Port­fo­lio: Ci­ti­zens

Christian Lutz a traversé pendant près de huit ans les territoires européens sur les traces des partis de la droite populiste. «Les partis qui diffusent cette idéologie sont des oiseaux familiers, qui soudain attaquent, écrit-il. Ils s’inscrivent dans le paysage; ils se logent dans les friches industrielles, dans les villes calmes et bourgeoises, dans le regard des individus. Ils sont là, dans chaque inattention de nos valeurs morales, dans chaque brèche que la peur entaille.»

Date de publication
26-07-2021
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Jeudi 20 mai en fin d’après-midi, une cinquantaine de privilégiés sont réunis dans le Pavillon Sicli à Genève, invités à y découvrir les cent photos que Christian Lutz a choisies pour son dernier livre: Citizens. Des photos sans marge, en double page, une couverture crépusculaire, un ouvrage en forme de brique. Le saisissant résultat d’un projet initié en 2013, qui l’a conduit dans différents pays à la découverte des traces sur le terrain des mouvements populistes Retour subjectif sur une rencontre avec des photos prenantes et l’émotion sincère de leur auteur.

Désigné photographe suisse de l’année en 2020 par la Swiss Photo Academy, Christian Lutz était invité par la Maison de l’Architecture, dans le cadre de son cycle de conférence Frontières, pour présenter Citizens et y donner une conférence. Lors de l’introduction, l’artiste dit son malaise d’avoir à utiliser des mots pour parler de son travail: il recommande au public de se référer directement à ses images et annonce que ce ne sera pas une véritable conférence, mais plutôt une sorte de dialogue. Il dit aussi son plaisir et son appréhension à montrer pour la première fois le résultat d’un projet s’étalant sur près de huit ans, qu’il considère comme le plus personnel qu’il ait entrepris; il évoque aussi ses craintes de ne pas maîtriser ses émotions, de voir de lourds souvenirs perturber son discours.

S’ensuit la projection silencieuse sur grand écran de la quasi-totalité des cent photographies réunies dans le livre. On perçoit immédiatement la gravité et la pesanteur du thème, les légitimes inquiétudes qu’il véhicule. Beaucoup de visages, souvent marqués. Mais aussi de nombreuses prises qui, bien que privées de la présence de tout être humain, parlent avec franchise et crudité des «citizens». Face à une telle intensité, la projection avance forcément un peu vite. Elle se conclut par des applaudissements nourris.

Place alors au dialogue. À chaque question, Christian Lutz saisit son livre et le feuillette. Il cherche dans ses prises de vue les mots, parfois hésitants mais toujours percutants, de sa réponse. Des mots qu’on sent venus du cœur, extraits de photographies capables de montrer «ce qui se passe», même lorsqu’il semble ne rien se passer. Des images qui se révèlent progressivement, qui imprègnent, qui poursuivent. À plusieurs reprises, ses réponses s’achèvent par «ai-je répondu à la question?» ou un «je pense que ça suffit pour ce sujet», qui soulignent sa méfiance vis-à-vis de ses propres paroles. Bien qu’il semble vouloir l’éviter, la politique ne cesse de s’inviter, tant dans ses photos que dans ses propos. Elle le hante visiblement. Il dit ne pas être particulièrement contre la droite ou la gauche, on le sent surtout en guerre contre la manipulation et la bêtise. Et, de nos jours, c’est souvent l’extrême droite qui fait proliférer les sujets nauséabonds qu’il déteste tant. Et qu’il combat avec talent et persévérance par le biais de ses images.

Merci à lui.

Les photographies ont été réalisées en Hongrie, au Royaume-Uni, au Danemark, en France, en Pologne, en Espagne, en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas et en Italie; dans des lieux (des villes) dont les municipalités sont entre les mains de partis populistes de droite glissant pour certains vers le fascisme.

 

Christian Lutz, Citizens, Zurich, Éditions Patrick Frey, 2021

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