Y au­rait-il un «mo­dèle hel­vé­tique» de l’ha­bi­tat in­ter­mé­diaire?

En étudiant le développement historique de l’habitat groupé et de l’habitat en terrasses, Bruno Marchand tente de répondre à cette question

Date de publication
17-06-2015
Revision
21-10-2015

En Suisse et dans la plupart des pays occidentaux, le débat actuel sur le développement territorial, portant notamment sur la nécessité de freiner l’étalement urbain et de densifier des secteurs de villas, conduit les spécialistes à rechercher des formes d’habitat alternatives aux modèles consacrés. C’est le cas de « l’habitat intermédiaire », loué depuis les années 1960 pour sa capacité à concilier les qualités du logement individuel avec les avantages du collectif, notamment à travers l’application de certains dispositifs architecturaux : accès individualisés aux logements, prolongements extérieurs amples, présence d’annexes, ou encore disposition des espaces domestiques à la verticale (duplex).

Nous privilégions une acception large du terme « habitat intermédiaire » qui, selon nous, recouvre un spectre étendu de configurations (plots, maisons contiguës, immeubles-villas, habitat à gradins, entre autres) qui diffèrent selon les périodes historiques ou les contextes dans lesquels elles s’ancrent1. On peut ainsi constater que certaines structures « proliférantes » – comme les agrégations complexes en terrasses à Ivry-sur-Seine (1970-1975) réalisées par Jean Renaudie et Renée Gailhoustet, ou encore les Pyramides d’Evry (1974-1980) des architectes Michel Andrault et Pierre Parrat – n’ont pas, à ma connaissance, d’équivalent en Suisse. 

Il en va de même d’une des réalisations les plus emblématiques, le quartier modulaire de La Nérac au Val-d’Yerres (1963-1969) de Jacques Bardet2, pourtant élève de l’atelier Beaudouin à l’Ecole d’architecture de Genève et membre du Groupe 113. Dès lors, on peut légitimement s’interroger : y aurait-il des formes spécifiquement suisses de l’habitat intermédiaire ? A l’instar de la cité-jardin, peut-on même envisager qu’il existe un « modèle helvétique » de l’habitat intermédiaire4 ?

Extrêmes opposés


En 1965, la revue française L’Architecture d’Aujourd’hui (AA) consacre son édition de juin-juillet à la scène urbanistique et architecturale suisse5. Les réalisations de logements collectifs publiées dans ce numéro spécial6 oscillent entre deux extrêmes : d’une part, des opérations d’une échelle inédite, à l’image du Lignon à Genève, un ensemble haut se déployant sur une longueur d’un kilomètre, dont la puissance et l’élégance « heavy-metal »7 vont jusqu’à convaincre la bureaucratie soviétique qu’il s’agit d’un modèle idéal d’habitat de masse8 ; d’autre part, des agrégations modulaires, basses, denses et individualisées, horizontales ou en pente, intitulées « habitat groupé » et « habitat en terrasses ».

Autant le Lignon apparaît comme une exception dans un environnement bâti romand caractérisé surtout par des cités-satellites inspirées des unités de voisinage anglo-saxonnes, autant l’habitat groupé et l’habitat en terrasses sont reconnus comme une qualité nationale originale, fortement ancrée dans le paysage culturel suisse et oscillant entre des pôles opposés : individuel et collectif, mythes et réalités.

D’un point de vue formel, la dualité entre l’individuel et le collectif ouvre la voie à des recherches sur les agrégations de volumes et de modules spatiaux qui se distinguent, par principe, de l’objet architectural. En tant que formes alternatives, elles sont significatives d’autres orientations dans la pratique du projet, recherchant une certaine complexité par l’expression, à l’intérieur d’une forme collective, d’unités de base, individuelles ou familiales – tout en induisant différents types d’appropriations, matérialisées par la gradation du public au privé des espaces. 

Dans la pente : l’idéal paysager et le mythe troglodyte


L’habitat en terrasses est à l’origine conçu et développé par Hans Ulrich Scherer9, un membre du groupe d’architectes Team 2000 (Scherer, Strickel et Weber) qui, à l’occasion de l’exposition Brugg 2000 de 1958, dévoile le projet inédit d’une ville à gradins. Leur réalisation la plus intéressante du genre est l’ensemble de Mühlehalde (1963-1966), situé à Umiken (image). « Superposées le long d’une ruelle axiale en pente – sous laquelle est actionné un ascenseur – les maisons se développent sur un seul niveau, leur forme en L délimitant un espace extérieur. La majorité des chambres, rendues communicantes par des parois coulissantes, sont disposées face à la terrasse-jardin, tandis que les espaces servants s’adossent à la colline et que les espaces collectifs se disposent le long de la pente, la cuisine s’ouvrant latéralement sur la ruelle. »10

Dans le dossier de AA évoqué préalablement, le sociologue Lucius Burckhardt signe un texte critique sur les habitations en terrasses. Selon lui, leur succès auprès des maîtres d’ouvrage provient essentiellement de l’application du régime immobilier de la propriété par étage11. Cette légitimation de nature juridique n’est pas suffisante. L’intérêt porté à ce modèle ressort de la convergence de plusieurs autres paramètres, dont celui de l’utilisation rationnelle du sol et de l’occupation maximale de pentes (difficilement exploitables) par des projets à la dimension territoriale et paysagère indéniable. 

Mais nous aimerions souligner un autre élément, celui du rapport avec certaines recherches formelles modernes – qui pour Scherer n’ont pas eu de suite – telles que les immeubles à gradins de Hans Poelzig, Henri Sauvage, Adolf Loos ou Le Corbusier12. Cette continuité revendiquée va de pair avec l’émergence d’un intérêt soutenu pour certains habitats vernaculaires, illustrés notamment par l’exposition Architecture without architects organisée par Bernard Rudofsky au Museum of Modern Art de New York en 196513

Pour Lucius Burckhardt, « une habitation en terrasses tient autant, sinon plus, de l’établissement troglodyte que de la villa »14 ; à travers cette affirmation, il attribue une dimension mythique et primitive à ce modèle d’habitat. En effet, « dans certaines habitations en terrasses, on constate que l’adossement à flanc de coteau acquiert une valeur dépassant la simple formalité cadastrale. La sensation d’aller de plain-pied du séjour à la cave ‹ protectrice › donne certes une satisfaction égale aux sentiments primitifs que suscite l’habitat d’un montagnard, de même que le pigeonnier-promontoire en surplomb côté vallée »15.

Individuel et groupé : idéal social et le mythe du village


Quant à l’habitat groupé, il s’inscrit dans la lignée de quelques références renommées de l’entre-deux-guerres, comme les cités-jardins « helvétiques » de Hans Bernoulli, le Freidorf de Hannes Meyer ou alors le quartier du Neubühl à Zurich. Mais sa reconnaissance, à la fois nationale et internationale, émerge dans le second après-guerre, avec la médiatisation de la cité Halen (1955-1961) (image), construite dans la périphérie de Berne par l’­Atelier 5.

On le sait, Halen s’inspire fortement du projet Rob et Roq (1949-1950) de Le Corbusier. Par sa configuration en « tapis », cet ensemble bâti représente non seulement une alternative au modèle à la verticale consacré des unités d’habitation corbuséennes, mais aussi, par son emploi du béton brut, un exemple probant de la fascination des architectes pour la modernité archaïque et tardive du maître chaux-de-fonnier. 

Mais encore une fois, une autre référence, mythique, s’impose : le village. En effet, la communauté villageoise, renforcée par une idéologie anti-urbaine typiquement helvétique16, sera une inspiration constante pour les réalisations qui vont suivre la cité de Halen, articulées le plus souvent autour d’un espace central, la « place du village », support paradoxal d’activités de loisirs ou conviviales pour des citadins vivant à la campagne. 

Or, force est de reconnaître que les écarts sont notoires entre la référence et le nouveau modèle, notamment en ce qui concerne la structure sociale : « Formée par une diversité sociale et une contiguïté entre lieu de travail et lieu d’habitation »17, l’entité autonome villageoise diffère fortement de la population homogène de l’habitat groupé, particulièrement dépendante, notamment pour les activités de travail, de l’agglomération urbaine.

Malgré ces différences notoires, le mythe de la communauté va perdurer dans le temps et inspirer des réalisations caractérisées par l’accentuation d’une certaine complexification morphologique et typologique : ainsi, et à titre d’exemple, dans la production de l’Atelier 5, l’ensemble Thalmatt II (1981-1985) (photo et plan) va emprunter des combinatoires de juxtaposition et superposition d’unités de logement, basées sur une trame constructive à trois dimensions, groupées autour d’espaces communautaires et comprenant toujours un espace extérieur privatif abrité et des accès individuels.

L’esthétique du renouveau


L’habitat groupé et l’habitat en terrasses seraient-ils donc le « modèle helvétique » de l’habitat intermédiaire ? Si on peut admettre qu’à partir des années 1960 ils représentent un savoir-faire suisse reconnu au-delà des frontières, force est de reconnaître que les deux modèles ont eu des fortunes critiques différentes dans le temps et ont évolué formellement, parfois d’une façon radicale.

Jusqu’à la fin des années 1990, l’habitat groupé a continué d’être au centre des attentions : (Das) Werk lui consacre un dossier en 197518, suivi en 1984 d’une publication manifeste des cahiers de l’ASPAN19 alors que la revue L’Architecture d’Aujourd’hui revient d’abord en 1978 sur le thème « Habitat : entre l’individuel et le collectif »20 et ensuite, en 1989, sur la question du logement en Europe, la Suisse étant encore une fois représentée par l’habitat groupé21 ; enfin, la revue Habitation y consacre toute une série d’articles et reportages, ce qui s’avère somme toute logique, ce modèle de logements ayant non seulement la faveur des milieux coopératifs, mais faisant en plus l’objet d’expériences novatrices de démarches participatives avec les habitants22.

Depuis ces années-là, l’habitat groupé semble avoir quitté l’actualité, ou plutôt avoir muté vers d’autres configurations hybrides, qui accolent des unités en rangées à des organisations des espaces domestiques plus collectifs, disposés autour de cours intérieures – comme c’est le cas du projet pour le concours Grünwald (2005) à Zurich, de Bünzli & Courvoisier (plan), ou encore du projet de l’ensemble résidentiel Neuenhof Härdli de Graber Pulver & Fickert (2008) (plan). 

Cette évolution consacre une attitude formelle plus proche du registre de l’objet que du tissu, tout en lui ôtant la dimension communautaire et mythique. C’est aussi en partie le cas de l’habitat en terrasses qui, suite à quelques publications dans les années 1980 et 1990, fait l’objet d’un renouveau plutôt de nature esthétique et formelle (cette fois-ci dans une optique de continuité). Burckhardt insistait déjà sur ce point de vue en affirmant que « ces constructions ne livrent leur secret qu’à ceux qui s’abandonnent à la promenade architecturale autour et à l’intérieur de l’œuvre pour en étudier les effets successifs de recoupements obliques »23.

La vue depuis le bas de la réalisation échelonnée dans la pente à Brougg (2013), de Ken Architekten (photo), suscite en effet une sensation de « recoupement oblique » et de masse sculpturale, à la fois compacte et creusée et dont l’homogénéité est encore accentuée par la teinte unique du béton apparent – alors que les maisons en terrasses Auhalde 2 (2009-2011) de pool Architekten (photo) s’exposent comme un emboîtement d’unités qui se terminent par la frontalité biseautée et légèrement en porte-à-faux du module inférieur : une veine « artistique » pour caractériser et renouveler formellement des modèles d’habitat « typiquement helvétiques » ?

Bruno Marchand est architecte et professeur à la faculté ENAC de l’EPFL où il dirige le Laboratoire de théorie et d’histoire de l’architecture 2 (LTH2).

 

 

Notes

1. Nous sommes plutôt de l’avis que « l’habitat intermédiaire » concerne toutes les formes bâties situées entre le pavillonnaire et l’immeuble collectif. Dans ce sens, nous n’excluons pas l’habitat groupé de cette catégorie, d’habitude identifiée à l’habitat à gradins ou, d’une façon générale, à la superposition de modules d’habitation. Voir à ce sujet Frédéric Mialet, Le renouveau de l’habitat intermédiaire, CERTU / PUCA, s.l., 2006. pp. 9-10.
2. Sur ce quartier, voir Christian Moley, « La Nérac », amc, n° 39, 1993, pp. 40-43.
3. Sur le Groupe 11, voir Bruno Marchand, « Un club nommé Groupe 11. Le rationalisme genevois de l’après-guerre », matières, n° 1, 1997, pp. 88-99.
4. Cette question est inspirée des travaux de Jacques Gubler sur les réalisations de Hans Bernoulli qualifiées de « modèle helvétique » de la cité-jardin. Jacques Gubler, « Hans Bernoulli et le ‹ Modèle Helvétique › de cité-jardin », werk/œuvre, n° 12, 1975, pp. 1049-1051.
5. L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 121, 1965.
6. Le choix des exemples a été effectué par Jean-Pierre Vouga, alors architecte cantonal vaudois, et par Anthony Krafft, éditeur romand reconnu, à l’époque correspondant de la revue pour la Suisse.
7. Je fais référence au titre de l’article sur le Lignon de Rémy Charbon « Heavy Metal und Möbelrücken », Werk, Bauen + Wohnen, n° 7/8, 1989, pp. 44-49.
8. En visite en fin de chantier au Lignon, une délégation de Soviétiques se déclarait convaincue qu’il s’agissait du « modèle d’habitat de masse dont la bureaucratie soviétique rêvait depuis longtemps pour ses propres villes ». Tita Carloni, « ‹ Cum grano salis › et ce qui s’ensuit », Werk, Bauen + Wohnen, n° 7/8, 1989, p. 67.
9. Voir à ce sujet Werk-Buch 3, Verlag Werk, Winterthur, 1968.
10. Bruno Marchand, « Au-delà de la cellule », in Construire des logements, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2000, p. 13.
11. Lucius Burckhardt, « Les habitations en terrasses », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 121, 1965, p. 14.
12. Hans Ulrich Scherer, « Terrassenhäuser », in Lucius Burckhardt et Urs Beutler, Terrassenhäuser, Verlag Werk, Winterthur, 1968, p. 8. Jul Bachmann et Stanislaus von Moos estimaient que la filiation des réalisations du Team 2000 provenait des appartements Kauttua construits par Aalto en 1938-1939. Jul Bachmann, Stanislaus von Moos, New directions in Swiss Architecture, George Braziller, New York, 1969, p. 24.
13. Bernard Rudofsky, « Architecture without architects », Museum of Modern Art de New York, New York, 1965.
14. Lucius Burckhardt, « Les habitations en terrasses », op. cit., p. 14
15. Ibidem.
16. Voir à ce sujet Joëlle Salomon Cavin, La ville mal-aimée. Représentations anti-urbaines et aménagement du territoire en Suisse : analyse, comparaisons, évolution, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2005.
17. Michèle Antipas, Gérard Chevalier, « L’habitat groupé : une nouvelle communauté villageoise ? », in catalogue d’exposition, L’habitat groupé, une alternative, ASPAN-SO, IREC-EPFL, Lausanne, 1984.
18. (Das) Werk, n° 12, 1975.
19. Catalogue d’exposition, L’habitat groupé, une alternative, op. cit.
20. L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 196, 1978, numéro sur le thème « Habitat : entre l’individuel et le collectif ». Les exemples suisses sont l’ensemble de Thalmatt I, près de Berne, de l’Atelier 5, et le quartier « Wyler am Teich », à Embrach de Manuel Pauli.
21. Bruno Marchand, « Chez soi, dans sa cité-jardin », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 266, 1989, pp. 134-135. Les exemples suisses sont la Siedlung à Bümpliz de l’Atelier 5, la Siedlung Merzenacker à Berne de l’atelier Arb, le bâtiment mixte à Wohlen de Furter et Eppler, et l’habitat industriel à Givisiez de Rodolphe Luscher.
22. Voir notamment les articles suivants de Renée Hermenjat : « A Yverdon : Les ‹ Pugessies › ou le village dans la ville », Habitation, n° 3, 1981, pp. 3-5, « Projet d’habitations groupées ‹ Les Liaudes › à Pully : habiter autrement », Habitation, n° 3, 1987, pp. 25-27 et « Les coopérateurs touchent au but : habitat groupé ‹ Les Liaudes › à Pully », Habitation, n° 9, 1991, pp. 16-19.
23. Lucius Burckhardt, « Les habitations en terrasses », op. cit., p. 14. 

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