Im­meuble Sa­phir: gare aux sons so­li­diens

Construit à proximité immédiate des voies du CEVA à Chêne-Bourg (GE), l’immeuble Saphir risquait de voir ses futurs habitants soumis à des vibrations inconfortables. Une désolidarisation entre l’immeuble à proprement parler et ses sous-sols ­permet de se prémunir de ce risque.

Date de publication
28-08-2023
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Situé à proximité immédiate de la gare de Chêne-Bourg (GE), l’immeuble Saphir est construit sur deux niveaux de sous-sols, dont le premier s’étend sur l’ensemble de l’espace entre la tranchée couverte du CEVA (liaison ferroviaire Cornavin Eaux-Vives Annemasse) et les bâtiments existants de la rue François-Perréard. Il comprend huit étages sur rez, pour une hauteur totale maximale d’un peu plus de 27 m. Les deux niveaux de sous-sols accueillent une galerie commerciale, les étages étant entièrement dédiés au logement.

Compte tenu de sa situation, le bâtiment est soumis aux vibrations engendrées par la circulation des trains, qui risquent de nuire au confort de ses habitants. Selon leur fréquence, ces vibrations seront ressenties soit comme des vibrations à proprement parler pour les fréquences relativement basses, soit sous forme de son, pour les fréquences plus élevées (à partir d’environ 25 Hz): ce qu’on appelle le bruit solidien.

Exigences légales pas garantes du confort des habitants

D’un point de vue légal, la Loi fédérale sur la protection de l’environnement (LPE) oblige un «pollueur» à limiter les émissions vibratoires vis-à-vis des riverains qui étaient là avant lui, mais ne dit rien des habitations nouvellement construites à proximité d’un «pollueur» préexistant. La pratique consiste toutefois à adopter une attitude similaire et à suivre la loi en respectant les valeurs fixées par la directive OFEV pour l’évaluation des vibrations et du son solidien des installations de transport sur rail (EVBSR), qui se réfère à la norme allemande DIN 4150-2.

Les valeurs limites de l’EVBSR sont fixées de manière à ce que les nuisances ne gênent pas «de manière sensible» la population, mais n’empêchent pas que les vibrations ou le bruit solidien soient ressentis. L’expérience montre en effet que le risque demeure, particulièrement lors du passage d’un train, que des vibrations soient perçues par les habitants, péjorant de la sorte la qualité de vie, et donc aussi la valeur immobilière des appartements. Afin d’y remédier, les ingénieurs ont proposé, en plus de l’évaluation selon les critères de l’EVBSR, de recourir à des valeurs cibles d’immission, permettant de tenir compte des exigences de confort dans les logements.

Dans le cas présent, étant donné que les voies du CEVA ont été construites sur des dalles flottantes, les critères de la directive EVBSR sont respectés, sans mesure de protection additionnelle côté bâtiment. Toutefois, les valeurs du niveau sonore moyen Leq-passage pronostiquées pour le passage d’un train, comprises entre 34 et 40 dB(A), dépassent les valeurs cibles de nuit de 33 dB(A), même pour un confort «modeste»: le passage des trains risque clairement d’être perçu dans les logements.

Des logements sur le toit d’une gare

 

Face à la pénurie de logement, le plan directeur cantonal genevois insiste sur l’importance de densifier autour des points d’entrées des axes de mobilité douce du canton: les gares. Issus d’un concours sur présélection, les immeubles Saphir – 50 appartements en PPE – et son faux jumeau Tourmaline – 70 unités locatives, dont 15 pour des seniors – s’inscrivent dans le développement du plateau de la gare de Chêne-Bourg. Les deux immeubles poursuivent l’expression modulaire des émergences qui composent la halte de la ligne du CEVA, faites de grands cadres préfabriqués de verre et d’acier. La trame régulière est ici transposée en béton, une superposition de piliers massifs et de fines dalles. Les façades en retrait sont habillées de bois, renforçant la volonté des architectes d’abriter le programme domestique dans des «étagères urbaines».

 

L’immeuble Saphir, tronqué sur son pignon ouest afin de s’ouvrir sur la place de la gare, propose des appartements à l’espace libre traversant, ouverts en balcon sur le sud. Les typologies, qui vont du 2 p. au 5 p. genevois, sont caractérisées par un hall central autour duquel gravitent les sanitaires et les rangements, et dans le prolongement desquels s’orientent, au nord ou au sud, les chambres, les séjours et les cuisines, dont la subtile hiérarchisation spatiale – non prédéterminée par la structure – indique le programme. (Camille Claessens-Vallet)

Désolidarisation au niveau 0

Il a dès lors été décidé de désolidariser le bâtiment de son environnement par le biais d’appuis souples créant une «coupure» horizontale sans contact «dur» entre les deux parties. Une solution qui permet de filtrer les vibrations entrant dans le bâtiment et d’atteindre ainsi un niveau de confort accru. En général, la désolidarisation est faite sous le radier et englobe tous les murs des sous-sols. Cependant, les spécificités du bâtiment font qu’il est ici plus avantageux de le désolidariser au niveau du rez:

  • cette solution met les logements à l’abri des vibrations générées par les activités de la galerie commerciale;
  • en ne traitant que les sections de murs sous le rez (coupe ci-contre), plutôt que toute la surface du radier et les murs des sous-sols, elle génère une économie substantielle de matériau;
  • les études géotechniques signalant des risques de tassement différentiel du radier, placer la coupure au rez offre la possibilité d’installer des vérins pour compenser d’éventuels mouvements du bâtiment;
  • en cas de désolidarisation sous le radier, les appuis souples ne sont plus accessibles une fois celui-ci construit ; situer la coupure au rez offre la possibilité, le cas échéant, de remplacer les appuis restés accessibles.

En revanche, et afin d’éviter que des vibrations ne circulent vers les étages par des points durs, il a fallu concevoir des dispositions constructives spécifiques pour les équipements qui traversent la coupure. Une attention particulière a été apportée aux cages d’ascenseurs et aux canalisations. De plus, le bâtiment étant situé en zone sismique, la conception de la coupure devait impérativement permettre un transfert efficace des efforts verticaux et horizontaux des étages vers les fondations.

De nombreux détails de construction à concevoir

Plusieurs solutions ont été envisagées pour réaliser une coupure efficace au rez-de-chaussée. L’analyse modale des planchers du bâtiment a montré que, pour éviter un phénomène de résonance entre les dalles et le dispositif antivibratoire, la fréquence de ce dernier ne devrait pas être de l’ordre de 8 Hz et ne pas dépasser 16 Hz. La solution retenue, idéale pour des fréquences comprises entre 10 Hz et 15 Hz, est composée d’appuis en élastomère linéaires et/ou ponctuels (type Getzner), placés sur les têtes de murs sous la dalle du rez.

Les appuis souples en élastomère se caractérisent principalement par leur rigidité et leur épaisseur, dont la combinaison influence la fréquence propre. Le choix de la rigidité dépend principalement de l’effort vertical devant être repris. Pour un matériau donné, la fréquence du système diminue avec l’épaisseur des appuis. Ainsi un plan de répartition des matériaux a été établi à partir du plan des charges à reprendre. Par souci d’optimisation et de simplification des détails de construction, il a été décidé de n’utiliser que deux épaisseurs (37.5 mm et 50 mm) et six sortes de matériaux.

Des dispositions constructives ont ensuite dû être conçues, en collaboration avec l’équipe projet, pour tous les éléments techniques traversant la coupure sous la dalle du rez-de-­chaussée, afin d’éviter les points durs. La conception de ces détails ne va pas sans poser des problèmes de coordination entre les prestataires, surtout avec la dissociation des lots de gros œuvre et d’aménagement. Le point le plus délicat concernait le passage des cages d’ascenseurs à travers la coupure. La solution retenue a été de créer des systèmes de compensation sur les rails pour les ascenseurs principaux, et un emballage du monte-charge entre le sous-sol et le rez. Quant aux canalisations, elles sont équipées de compensateurs souples au passage de la coupure ; les volées d’escaliers traversant la coupure sont appuyées sur des appuis en élastomère alors que les équipements et les cloisons suspendus à la dalle du rez sont fixés avec des systèmes ne transmettant pas les vibrations.

La partie en sous-sol est appuyée contre la paroi moulée du CEVA et contre le sous-sol du bâtiment voisin. Pour éviter une transmission directe des vibrations du CEVA vers ce bâtiment, une désolidarisation verticale de la totalité de la paroi du CEVA a également dû être mise en place, par le biais d’une natte verticale en élastomère.

Finalement, des ferraillages et des plaques de répartition ont été prévus pour permettre la mise en place éventuelle de vérins à même de redresser le bâtiment ou de permettre, le cas échéant, d’accéder aux dispositifs antivibratoires.

Transformer des contraintes en avantage

L’exploitation commerciale des sous-sols nécessitait en outre de limiter le nombre de murs, afin de disposer d’un maximum de grandes surfaces libres. Cette exigence entrait en contradiction avec la reprise des efforts sismiques de la tour hors sol. Cependant, il était nécessaire de créer un diaphragme horizontal rigide pour la désolidarisation vibratoire au niveau du rez. Cette disposition a permis de reporter les efforts sismiques de la tour sur les murs périphériques des sous-sols, et de diminuer ainsi le nombre de murs.

En fin de construction du bâtiment, des mesures de contrôle vibratoires et sonores ont été réalisées dans différentes pièces du bâtiment pour vérifier l’efficacité de la protection mise en place. Elles ont montré un respect de l’objectif de confort «élevé», avec des niveaux sonores lors du passage des trains qui demeurent proches du niveau de bruit ambiant moyen.

Cet exemple prouve que la prise en compte, dès la conception, de la thématique vibratoire en coopération entre les différents corps d’état, permet de trouver des solutions adaptées aux projets soumis à de fortes contraintes.

Immeuble Saphir, Chêne-Bourg (GE)

 

Maître d’ouvrage
Société coopérative Migros Genève et VIE Valorisations Immobilières Éthiques

 

Architecte
Group8

 

Entreprise totale
Pillet

 

Ingénieur civil
Pillet

 

Géotechnique
Pillet Géotechnique

 

Étude vibratoire
Résonance Ingénieurs-Conseils

 

Matériaux antivibratoires
Getzner

 

Ingénieur chauffage / ventilation
Bouygues E&S Suisse

 

Ingénieur sanitaire
Troger

 

Ingénieur électricité
Egg Telsa

 

Ingénieur sécurité
Orqual

 

Géomètre
HCC Ingénieurs Géomètres

 

Ingénieur acousticien
Architecture et Acoustique

 

Ingénieur façade
Cambium ingénierie

 

Ingénieur sécurité incendie
Dinges Consulting

 

Durée des travaux
2020-2023

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