Lau­sanne 64: nou­velle peau pour une nou­velle vie

La rénovation de l’ancien bâtiment des Reliures Mayer & Soutter, conçu par Jean-Marc Lamunière et inauguré en 1964, est le résultat d’une stratégie de conservation méticuleusement appliquée par le bureau lausannois Projet-co. Rapport sur la discrétion, voire l’invisibilité de son intervention.

Date de publication
08-08-2023

La reconnaissance de la valeur architecturale de bâtiments industriels est un champ encore en quête d’exemples de restauration pouvant être mis en avant comme des modèles de stratégies et d’actions. Celle de l’atelier de reliure industrielle Mayer & Soutter en constitue à n’en pas douter un. Le contexte n’était pourtant pas idéal, entre un manque de reconnaissance patrimoniale et une foncière comme nouveau propriétaire. La rénovation menée par Projet-co en est d’autant plus exemplaire. La note 3 – qui n’est pas associée à de quelconques mesures de protection – avait été accordée aux bâtiments construits par Jean-Marc Lamunière lors du recensement architectural de 1976. En 2017, la section cantonale Monuments et sites mandate le laboratoire des techniques et sauvegarde de l’architecture moderne (TSAM) de l’EPFL pour une étude patrimoniale visant à documenter le bâtiment Mayer & Soutter et son histoire, à définir sa valeur patrimoniale et à proposer des stratégies d’intervention1. En conclusion, l’étude propose d’attribuer au bâtiment Mayer & Soutter la note 1, ce qui aurait laissé entrevoir une possible inscription sur les listes patrimoniales. Rien de tout cela ne s’est avéré, et lorsque le bâtiment Mayer & Soutter est racheté par le groupe Procimmo en 2017, la rénovation qui s’impose ne se présente pas sous les meilleurs auspices. L’exemple du bâtiment jumeau des Imprimeries Réunies Lausannoises (IRL), dont les façades ont été remplacées en 1985, est là pour en témoigner.

Un témoin industriel et architectural

Dans les années 1960, une partie de la famille de Jean-Marc Lamunière réside à Lausanne et vit de la presse qu’elle publie. Les IRL, dont Marc Lamunière, cousin de l’architecte, est alors directeur, lancent un concours d’architecture afin de regrouper les activités éditoriales de l’entreprise dans le chef-lieu vaudois. Le cousin genevois remporte le premier prix et construit au-dessus de la gare un complexe révélant l’affinité qu’il entretient avec les États-Unis, plus particulièrement dans la tour de onze étages en métal et en verre, connue aujourd’hui sous le nom de «tour Edipresse». Mais le complexe s’avère rapidement trop exigu et une partie des activités est délocalisée à Renens, chef-lieu du district de l’Ouest lausannois, dont l’identité est marquée par la présence à proximité du centre-ville d’une imposante gare de triage. Les IRL acquièrent les droits de superficie du lieu-dit Closel, un terrain jouxtant la parcelle où se dressent à l’époque deux bâtiments de la firme Eternit conçus par Frédéric Brugger au début des années 1960. Les Reliures Mayer & Soutter, qui travaillent en étroite synergie avec les IRL depuis plusieurs décennies, accompagnent la délocalisation. En charge du projet, Jean-Marc Lamunière développe une structure identique qu’il décline deux fois, de part et d’autre de la voie ferrée qui dessert la parcelle.

Pour le Closel, Lamunière s’est appliqué à définir une forme en mesure de faire face à la disparité des activités des deux propriétaires et aux mutations et extensions éventuelles du programme. Les espaces et les relations y sont définis par une trame orthogonale basée sur un module carré de 1.90 m de côté. Plan et élévation sont quant à eux marqués par un dédoublement structurel2 qui permet à l’architecte de réserver une trame aux réseaux techniques, libérant les 4 suivantes pour en permettre une occupation flexible. Bien que réalisés dans la période miesienne de Lamunière, les bâtiments du site du Closel peuvent être lus comme une première référence au plan modulaire qui intègre les différentes couches architecturales (structure, façade et technique), contrairement au plan libre qui les détache. L’idée kahnienne d’espaces servis et servants anime cette lecture, bien que non explicitement3, alors que le langage architectural, assurément miesien, laisse aussi distinguer les travées techniques et cette réflexion naissante d’une structure fonctionnant par relation topologique plutôt que fonctionnaliste. La forme évoque donc la fonction, précepte qui, de manière subtile, est repris dans la matérialisation des modules de façade verre-aluminium.

Une identité à fleur de peau

Des cadres en aluminium, on ne perçoit que les parties horizontales. Les montants verticaux sont cachés derrière les profilés en U auxquels ils sont fixés par compression, établissant une hiérarchie claire entre structure et remplissage. Les éléments de remplissage sont vitrés, translucides, et coupés par un bandeau transparent qui parcourt chaque niveau à hauteur d’yeux. Les panneaux translucides sont des verres Thermolux, un vitrage double encore produit aujourd’hui, entre lequel est insérée une feuille de fibres de verre. Comme à l’origine, le traitement extérieur de type peau d’orange des Thermolux permet une diffraction homogène de la lumière à l’intérieur, et empêche l’éblouissement et les reflets à l’extérieur, faisant de la façade un élément particulièrement adapté à différents types de travaux (reliure, correction, entrepôt de papier, presse) qu’elle communique à la ville, une mission chère à Jean-Marc Lamunière: l’expression de l’activité industrielle la nuit, alors que le jour, c’est la structure qui est bien visible.

Apprendre de l’existant

Avant d’être chargé de la rénovation, Projet-co a reçu la mission d’établir un cahier d’inventaire complétant le relevé déjà effectué par le TSAM. Ce document a le mérite de cartographier l’état actuel du bâtiment pour repérer les points faibles et les modifications effectuées au fil du temps – une approche holistique et pragmatique. La stratégie de rénovation développée et mise en œuvre par Projet-co repose sur ce cahier et a pour objectif de préserver les valeurs architecturales et constructives du bâtiment – conservation de la structure apparente, respect de la trame, des teintes et des matérialités d’origine – tout en augmentant sa valeur d’usage – remise aux normes incendie, thermique et phonique. Les stratégies d’intervention développées par le TSAM en 2017 y sont par ailleurs largement intégrées. Mais cette approche théorique est complétée par la capacité qu’ont eu les architectes à regarder et comprendre les solutions envisagées à l’origine, et qui leur a permis de pondérer les choix entre reconduire ou modifier ces solutions, en apportant des réponses concrètes à la difficile équation entre maintien de l’expression initiale et augmentation de la durée de vie de l’édifice et du confort des usager·ères.

Parecloses, joints creux et retraits: acupuncture holistique

Les interventions opérées sur l’existant relèvent de l’acupuncture: elles ne se voient pas de loin et très peu de près. Essayons-nous à un exercice de catégorisation non exhaustif: «Réparer», ou remettre d’aplomb les éléments abîmés par l’usage et le temps – l’arase du socle en béton armé est refaçonnée en biais afin de préserver de l’humidité les cadres en aluminium. «Protéger», ou épargner les points clefs de la construction – des rejingots peints dans la même teinte et ajoutés sur les profils métalliques des nez de dalles permettent l’écoulement des eaux de pluie. «Reconduire», ou utiliser les solutions mises en œuvre par Lamunière – les briques silico-calcaires du cloisonnement des noyaux de circulation verticale ont été poncées ou reconduites lorsque des portions ont dû être reconstruites, notamment pour des questions de mise aux normes incendie. «Améliorer» (sans dénaturer), ou pondérer différents critères pour proposer la solution optimale afin de respecter l’identité du bâtiment et du site dont les façades sont essentiellement tributaires. De concert avec le bureau d’études Défi Métal, Projet-co a exploré différentes possibilités en développant des prototypes de module. Là où le TSAM préconisait un réemploi des châssis en aluminium qui permettait d’intégrer des doubles vitrages et des parecloses plus performants dans la profondeur du profil – une solution jugée trop onéreuse et compliquée en termes de garantie –, Projet-co et Défi Métal ont proposé un remplacement analogue: les nouveaux châssis respectent au millimètre les épaisseurs en façade mais sont plus épais en profondeur, ce qui permet de conserver aussi le jeu du retrait progressif des parecloses et châssis sur le côté intérieur de la façade. L’utilisation de Thermolux isolants, préconisée elle aussi par le TSAM, a permis d’améliorer la performance énergétique des façades, tout en conservant les qualités initiales du verre, notamment la finition extérieure type peau d’orange. Les valeurs de la norme SIA 380/1 ne sont pas systématiquement respectées pour chaque élément, elles le sont cependant à l’échelle du bâtiment : maîtriser les déficits plutôt que d’y remédier, en gardant à l’esprit l’héritage de la qualité architecturale de l’ensemble.

Les architectes de Projet-co ne se sont pas contentés de faire revivre les qualités qui étaient celles du bâtiment à l’origine. Si l’indispensable mise à jour technique et normative a mené à des solutions n’affectant en rien la lecture structurelle de l’intérieur de l’édifice4, d’autres bonifient l’existant en l’adaptant à sa mutation5: une «grande fierté» aux dires des architectes, sous-entendant que le nouvel ajout se fond dans l’ensemble et contribue à augmenter sa valeur d’usage. Autant de petites histoires venues au secours de la grande et qui font revivre un témoin important du patrimoine industriel suisse, tout en participant à maintenir l’identité d’un ancien site industriel devenu un îlot dans le paysage urbain renannais.

Notes

 

1 Franz Graf et Lucien Favre, «Histoire d’une structure de production: le site industriel du Closel à Renens», TRACÉS 10/2019, pp. 22-27

 

2 Le motif double marque par ailleurs l’ensemble du site, de l’implantation de deux bâtiments jusque dans la composition des façades marquée par le rythme a, b, signe du classicisme moderne qui caractérise les projets de Lamunière à cette époque.

 

3 Lamunière ne fera la rencontre de l’architecte américain qu’en 1967-68, à l’occasion de son enseignement en qualité d’enseignant invité à l’Université de Pennsylvanie.

 

4 À titre d’exemple, une maille plus fine remplace les grilles d’origine des garde-corps; des chapes phoniques ont été ajoutées, de même que des panneaux rayonnants suspendus assurant le rafraîchissement de l’air.

 

5 La construction d’un remblai a permis de créer une nouvelle entrée de plain-pied sur la façade ouest. Plateforme et auvent, détachés de la structure et de la façade par un joint creux, reproduisent la logique architecturale d’origine.

Rénovation des anciens ateliers Mayer & Soutter, Renens (VD)

 

Maîtrise d’ouvrage
Procimmo Swiss Commercial Fund 56

 

Architecture
Projet-co architectes

 

Génie civil
B+S Ingénieurs

 

Construction de la façade
Défimétal

 

Planification technique du bâtiment
Idéales Technologies

 

Physique du bâtiment
Effin’art

 

Période de planification
2018-2020

 

Achèvement des travaux
Juillet 2021

 

Surface au sol
2000 m
2

 

Volume bâti
35 000 m
3

Magazine

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