Le bé­gui­nage de Fran­cesca Torzo

Prendre contact avec Francesca Torzo est, en soi, une expérience du temps long. Car l’architecte italienne travaille de manière quasi monacale dans son atelier de Gênes et n’est joignable ni par téléphone ni par e-mail – ou alors très peu, afin de rester focalisée sur ses projets. L’extension de Z33, une galerie d’art réalisée par son bureau à Hasselt, en Belgique, au sein d’un ancien béguinage, montre comment cette conception de l’architecture peut produire des réalisations d’une rare beauté, capables de transcender le temps et la matière.

Date de publication
13-09-2021

Certains lieux invitent à s’extraire du flux de l’existence, à faire un pas de côté pour entrer en résonance avec le monde qui nous entoure. Ces lieux, ce sont souvent des endroits où présent, passé et futur se replient l’un sur l’autre: nos musées, nos églises. La maison Z33 de Francesca Torzo à Hasselt, c’est un peu tout cela. Cette extension de galerie d’art a été conçue avec soin durant neuf années dans le silence de son atelier, à Gênes. Cet atelier, Torzo l’a pensé comme le poète Francesco Pétrarque définissait le studiolo: un cabinet, un espace mental, un lieu depuis lequel on peut cultiver une solitude capable de nous engager avec le présent; une solitude conçue non comme une manière d’échapper au monde, mais comme une possibilité de le réinventer au travers d’une réflexion individuelle1.

Rose sang

La première fois que l’on découvre ce projet, c’est peut-être par le biais de la photo prise par Gion von Albertini de la façade principale de l’extension. Un rideau de briques rouges en mosaïque qui file à l’horizon et découpe, en haut, le ciel bleu et, en bas, l’asphalte gris. On raconte que c’est en mélangeant du vin, de l’eau et du lait que les architectes et les briquetiers de Petersen Tegl2 ont trouvé la couleur juste de cette façade, qui fait écho à celle du bâtiment historique juxtaposé tout contre.

Ce qui intrigue dans le travail de Torzo, c’est que l’architecte semble expérimenter dans sa pratique le concept de résonance développé par le sociologue Hartmut Rosa, qui critique l’accélération que nos sociétés subissent depuis le 18e siècle. Rosa dit que «pour qu’il y ait résonance, il faut que le sujet et l’objet se touchent»3. Par sa sensualité, la façade de Z33 est une invitation à entrer en vibration avec le monde: même en photo, avoir l’envie, viscérale, de frôler le mur aveugle du bout des doigts; absorber des yeux toutes les nuances de cette peau souple et fraîche, à peine pliée en son centre; l’imaginer jouer avec le soleil; se surprendre à la voir rose les matins clairs et sang les jours de brouillard – se surprendre à penser que Hasselt est une ville de brouillard.

Béguines et sorcières

L’ancien béguinage de Hasselt est une île. Il découpe un triangle dans le cœur historique concentrique de la ville, en offrant son dos humble à l’urbanité et en refermant ses bras sur un jardin secret. Du complexe du 18e siècle, il ne reste aujourd’hui que les ruines d’une église et treize maisons avec jardinets, disposées en forme de V autour d’une place: l’extension s’insère comme une pièce manquante dans ce système unifié par le choix «incongru mais continu», comme le dit Torzo, de la construction brique.

Il est intéressant de lire ce projet à la lumière du passé des béguines. Pour certains historiens, le mouvement béguinal, tel qu’il naît autour du 12e siècle dans le sud des Pays-Bas, pourrait être perçu comme le premier mouvement féministe de l’histoire chrétienne. À cette époque, et face à la rigidité de l’Église, de plus en plus de gens se revendiquent d’une vie pieuse fondée sur l’apostolat plutôt que sur la hiérarchie. Les béguines s’inscrivent dans la tradition des corporations et empruntent leur modèle au monde laïc urbain plus qu’au monde religieux: elles se constituent en communautés non mixtes et sont guidées, non pas par un homme membre du clergé, mais par une Grande Maîtresse, qu’elles élisent. Grâce à leur travail manuel, souvent lié au secteur textile, elles possèdent une indépendance financière qui leur confère une position économique importante dans la ville médiévale. Elles vivent dans un lieu clos, le béguinage, mais peuvent aller et venir à leur guise. Cette vie en sororité, libre de tutelle masculine – puisqu’elles ne sont ni épouse, ni nonne – éveille fréquemment la méfiance et les critiques; certaines béguines sont même accusées de sorcellerie. Au travers de l’extension de Z33, l’histoire du mouvement béguinal et la manière de travailler de Torzo s’entremêlent: la démarche quasi monacale de l’architecte aurait-elle trouvé dans ce lieu l’incarnation de ses valeurs?

Pour comprendre le projet, il faut marcher le long de l’enceinte du béguinage, tantôt mur, tantôt bâtiment, percée à intervalles irréguliers de petites ouvertures verticales. Elle est rythmée par des contreforts à peine saillants et par des fers aux formes arrondies. Parfois, elle n’est plus qu’un muret en haut duquel on pourrait se hisser à la force des bras; le lierre et les arbres centenaires laissent alors déborder leur chevelure luxuriante jusque dans l’espace public. Là, sous le vert, le mur est d’un rouge presque noir. Plus loin, il reprend un ton ocre, institutionnel. Effectuer le pèlerinage autour de ce grand triangle, c’est comprendre qu’aucune de ces briques ne se ressemble – que c’est par leur matérialité qu’elles parlent un langage commun; qu’il s’agit d’un grand patchwork tissé au fil des siècles, auquel la récente extension apporte sa contribution.

Blanc lait

Z33, la maison pour l’art contemporain, est un seul bâtiment composé de deux parties: l’aile 58 existante et l’extension de Torzo. Contraste saisissant de la peau rouge extérieure sur l’intérieur blanc. L’extension réalisée par les architectes reprend les codes du white cube, tout en refusant de se soumettre à toute standardisation: l’abstraction de la couleur permet une grande richesse d’expérimentations formelles. Chaque surface a ainsi été pensée avec un soin infini, à l’image du plafond, fin pliage tridimensionnel qui reprend le motif en mosaïque de la façade. Le sol est lui aussi une poésie sur le thème du seuil, comme le racontent les rainures dans la chape au niveau de chaque ouverture.

En plan, le projet fait écho à l’aile existante, qui propose une séquence classique de chambres d’exposition, en rassemblant un ensemble de pièces de tailles, proportions et qualité lumineuse variées. Torzo évoque l’envie de concevoir un motif spatial susceptible de faire écho à la multiplicité d’expériences vécues au sein d’une ville, avec ses gradients du public au privé et de l’ouvert à l’intime. Cette succession de salles aux formes changeantes, dont la volumétrie est parfois pliée par l’angle de la rue, se distingue par des pièces extérieures introduites comme autant de petits patios. Ces lieux introvertis permettent des vues croisées, qui éveillent le souvenir du maillage d’une ville médiévale.

L’architecture comme habit

Si le travail de Torzo possède une telle dimension haptique, c’est peut-être parce qu’il ne se limite pas à l’architecture, mais qu’il embrasse aussi une grande diversité de savoir-faire. Pour elle, l’artisanat est la traduction d’une méthode expérimentale: il est une manière de résoudre un problème en utilisant le bon outil. Ainsi, il aura fallu trois ans pour mettre au point, avec les briquetiers de Petersen Tegl, le prototype de la brique de terracotta moulée à la main qui compose le motif de la façade extérieure. Comme les béguines, Torzo travaille aussi avec le textile: c’est par le biais de tapisseries de près de quatre mètres de long, imprimées de motifs en forme de diamant, que la façade de l’extension de Z33 a été présentée pour la première fois. La recherche de Torzo d’une architecture sensuelle, c’est-à-dire d’une architecture qui se rapporte au corps et au mouvement de celui-ci dans l’espace, se comprend aussi à l’aune des objets-projets du quotidien qu’elle développe, notamment dans le mobilier: on retrouve dans le pincement du dossier en noyer de la chaise Larga la même précision, le même plaisir de la main qui touche, que dans le délié de la rampe d’escalier dessinée pour Z33. En mettant sur un pied d’égalité une extension de musée et un kimono en soie, Torzo fait de l’architecture un habit seyant, qui, en nous touchant, nous permet de résonner et de nous engager dans le temps présent.

Notes

  1. Francesca Torzo, an atelier, Hasselt, 2012.
  2. Petersen Tegl est notamment connu pour avoir développé, en collaboration avec Peter Zumthor (chez qui Francesca Torzo a travaillé), les briques du Kolumba Museum à Cologne.
  3. Hartmut Rosa, Resonanz, 2020.

Extension de la galerie d’art Z33 à Hasselt (Belgique)

 

Concours: 2011

 

Réalisation: 2012-2019

 

Coût HT CFC2: EUR 8 100 000

 

Surface utile: 4660 m2

 

Maîtrise d’ouvrage: Province de Limbourg, Z33

 

Architecture: Francesca Torzo

 

Direction de travaux: Isabelle Goosens, ABT Belgium NV

 

Ingénierie civile: Conzett Bronzini Partner

 

Briqueterie: Petersen Tegl

Magazine

Sur ce sujet