L'es­pace en par­tage: le lo­ge­ment à la Bien­nale

La 17e Biennale d’architecture de Venise touche énormément de sujets qui dépassent parfois les compétences des architectes. Mais à la question Comment voulons-nous vivre ensemble? quelques réponses concrètes ont été livrées dans le domaine bien spécifique du logement. Communautés, participation et modes de financement gouvernent les réflexions.

Date de publication
23-07-2021

Partout sur terre, le logement est d’abord et toujours un problème économique: comment partager l’espace que nous habitons? Si la réponse tend massivement vers l’individualisation, et donc à l’expansion dévastatrice, certains architectes ne baissent pas les bras et continuent de chercher des alternatives. Les bonnes intentions resteront lettres mortes tant qu’elles ne sont pas traduites dans l’espace. Au lieu d’être le support d’un énième diagnostic critique, l’architecture comme métier peut livrer des outils, des méthodes et des propositions concrètes. Petit passage en revue de quelques contributions de la Biennale qui abordent le même problème, et se répondent les unes aux autres.

Pavillon de la France: improviser avec les habitants

Le pavillon de la France présente plusieurs cas d’étude – projets, recherches, séminaires – dont le point commun est l’implication de son commissaire, Christophe Hutin, qui livre une vision très personnelle de ce qui «fait communauté». De ses différentes expériences, de Bordeaux à Hanoï, de Detroit à Soweto, il tire une conviction: les habitants doivent être impliqués. Derrière ce Learning from livré essentiellement par des populations défavorisées, on trouve une réflexion épistémique sur les rôles et les limites de l’architecte: comment «improviser» avec des habitants?

Parmi les projets, le pavillon présente la transformation de deux cités d’urgence de cent logements, à Mérignac, près de Bordeaux. Construites il y a 50 ans pour loger des travailleurs migrants, les structures provisoires se sont pérennisées et les habitants les ont transformées eux-mêmes. L’agence Christophe Hutin Architecture a d’abord livré un inventaire précis des travaux effectués, avant de mener un projet au cas par cas pour chaque maison, en consultation avec les habitants. Après intervention, la plupart des habitations seront équipées d’un jardin d’hiver, dans la veine de Lacaton Vassal – avec lesquels Hutin a collaboré. La fameuse opération de transformation des trois immeubles de Grand Parc à Bordeaux réalisée avec ces derniers est également présentée. Construits au début des années 1960, les 530 logements ont été rénovés et augmentés de vastes jardins d’hiver et de balcons qui accroissent considérablement la taille et la qualité lumineuse des appartements, mais aussi l’habitabilité, en offrant une pièce totalement indéterminée.

«Habiter est une action, nous dit Hutin devant le pavillon. Quand les gens agissent eux-mêmes sur leur habitat, ils le transforment, le modifient, le rendent meilleur.» Comme pour le démontrer, un cas d’étude comparable à Grand Parc est présenté, relevés à l’appui: les immeubles KTT de Hanoï, que leurs habitants ont fait évoluer en coulant eux-mêmes des dalles. Si la vie quotidienne est l’objet ultime de son travail, l’architecte, nous explique Hutin, ne doit pas seulement apprendre des habitants, il doit composer avec eux. Cela ne signifie pas pour autant que l’on se passera d’architectes, seulement qu’«une rencontre est possible entre la compétence de celui-ci et la performance de l’habitant». Ainsi, tous les projets présentés dans le pavillon sont des transformations progressives, qui s’inscrivent dans une longue durée et exploitent les imprévus. Ils sont «en devenir permanent», résultats d’une improvisation et non pas figés par un projet à un temps T.

Ces projets soulèvent une question fondamentale, selon Christopher Dell – urbaniste et théoricien berlinois qui a participé à la rédaction du catalogue. Un plan traditionnel ne peut représenter l’improvisation, et les typologies contemporaines sont encore fondées sur une conception fonctionnaliste et universaliste des besoins. Le problème de la représentation serait au cœur d’un changement fondamental, actuellement en cours: passer de la conception d’objets à la conception d’actions. «Dans la méthode Hutin, la question des besoins est soulevée mais les habitants eux-mêmes ne savent pas comment les représenter, explique Dell, car il est impossible de représenter l’improvisation. Il faut donc inventer des outils pour traduire les besoins exprimés dans les codes de l’architecture. Si le plan est une partition, il faut donner des espaces pour l’improvisation.»

Pavillon nordique: partager espaces et services

Le pavillon nordique présente une utopie réalisable qui traite de manière décomplexée l’habitat communautaire au sein de la classe moyenne scandinave. Partager espaces et services, vante le pavillon, offre une plus-value incontestable. Imaginez une grande halle lumineuse qu’un collectif d’habitants, des familles avec enfants, déciderait d’investir. Il s’agit ici de la fameuse structure conçue par Sverre Fehn, baignée dans une lumière diffuse, «nordique». Pour leur permettre de s’approprier l’espace, les commissaires Helen & Hard imaginent un système de mobilier modulaire complet qui gère les ­relations sociales entre les habitants. Si ce «paysage habitable» rappelle les installations radicales des années 1960, l’atmosphère cosy en bois ponctué de plantes vertes évoque plutôt la réalité d’une société qui reçoit chaque année le catalogue Ikea. Le grand meuble a bénéficié de l’expertise de l’ingénieur suisse Hermann Blumer1. S’étirant à l’horizontale, il est constitué de panneaux en bois d’épicéa reliés par des chevilles en hêtre. Le système, entièrement modulaire, peut être théoriquement ajusté et continuellement réagencé.

Le pavillon nordique est en réalité une réduction métaphorique de Vindmøllebakken, un «co-housing» modèle conçu à Stavanger, en Norvège, par les commissaires. Entièrement en bois, le petit quartier prend la forme d’une grappe d’une quarantaine d’appartements et quelques maisonnettes entourant 500 m2 d’espaces partagés – dont une cantine collective et un grand séjour. L’enjeu du projet est de favoriser la cohabitation intergénérationnelle, de combattre ainsi la solitude qui gagne les habitants des pays riches. Les résidents du quartier ont participé à la conception du pavillon nordique afin de rendre tangible leur expérience au quotidien. L’espace formulé propose d’expérimenter au 1:1 trois zones: espaces communs, couche de partage et domaine privé. La zone intermédiaire, propose ainsi un atelier de bricolage, un atelier de couture, des jeux d’enfants et une cuisine; quatre «scènes» de la vie familiale parfaitement orchestrées.

Si les pays scandinaves continuent de se classer en tête de liste du World Happiness Report, l’inflation immobilière ne diminue pas depuis 20 ans, mettant en crise le «modèle scandinave», un État-providence universaliste couvant un environnement résolument libéral. Pas étonnant dès lors que le pavillon invite sa classe moyenne à faire communauté, économiser l’espace, tirer avantage du partage au quotidien. Entre les mondes imaginaires de Lego et d’Ikea, l’installation nous invite à rêver qu’un agencement architectural pourrait rassembler la classe moyenne autour d’un projet communautaire et intergénérationnel sans bousculer d’aucune façon ses rites et ses valeurs traditionnelles.

À l’Arsenal: étudier l’orgware de l’habitat communautaire

The Open Workshop, avec des recherches soutenues par Neeraj Bhatia et Antje Steinmuller, présente une recherche sur les communautés partant du point de vue de San Francisco, une ville où les prix de l’immobilier ont tellement augmenté depuis une vingtaine d’années que le co-housing est devenu la norme de cette «classe créative» qui se presse au portillon de la Silicon Valley. L’exposition présente l’analyse de 35 logements communautaires du monde entier de 5 à 40 habitants. Sous la même étiquette de co-­housing sont rassemblés en réalité trois modèles qui reposent sur des valeurs bien différentes: 1) des communes fondées à la fin des années 1960 en Californie sur une base idéologique; 2) des immeubles berlinois issus de la scène squat des années 1980 et soustraits par un syndicat au marché libre; 3) des auberges de hackers, essentiellement à San Francisco.

L’intérêt de la recherche est que chacune de ces 35 communautés est décrite par son mode de gouvernance et d’administration. En plus du hardware (l’architecture à proprement parler), les auteurs étudient le software (les sociotypes et les comportements des habitants) et le orgware, soit la structure de gouvernance, la distribution des tâches ménagères, l’organisation des ressources et du pouvoir. Ici aussi, la contribution propose donc d’élargir le champ d’investigation de la question du logement que les architectes limitent traditionnellement à l’espace. La recherche est accompagnée de cinq projets spéculatifs, inspirés des travaux de Dogma, mélangeant habitat et travail.

«Notre intention était de capturer l’éventail des façons dont les personnes, entreprises ou institutions ‹vivent ensemble› et développent des systèmes alternatifs de monnaie et de valeur, explique Neeraj Bhatia (The Open Workshop). L’orgware inclut aussi l’économie, qui est liée au travail et au temps investi. Ainsi de nombreux exemples développent des formes alternatives de monnaie en interrogeant le travail et le temps ensemble.» Même quand certains modèles de hacker houses contemporaines adoptent une attitude qui rappelle les cités ouvrières du 19e siècle, en ceci que le droit au logement y est conditionné par l’activité économique des résidents. Il peut s’agir d’immeubles reconvertis en grandes colocations où habitat et travail sont mélangés. Les résidents – employés de la tech ou designers en informatique – sont sélectionnés sur dossiers. À l’image du Negev, fondé par un ancien ingénieur de Google désormais reconverti en «Director of Happiness» pour gérer la communauté d’informaticiens qui y loge, et y favoriser l’émergence de start-up. Ou de Seed-up2, une hacker house française située dans les Hauts-de-Seine que les initiants appellent le «phalanstère du 21e siècle».

Dogma: transformer les suburbs en coopératives

Franche, opérationnelle: la contribution de Dogma dans l’exposition du pavillon Centrale est l’une des rares réponses très concrètes à la question «comment allons-nous vivre ensemble?». En résumé, elle propose de remplacer les zones villas par des logements coopératifs.

L’étude repose sur une région des Flandres où les quartiers pavillonnaires sont en déclin. Une fresque historique présente en quelques jalons leur rôle dans le développement d’un modèle suburbain qui, selon les auteurs, correspond à un projet politique de domestication des classes laborieuses, logées à proximité des usines puis confortées dans des valeurs bourgeoises qui séparent strictement travail et habitat, mais confient aux femmes les tâches ménagères. «Les quartiers pavillonnaires sont certainement l’un des héritages les plus controversés du 20e siècle, explique l’un des commissaires, Martino Tattara. Animés par un rêve pastoral, ils incarnent un mode de vie axé sur la propriété privée et des valeurs familiales hétéronormées.»

Le projet Opposite Shore exploite le déclin progressif et inéluctable de trois quartiers périphériques des Flandres pour opérer une transformation graduelle et radicale en coopératives d’habitants. Concrètement, il s’agit d’introduire dans le tissu des typologies linéaires qui seraient poursuivies à mesure que les parcelles se libèrent, afin de créer des formes urbaines claires, en barres ou sur cour, et libérer ainsi des jardins partagés et des terrains cultivables. Les immeubles présentés en maquette ressemblent aux coopératives suisses contemporaines, avec une structure bois et une coursive distributive extérieure. Les typologies doivent permettre d’absorber des espaces partagés et des services, socles d’un «nouveau contrat social», comme l’explique Pier Vittorio Aureli, qui promeut des formes de propriété foncière, de coopération et de soins qui échappent à la marchandisation.

La situation des opulentes zones villas helvétiques est certes bien différente des zones pavillonnaires belges en décroissance, mais elles provoquent les mêmes maux: délitement social, mobilité accrue, mitage du paysage, occupation des sols, etc. Ce problème reste toujours central dans une politique de transition, mais leur démantèlement progressif, ou même leur densification en douceur, est pratiquement impossible pour des raisons autant fiscales que juridiques7. Le projet de Dogma nous apporte au moins une vision claire qui permettrait d’alimenter une discussion politique de fond sur l’avenir de ces zones.

Pavillon du Luxembourg: louer les parcelles en ville

«Le Luxembourg, c’est un gros champ, nous explique la commissaire Sara Noel Costa De Araujo (studio SNDCA). C’est vide, mais on ne le construit pas.» Le pavillon du Luxembourg clôture une trilogie sur la question du foncier spécifique au pays. 92 % des terrains sont aux mains de familles dirigeantes, qui refusent de vendre, car le terrain gagne de la valeur chaque année et passe d’une génération à l’autre par héritage. À l’occasion de la Biennale, le centre d’architecture du Luxembourg (LUCA) a invité studio SNDCA à explorer une solution modulaire. «Vous ne voulez pas vendre le terrain? Louez-le!» L’architecte a répondu en exposant un mock-up 1:1 d’une habitation modulaire et éphémère qui pourrait être déployée pour 5, 10 ou 15 ans sur des parcelles inoccupées.

Construits en bois, les modules de 3.6 × 3.9 m sont légers et transportables. Ils reposent sur des fondations ponctuelles et sont donc facilement raccordés aux réseaux. Chaque module est dédié à une fonction de la maison et peut être assemblé à d’autres par contiguïté ou empilement. Le principe devrait intéresser les jeunes ménages, qui pourraient investir dans quelques modules puis en ajouter à mesure que leur foyer s’agrandit. La modularité, prétend Sara Noel Costa de Araujo, garantit la sécurité économique des acquéreurs, qui pourraient investir de manière incrémentale dans leur maison. Les quatre modules exposés ont été conçus en quelques mois et montés en une semaine – une précision qui donne une idée du coût de la construction. Chaque module possède un mur avec une porte et une colonne, ainsi qu’une découpe sommitale qui permet de loger un escalier, une chaudière ou une fenêtre zénithale. La structure a déjà été calculée et le projet si bien développé que le pavillon luxembourgeois s’assimile presque à un showroom, une exposition 1:1 d’un modèle prêt à la vente.

La démarche répondrait à une véritable demande, mais ne s’inscrit pas dans le courant néorural actuel. Au contraire, «il s’agit de permettre aux Luxembourgeois de revenir en ville, explique Sara Noel Costa de Araujo, d’arrêter de les rendre dépendants à la voiture en les forçant à habiter les régions périphériques.» Avec cette installation, les commissaires veulent lancer un débat national et ont déjà réuni des investisseurs et des politiciens pour une discussion publique autour de la proposition. «Ce n’est pas un problème législatif, tout le monde l’a affirmé lors de cette table ronde. C’est un problème de mentalité.» La question de l’habitat éphémère toucherait plutôt à l’image, aux codes de l’architecture éphémère et modulable, encore associée aux cabanes ou aux caravanes, explique la commissaire. Aussi pour anoblir la structure modulaire, les architectes ont développé une série de détails en collaboration avec des artistes afin d’ajouter des variations et déconstruire l’idée que l’architecture modulaire serait forcément monotone.

MAS gta Housing: décortiquer le financement des coopératives

Les coopératives helvétiques ne sont pas en reste à la Biennale, avec une contribution des étudiants MAS de l’Institut de théorie et d’histoire de l’architecture de l’EPFZ. Discrète mais très bien documentée, au lieu de présenter les images de coursives verdoyantes et les typologies astucieuses que nous ne connaissons que trop bien, l’exposition nous renseigne sur les rouages juridiques, politiques et économiques des coopératives zurichoises: les modes de gouvernance partagée, la législation progressiste du Canton de Zurich depuis les années 1920, les stratégies d’investissement non spéculatives et les modes de financement sont décortiqués dans des schémas didactiques3. On découvre des règlements qui permettent de limiter les fonds propres et baisser progressivement les loyers, ceux-ci n’étant pas couplés avec la valeur du terrain. Un 3.5 pièces de la Siedlung Ottostrasse (1927) ne coûte aujourd’hui que 650 CHF par mois avec une part sociale engagée de 3000 CHF. À la question «comment allons-nous vivre ensemble?», les commissaires répondent: «en apprenant à compter».

Note

 

1 Voir la présentation du siège de la SpareBank à Stavanger et l’entretien mené avec Hermann Blumer.

 

2 Les résidents y paient leur loyer en participant au développement de logiciels, pour le compte de Huawei, Total ou le CNRS. Dans le reste du temps, ils développent leurs propres projets et bénéficient de l’infrastructure et des compétences des autres résidents.

 

3 En attendant l’ouvrage (à paraître en 2022), les documents peuvent être consultés sur cooperativeconditions.net

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