Hô­tel can­to­nal de Fri­bourg: les plaies du temps

L’architecture a toujours été un dispositif d’expression et de gestion du pouvoir. L’Hôtel cantonal de Fribourg, restauré dans son entièreté pour la première fois depuis sa réalisation, il y a 500 ans, devient l’incarnation de l’ouverture politique et d’une mise en scène du temps qui passe.

Date de publication
19-10-2022

«De l’assurance, un jugement supérieur, le talent d’imposer la discipline et le pouvoir d’inspirer la crainte»: c’est ainsi que le sociologue Richard Sennett définit, en 1980, les qualités de l’autorité dans son ouvrage éponyme1. À l’époque, il perçoit l’effondrement des modèles d’autorité jusque-là reconnus – de type tantôt paternaliste, tantôt technocratique – et s’interroge sur leur évolution. L’architecture a toujours accompagné, voire parfois précédé les changement politiques et sociaux. Elle donne littéralement forme au pouvoir – que ce soit dans les vastes antichambres des palais royaux, où plus l’enfilade est longue et plus le respect de l’autorité s’impose, ou dans les proportions titanesques des salles des pas perdus des tribunaux, censées impressionner celui ou celle qui est jugée. Mais si l’autorité se met à rimer avec ouverture, que devient son architecture?

Évolution d’un lieu de pouvoir

L’Hôtel cantonal de Fribourg a d’abord été conçu comme une halle aux grains avant que le Conseil ne décide, en 1504, d’en faire un édifice du pouvoir2. Il est situé dans la vieille ville, sur un promontoire rocheux. Au sud, sa façade de molasse sable s’érige comme une excroissance de la falaise; elle est taillée de fenêtres étroites et longues, mais aussi de plus opulentes, percées dans les années 1930. Au nord, le bâtiment est composé de deux volumes : le bâtiment principal de l’Hôtel cantonal (1522) et le corps de garde (1782), qui étreignent une place pavée et sa fontaine. Le perron monumental est un symbole de ce lieu de pouvoir, qui a longtemps occupé une fonction militaire et répressive: arsenaux, dépôts d’armes et de munitions, archives cantonales, tribunal cantonal, prison et gendarmerie. Le lieu était clos, fermé à la ville, et a même longtemps inspiré la crainte. En outre, les usages successifs auxquels le bâtiment a été consacré au fil des âges et certaines interventions maladroites ont considérablement blessé sa substance bâtie.

Lorsque, en 2016, l’équipe pluridisciplinaire – composée de Aeby Aumann Emery architectes (AAE), de Lateltin Monnerat architectes, du bureau d’ingénierie civile Ingeni, de Tecnoservice Engineering et de Josef Piller – remporte les mandats d’étude parallèles en vue de la rénovation de l’édifice, c’est la première fois depuis un demi-millénaire que le projet peut être repensé dans sa globalité; et dédié uniquement au Grand Conseil. Deux aspects sont à relever dans leur démarche:

  • libérer l’espace originellement dévolu à la halle aux grains et faire du rez-de-chaussée, comme dans bien d’autres villes3, un lieu ouvert sur l’espace public, propice aux échanges et à la rencontre;
  • recomposer la lecture d’une construction morcelée et blessée, en distinguant le nouveau de l’existant.

Un plateau ouvert sur l’espace public

En choisissant d’ouvrir le rez-de-chaussée de l’Hôtel cantonal pour en faire l’entrée principale du public et le connecter à la rue, la réponse architecturale devient le vecteur d’un désir social et politique d’échange et de transparence. Une volonté toutefois timide, puisqu’il faudra tout de même franchir une grille et une lourde porte pour parvenir jusque dans l’ancienne halle aux grains. La nécessité d’assurer la sécurité du lieu explique ce dispositif, imposé à un espace qui donne accès au premier étage et aux salles où se déroulent les débats politiques. Depuis l’attaque du Grand Conseil de Zoug en 2001, ce sujet est malheureusement inévitable.

Le concours d’animation artistique du bâtiment se concentrait sur ce hall ouvert au public. Le projet lauréat, réalisé par Isabelle Krieg et Ralph Alan Müller, s’est focalisé sur le motif de la chape minérale. Intitulé «Éclipse», il inscrit un vaste cercle sombre entre les colonnes de la salle, dont la couronne irrégulière est troublée par un halo plus clair. Deux messages se lisent en filigrane : le motif invite à la fois les gens à se rencontrer, à échanger sur cette surface brute, simple et continue; mais le dessin de la couronne évoque aussi le virus qui a sévi pendant le chantier. Par cette œuvre, artistes et architectes invitent les politicien·nes à «prendre un moment de réflexion, avant d’agir, à suspendre leur jugement pour le rendre plus affûté».

Enfin, d’un point de vue constructif, le plateau du rez-de-chaussée a été entièrement libéré grâce à une intervention lourde, qui a résolu la question de l’accessibilité, notamment des personnes à mobilité réduite: l’excavation sur un niveau de la partie nord, sous les structures et les fondations existantes, a permis de prolonger la liaison verticale (ascenseur et escalier), et de placer, au premier sous-sol, les sanitaires de l’espace de réception.

Mettre en scène la fragilité

Dans l’ancienne halle aux grains, l’intervention a moins été un travail de construction que de construction. En cause, l’installation maladroite, au 20e siècle, de bureaux au rez-de-chaussée qui ont nécessité l’emballage des colonnes en molasse, le sciage des arbalétriers et la création d’un escalier au centre de la pièce… Le projet avait donc l’ambition de libérer l’espace en faisant disparaître toutes ces actions peu cohérentes du 20e siècle. Si, vue de l’extérieur, l’intervention semble relativement simple, elle a en réalité fait l’objet d’un travail minutieux et d’un aller-retour patient entre l’existant et la transformation. Lorsqu’on lui demande quel principe régit l’opération, Stéphane Emery (AAE) explique que, dans un tel projet, il a fallu adopter un processus non-linéaire; trouver une logique… et accepter toutes ses exceptions.

«Il a d’abord fallu réparer et étayer la structure existante, explique l’architecte. Au fil des âges, l’édifice gothique maintes fois modifié s’est affaissé: pour s’en convaincre, il suffit d’observer les déformations de la charpente (constituée de poutres dont certaines sont issues d’arbres coupés en 1478 !). Pour renforcer la structure et bloquer les déformations, on a donc doublé ce qui devait l’être par des éléments en métal qui se distinguent clairement de l’existant et rendent l’intervention réversible.» Ces poutres secondaires évoquent autant de tuteurs déposés là pour soutenir cette architecture quasi organique, rendue noueuse par le temps. Chaque étai a été conçu sur mesure, boulonné et non soudé pour des raisons de protection incendie. Il a fallu soulever certaines pannes de quelques millimètres pour libérer des parties endommagées, afin d’éviter qu’elles ne fragilisent l’ensemble de la structure. Au niveau des porteurs verticaux, et afin de minimiser l’impact visuel, architectes et ingénieur·es ont développé des piliers cruciformes, dont les appuis sont situés au plus proche des piliers d’origine. Pour éviter d’emballer l’intervention – et exposer le vénérable édifice fait d’os de pierre, de chair de bois et d’attelles de métal – une peinture anti-feu a pu être utilisée.

L’intervention, en accord avec la Charte de Venise (1964), sublime chaque cicatrice que le temps a laissée sur le bâtiment. Les stigmates de la halle aux grains deviennent autant de décorations, en contraste avec les boiseries et les fresques des salles du Conseil.

Les travées du pouvoir

Comme le rappelle Stéphane Emery, un parlement est fait pour parler: en parallèle d’un travail précis et soigné sur la substance historique du lieu, l’intervention se concentre aussi sur l’aménagement d’endroits pour discuter un peu partout.

À l’étage, l’espace du pouvoir politique se déploie parallèlement à la salle des pas perdus qui s’ouvre sur le perron: le Grand Conseil, la salle des huissiers et la salle Susanna. Celle-ci – dont les boiseries ont été repeintes d’une délicate teinte bleu-vert de 1770, retrouvée par sondage colorimétrique – a été le théâtre d’une découverte exceptionnelle. «En effet, le chantier a révélé une fresque du 18e dépeignant l’histoire de Suzanne et des deux vieillards4; un récit biblique auquel fait écho, au 21e siècle, le mouvement #metoo», commente Stéphane Emery. La peinture murale est aujourd’hui protégée par un habile mécanisme, puisque les panneaux de bois, motorisés, permettent de la protéger, mais aussi de la dévoiler. Les nouvelles boiseries trop lisses de la salle des huissiers, qui remplacent les enduits des années 1960, sont quant à elles moins convaincantes – même si l’on comprend la volonté, fidèle à la Charte de Venise, de détacher le doublage des murs anciens, pour révéler leur constitution en brique et les anciennes poutres. La salle du Grand Conseil, au splendide décor de peintures et de boiseries du 18e, restauré en 1999, n’a fait l’objet que d’une remise à jour bienvenue mais mesurée des éléments techniques, comme la ventilation. En effet, appelée la salle des 200 – du nombre des personnes qui y siégeaient sous l’Ancien Régime –, elle paraît étonnamment minuscule. «De nos jours, si on la refaisait à neuf, on la ferait deux fois plus vaste, explique Stéphane Emery. Mais c’est aussi ce qui lui donne du charme. Les politicien·nes racontent qu’ils et elles mènent là des débats beaucoup plus personnels qu’ailleurs.»

Le premier sous-sol héberge quant à lui les quartiers des député·es. Les quatre espaces en enfilades sont réunis par des passages voûtés restitués et s’ouvrent par des fenêtres, percées dans les années 1930, sur les méandres de la Sarine. Le sol en bois est formé de planches anciennes de grandes dimensions, récupérées des planchers des combles. Il flotte entre les murs en moellons une atmosphère de caveau, renforcée par le vaste meuble de vestiaire en MDF noir aux airs de tonneau – on imagine les politicien·nes s’y accouder pour se confier les affaires du canton5.

Accepter ses faiblesses pour gagner en force

Le Grand Conseil qui a pris ses quartiers dans le vieil Hôtel cantonal est bien différent de celui de l’Ancien Régime qui tablait alors sur la crainte pour faire régner son autorité. Celui du 21e siècle mise sur l’ouverture, la transparence et le dialogue. L’architecture est alors plus qu’un simple vecteur de ce pouvoir: elle est le pouvoir. À l’image des poutres de la halle aux grains, noircies et blessées par les erreurs et le temps, peut-être assiste-t-on à l’émergence d’une autorité capable d’exhiber ses faiblesses pour gagner en force; une autorité qui fait entrer la population en son sein pour gouverner.

Transformation et rénovation de l'hôtel cantonal de Fribourg (FR)

 

Maître d’ouvrage
État de Fribourg, Direction du développement territorial, des infrastructures, de la mobilité et de l’environnement (DIME), Service des bâtiments (SBat)

 

Architecture
Aeby Aumann Emery architectes

 

Direction de travaux
Lateltin Monnerat architectes

 

Ingénierie civile
Ingeni

 

Ingénierie électrique
Josef Piller

 

Ingénierie CVS
Technoservice

 

Concept énergétique
Effin’Art

 

Ingénierie sécurité
CR Conseils

 

Acousticien
EcoAcoustique

 

Procédure
Mandats d’étude parallèles, 2016

 

Réalisation
2020-2022

 

Surface de plancher brute
3850 m2

 

Coût CFC 1-9
24,03 mio CHF TTC

Notes

 

1 Richard Sennett, Autorité, Fayard, 1981, p. 29

 

2 Roland Bollin, Pierres naturelles à Fribourg, Pro Fribourg, 1996

 

3 Le Forum de l’Hôtel-de-Ville de Lausanne, par exemple

 

4 Une jeune femme appelée Suzanne, observée à son insu par deux vieillards alors qu’elle prend son bain, refuse leurs avances. Pour se venger, ils l’accusent d’adultère et la font condamner à mort; mais le prophète Daniel intervient, prouve son innocence et condamne les vieillards.

 

5 Certaines informations techniques de cet article proviennent du texte rédigé par Stéphane Emery et Nathalie Pochon, «Réhabiliter un lieu de pouvoir et cinq siècles de mémoire», 2022.

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