Ju­lie Im­holz: «La Con­cep­tion Pay­sage can­to­nale, un ou­til d’équi­li­briste»

Retour d’expérience sur la Conception Paysage cantonale valaisanne avec l’architecte paysagiste Julie Imholz, qui a participé à sa élaboration. En restituant la démarche, elle démontre également la valeur de cet outil, qui replace le paysage au cœur des planifications territoriales.

Date de publication
15-09-2023

Laurence Crémel et Mathilde de Laage: Adoptée par le Conseil d’État valaisan à l’automne 2022, la Conception Paysage cantonale valaisanne (CPc-VS) fait maintenant partie des outils de planification qui lient les services entre eux. Quelle est sa valeur par rapport aux autres documents de planification?

Julie Imholz: La première valeur de cette planification consiste en une étude de base qui donne les fondements paysagers du Plan directeur cantonal du Valais (PDc-VS). Elle vise aussi à améliorer la coordination entre les différents acteurs qui œuvrent à l’opérationnalisation des mesures d’aménagement du territoire. Les cinq objectifs structurants énoncés par la CPc-VS ont intégré les principes du PDc-VS et permettent d’évaluer les mesures spécifiques qui pourront être appliquées. Cette reconnaissance du paysage donne l’assurance qu’elle peut prendre plusieurs directions selon l’outil opérationnel mobilisé et garantit que le paysage est considéré comme un bien commun partagé. Si l’on prend la question de la déprise agricole en moyenne montagne, par exemple, l’agriculture en altitude doit autant participer au maintien de ces paysages ouverts qu’aux changements à venir causés par le réchauffement climatique. Cet enjeu exige de localiser des plans de compensation écologique qui participent à la structuration et au maintien des paysages pour approcher les agriculteur·rices avec cet objectif dans un second temps. En fin de compte, tous les enjeux paysagers sont associés pour mobiliser la charpente bioclimatique dans une logique de percolation: des glaciers au Léman.

À quelles nécessités répond cet outil? Comment synthétise-t-il une vision partagée?

La CPc-VS est une approche transversale qui croise de nombreuses logiques: développement des milieux de vie à travers une gestion de la nature, dangers naturels, biodiversité, mobilité, loisirs… Elle répond à cet impératif en s’appuyant sur plusieurs objectifs qui portent la qualité du paysage, que ce soit à travers la définition d’une charpente paysagère territoriale et de son évolution, ou encore à travers l’équilibre entre la grande diversité des paysages – avec en particulier le maintien des paysages ouverts. Elle a aussi permis d’ouvrir un dialogue entre une grande diversité de services publics et d’acteurs pour les amener à un partage d’expériences communes et à initier une nouvelle façon de collaborer, en décloisonnant les secteurs. Lors du processus d’élaboration, nous étions attachés à la question de l’exemplarité et nous avons porté une attention particulière à ce que la CPc-VS soit d’emblée un véritable outil de projet. Ainsi, une dizaine de projets pilotes pluridisciplinaires ont été identifiés. Appelés «projets modèles pour le paysage» dans la CPc-VS, certains sont déjà lancés pour initier de bonnes pratiques et d’autres ont l’ambition d’être financés par des programmes de la Confédération. À ce titre, cette approche constitue une méthodologie innovante et constructive, qui répond à la complexité des enjeux et permet à chaque acteur de s’identifier. Aujourd’hui, la CPc-VS est solide au point d’être prise pour exemple par d’autres cantons désireux de dépasser une conception du paysage qui la réduit à un catalogue de mesures, sans représentations topographique, spatiale et évolutive.

Quelle a été votre approche pour réaliser cette étude – de l’échelle complexe du grand territoire à une vision assez fine des enjeux paysagers?

Arpenter ensemble les paysages, selon les thématiques précises avec les différents services cantonaux et des acteurs locaux, a été une démarche fondatrice pour initier ce consensus. Ensemble, nous avons pu confronter nos regards, nos sensibilités et comprendre la position spécifique de chacun, parfois divergente. L’important était de révéler comment nous pouvions nous appuyer les uns sur les autres. La difficulté rencontrée avec cette méthode résidait surtout dans l’ampleur du territoire. Nous avons alors calibré les sept arpentages en fonction d’une matrice de sélection de 43 sites visités: cela nous a permis de parcourir l’ensemble des types de paysages, identifiés selon les motifs paysagers et classés selon les trois étages: colinéen, montagnard et alpin/subalpin, afin de considérer la dimension altimétrique et géomorphologique de ce territoire.

Cette matrice de classification des typologies paysagères du Valais s’illustre par exemple à l’étage montagnard par des forêts denses, des coteaux, cultivés ou d’herbages sur lesquels se sont installés de nombreux villages, hameaux et stations alpines distinctes. Il était dans un premier temps essentiel de reconnaître chaque paysage et de célébrer sa diversité, avec près d’une vingtaine de types distincts reconnus et baptisés à l’échelle du Valais. Admettre l’existence de chacun d’entre eux nous a permis dans un second temps de passer à l’acte en les spatialisant. Puis, la mutation de ceux-ci a fait l’objet d’une vision partagée en misant sur leur capacité à structurer un développement pérenne du territoire, résilient et de qualité à travers cinq objectifs transversaux précisant la vision.

Fort·es des enseignements de ces arpentages, nous avons élaboré plusieurs cahiers dans des buts distincts et complémentaires: un premier cahier général présente la vision de la conception, un second les spécificités de chaque paysage et de ses motifs paysagers. Ainsi, les coteaux cultivés et d’herbages, situés en moyenne montagne, ont donné lieu à un état des lieux spécifique, mentionnant les qualités paysagères comme des champs de tension qui pèsent sur les diverses prestations et débouchent, in fine, sur des objectifs et mesures transversales à entreprendre. Ainsi, les cinq objectifs paysagers définis dans la vision sont appliqués à la spécificité des types de paysages identifiés à l’échelle du Valais. Ces objectifs préfigurent tantôt leur maintien, tantôt leurs mutations selon la tendance. Par exemple, les paysages des stations alpines tendent à développer un tourisme adapté aux quatre saisons. La nouvelle fréquentation touristique de ces territoires avec de nouvelles pratiques, amènent à une sollicitation des paysages déjà fragiles. Une réflexion en amont doit être menée, croisant développement économique, accessibilité et préservation des milieux naturels.

Que désignent les «champs de tension»? Quelles pistes de réflexion ouvrent-ils pour la mutation de ces paysages?

Ces champs de tension sont définis en fonction des prestations paysagères qu’ils rendent ou qui entrent en conflit entre elles; que ce soient en termes de prestations de production, de prestations culturelles liées au cadre de vie, à la santé publique ou au sentiment d’appartenance, de régulation liées à la lutte contre le réchauffement climatique. Pour être plus précise, à partir des dynamiques paysagères liées à la disponibilité des ressources renouvelables, leurs prestations d’habitat pour la biodiversité ou encore leurs prestations foncières, il s’agit de relever les enjeux qui vont nécessiter une pesée d’intérêt. Par exemple, l’agriculture de montagne où certains terrains sont difficiles à exploiter, où l’accessibilité est précaire: ces conditions voient la reforestation prendre le pas sur un abandon progressif.

Cette déprise agricole est une vraie question. Il est nécessaire de donner les ressources techniques et financières aux agriculteur·rices pour qu’ils et elles puissent être de véritables acteur·rices qui participent à entretenir la diversité des paysages de moyenne montagne à travers leur travail. Mais ils et elles ne vont pas s’investir dans des mesures de compensation qui ne sont économiquement pas viables pour eux. Dans la région des trois vallées d’Entremont, les agriculteur·rices se sont regroupé·es dans une Association pour la promotion de l’agriculture du Grand Entremont (APAGE), sous l’impulsion entre autres des services de l’agriculture et du développement touristique. Là, des cultures à haute valeur ajoutée, comme les herbes aromatiques ou médicinales, sont encouragées. Cette exemplarité est mise en valeur pour partager à l’échelle du canton les bonnes pratiques qui visent une diversité des cultures agricoles à partir desquelles émerge une participation sociale pour défendre un patrimoine culturel, dans le respect et la mesure de l’énergie des agriculteur·rices.

Dans la carte qui synthétise les visions de la CPc-VS, les marges des différentes typologies de paysages se superposent et sont floues dans leur spatialisation. Est-ce une prise de position?

Les arpentages ont permis de reconnaître que les zones de contact reflètent des dynamiques paysagères incertaines et fragiles. Certains mayens par exemple se situent aujourd’hui dans la forêt parce qu’il n’y a plus assez de forces vives pour assurer une exploitation agricole ou un entretien de la part des services cantonaux. Une pesée des intérêts s’avère nécessaire pour distinguer les endroits où la déprise agricole va se poursuivre de ceux où une série de mesures permettront de stopper ce phénomène. Ce jeu d’équilibre s’illustre particulièrement bien dans l’objectif de mutation qui porte la notion de franges. Ces dernières, zones de contact encore floues entre les dynamiques anthropiques et naturelles, sont donc bien le lieu où les champs de tension sont les plus forts: qu’elles soient naturelles, forestières, agricoles, liées à l’eau ou au tissu bâti, elles font l’objet de mesures sectorielles qui visent à révéler des potentiels de biodiversité au cas par cas. Oscillant entre pérennisation et mutation, ces mesures tentent de répondre à cette question: faut-il mettre «sous cloche» un paysage ou, au contraire, freiner son expansion sur les autres paysages plus fragiles?

Quels sont les enjeux et les préoccupations autour de cette altitude de 1400 m? Quels sont les points sensibles entre les types de paysage et les objectifs à atteindre de la vision partagée?

En observant l’adret du Rhône, les taches roses de l’urbanisation se diffusent de plus en plus et constituent l’un des plus grands flous paysagers. Longtemps, l’avancée de l’urbanisation s’est effectuée au détriment de la charpente paysagère, sur les paysages ouverts des coteaux, malgré une exposition toujours plus importante aux dangers naturels. Si la définition des périmètres d’urbanisation a permis de confiner l’expansion du bâti à l’intérieur, les franges de contact doivent faire l’objet de mesures de qualification des espaces. D’autres tensions émergent aussi avec la pratique des activités touristiques et de loisirs au cœur des paysages naturels, forestiers et agricoles, une pratique toujours plus dense qui s’est accélérée depuis la période COVID. Il devient nécessaire de canaliser les flux de gens en fonction de leur mode de déplacement comme de leur vitesse, par exemple en différenciant les itinéraires VTT de ceux de randonnée.

Zermatt, pionnière dans ce domaine, a déjà anticipé le balisage et la différentiation de ces itinéraires pour protéger ses bas marais exposés. Elle entreprend aussi un effort de sensibilisation pour limiter la surfréquentation qui se prolonge de plus en plus sur toute l’année. Ce sont de bonnes pratiques à généraliser sur l’ensemble du territoire. Mais la plus grande mutation est à venir. Le dérèglement climatique entraîne la migration des paysages plus haut en altitude: les sols de montagne se ravinent de plus en plus, les feuillus montent en altitude, les glaciers disparaissent, la limite pluie-neige évolue aussi. De nouveaux équilibres pourraient se dessiner, par exemple entre paysages d’herbages et paysages naturels d’altitude; l’adret du Rhône, longtemps prisé pour son ensoleillement, pourrait voir son attrait se restreindre au profit de l’ubac, plus ombragé et plus frais…

Julie Imholz est architecte paysagiste. Son agence paysa­gestion a participé à la réalisation de la Conception Paysage ­cantonale du Valais.

Conception paysage du Valais

 

Conception et rédaction
prioddayer (pilote), paysagestion, csd, grenat, ­agridea, areaplan, Linkfabrik

 

Comité de pilotage
Présidence: Nicolas Mettan, Service du développement territorial (SDT) et Jean-Christophe Clivaz, Service des forêts, de la nature et du paysage (SFNP)

 

Membres: Adrian Zumstein, Service administratif et juridique du Département de la mobilité, du territoire et de l’environnement (SAJMTE); Gérald Dayer, Service de l’agriculture (SCA); Vincent Pellissier, Service de la mobilité (SDM); Joël Fournier, Service de l’énergie et des forces hydrauliques (SEFH); Eric Bianco, Service de l’économie, du tourisme et de l’innovation (SETI); Philippe Venetz, Service immobilier et patrimoine (SIP); Tony Arborino (2019 à 2021), Service de la protection contre les crues du Rhône (SPCR); Raphaël Mayoraz (2022), Service des dangers naturels (SDANA), Virginie Gaspoz, Fédération des Communes Valaisannes (FCV)

 

Groupe de suivi
Aurélie Défago (cheffe de projet) et Chantal Vetter (soutien), SDT; Yann Clavien (chef de projet adjoint) et Alice Lambrigger (soutien), SFNP; groupement de mandataires

 

Groupe de consultation
Représentant·es des services de l’État
Expert·es externes à l’administration cantonale OFEV et ARE

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