de la ville de Berne, soigneusement relevé par les architectes qui s’en sont servi comme tracé régulateur pour le groupement des unités de la future Siedlung (Faces, 1986).
En dépit de cette évocation historique caractérisée par une forte urbanité, Halen, et plus tard Thalmatt I (1967-1972) – où les architectes vont s’attacher à montrer « qu’il est parfaitement possible de satisfaire des besoins individuels très prononcés, concernant des programmes d’habitat très différents » (Faces, 1986) – sont représentatives d’un même mode de vie, essentiellement de nature suburbaine, avec leurs abondants prolongements extérieurs sous forme de jardins, jardinets ou terrasses (Frank, 2009). Typiques d’une époque où le retour à des formes du passé se juxtaposait à une vision progressiste de la société, ces Siedlungen – notamment par leur principe d’agrégation de cellules horizontales générant des tissus denses – demeurent encore de nos jours une référence pour la conception de certaines formes architecturales et urbaines récentes, que nous avons appelées ailleurs les formes compactes (Marchand et Katsakou, 2008: 5-34).
De densité élevée et d’une hauteur moyenne de quatre à cinq étages, les formes compactes apparaissent comme des masses bâties dont la profondeur amène à des découpes « en creux », sous forme de cours ou de redents. Souvent implantées en périphérie, elles affirment pourtant une certaine autonomie par rapport à leur contexte et empruntent parfois même des règles de nature urbaine, comme en témoignent les cinq îlots aux formes unitaires et l’alignement (légèrement infléchi) des façades sur la voirie du projet de Graber & Pulver pour le concours Weissenstein à Berne (2004).
La travée-type est constituée de deux logements superposés, constituant des maisons verticales (selon un dispositif back to back) dont les cours, placées le long d’un mur central, deviennent presque une pièce habitable divisant le séjour et l’espace de la cuisine et les éclairant latéralement. A l’inverse de Halen et de Thalmatt I, le mode de vie suggéré par ce projet est urbain et introverti et, dans ce sens, il est logique que le paradigme évoqué par les architectes soit à nouveau la vieille ville de Berne.
L’introversion et la profondeur sont aussi des paramètres de base pour les formes de logement plus collectives de certaines réalisations actuelles qui cherchent à atteindre à la fois une certaine densité spatiale et une diversification des ambiances domestiques (Bassand, 2008). Zulauf & Schmidlin réalisent, entre 2008 et 2009, un immeuble de logements collectifs sur l’ancien site des usines de la société Merker à Baden. Le caractère industriel du lieu les conduit à accentuer l’aspect massif d’un bâtiment compact qui s’étend sur une profondeur de 27 mètres et se déploie sur une hauteur de cinq étages.
Réinterprétant à nouveau le modèle canonique de la maison à cour médiévale, ils créent une centralité dans le logement sous la forme d’une cour dont la fonction première est d’apporter la lumière. Au sein de chaque appartement, ce dispositif participe, de plus, à la nette séparation des espaces de sociabilité et d’intimité, accentuant la distance physique entre ces deux polarités. La profondeur est ainsi ressentie à la fois comme une qualité spatiale et comme une qualité d’usage, la distance presque extrême entre les chambres, d’un côté, et les pièces communes, de l’autre, générant deux modes de vie clairement distincts, sans interférences ; cette séparation est juste contrariée par les surfaces complètement vitrées de deux pans de la façade sur cour, qui certes amplifient les transparences spatiales mais qui intensifient aussi les vues croisées entre appartements – mais ne sommes-nous pas ici confrontés, à nouveau, à des modes de vie essentiellement urbains et « denses »… ?

Les qualités intrinsèques des villas urbaines 

Abordons maintenant le deuxième paradigme évoqué au début de cet essai : les villas urbaines (Challand, 2009), une forme spécifique d’habitat caractérisée essentiellement par des formes ponctuelles et des plans rayonnant souvent à partir de distributions verticales centrales et bénéficiant de plusieurs orientations. Les villas urbaines ont une longue histoire en Suisse : implantées dès le milieu du 17e siècle en limite des centres des villes, ces groupements de bâtiments de faible gabarit dénotent une autre forme de vie domestique, suburbaine et entourée de végétation. 
Leur configuration urbaine est néanmoins variable : parfois, elles génèrent des figures linéaires suivant les grands axes de communication, introduisant ainsi un ordre fragile dans le paysage ; parfois, soumises à la spéculation, elles s’adaptent au contraire à la forme d’un parcellaire préexistant, générant des quartiers aux formes aléatoires, à propos desquels Hans Bernoulli a proféré des critiques acerbes dans son fameux ouvrage Die Stadt und ihr Boden (Faces, 1986: 13), paru en 1945. 
L’attention portée actuellement aux villas urbaines n’est plus empreinte de la nostalgie historique qu’elle contenait dès le milieu des années 1970 ; elle émane essentiellement de la reconnaissance des qualités spécifiques de cette forme d’habitat, à mi-chemin entre le bloc locatif et la maison individuelle. En effet, par leur échelle intermédiaire, les villas urbaines s’intègrent particulièrement bien dans des contextes suburbains fragmentés (même s’il y est souvent fait recours dans des contextes urbanisés, plus denses). 
La Siedlung Hegianwandweg, réalisée en 2003 par le bureau d’architectes EM2N dans la périphérie zurichoise, exploite de façon inédite ces qualités : cinq villas urbaines sont ainsi implantées le long d’une bande centrale minérale dont le tracé géométrique correspond à l’emprise des parkings en sous-sol. Cette bande sert d’assise aux entrées des immeubles, aux parcours piétons et à certaines activités collectives de nature sportive ; elle constitue en même temps un axe ordonnateur qui règle la position des bâtiments disposés alternativement de façon longitudinale ou perpendiculaire.
Les villas urbaines contiennent, par étage, quatre appartements groupés autour d’un noyau de circulation vertical central. Les séjours sont situés aux angles et dans certains appartements, une pièce polyvalente, proche des chambres et des entrées, agrémente le potentiel d’aménagement intérieur. La qualité de la vie domestique suburbaine est mise en scène par la présence abondante de balcons en saillie, protégés du soleil par des toiles teintées de pixels « naturalistes » qui font vibrer des façades dont le langage architectural mural et le traitement en crépi ne traduisent en rien le fait que la majeure partie de la structure bâtie est en bois.
Visant des densités plus élevées, les architectes vont progressivement augmenter les gabarits des villas urbaines, en plan et en coupe, et resserrer leur proximité. Pour échapper aux problèmes de vis-à-vis trop rapprochés – promiscuité dans les rapports de voisinage, ombres portées trop importantes, etc. – c’est de façon récurrente qu’une même figure va s’imposer par son efficacité : la disposition en quinconce.
A la Wohnsiedlung Ruggächern de Baumschlager & Eberle, construite dans la périphérie de Zurich en 2007, cette disposition en quinconce génère un paysage ouvert qui devient une figure intérieure, dont la densité provient du resserrement des pleins et de leur vis-à-vis, un resserrement qui provoque paradoxalement un sentiment de masse. Ce sentiment est accentué par la tectonique du bâti, aux formes monolithiques et construites en murs massifs de brique apparente, dans lesquels semblent être « creusées » les loggias situées aux angles.

Les paradoxes de la réinterprétation

Les exemples de logements collectifs que nous venons d’évoquer affichent tous une certaine radicalité qui provient en grande partie du besoin d’atteindre des densités élevées appliquées à des formes urbaines et architecturales déjà confirmées, mais qui contiennent en elles un grand potentiel de transformation. Cette façon de faire est en résonance avec des stratégies innovantes qui, très fréquemment, s’effectuent « non pas à partir d’une idée ou d’un dispositif nouveau, mais par la réintroduction et la réinterprétation d’une solution ancienne » (Dehan, 1999: 104). 
La réinterprétation à laquelle il est ici fait référence n’est certainement pas passéiste : à travers cette façon de faire, les architectes cherchent souvent à détourner certaines formes de leur sens premier, à se détacher d’un conformisme contextuel, ou à offrir des modes de vie où les rapports de voisinage prennent un autre sens. De même ils essaient de trouver des dispositifs architecturaux en adéquation avec les aspirations individualistes – ou au contraire communautaires –, et de jouer avec les images, l’ornement et le décor. La recherche est diversifiée : provoquer des regards « nouveaux » en maniant aussi des valeurs contraires telles que la « transparence de la profondeur » ou « la densité du vide » ; étonner, parfois même dérouter… et c’est peut-être là, dans ces paradoxes, que réside actuellement la quête conjointe de la densité et de l’innovation.

Bruno Marchand est professeur à la Faculté de l'environnement naturel, architectural et construit de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne

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