Les ou­tils de la dé­me­sure

À Genève, la forme des quartiers dont on hérite et de ceux qu’on continue à construire est déterminée par des outils légaux, réglementaires et financiers élaborés dans les années 1950 pour répondre à la pénurie de logements. Un retour sur ces différents outils et sur quelques projets emblématiques qui en sont le fruit permet d’éclairer la production contemporaine de «nouveaux quartiers».

Date de publication
21-03-2023
Rune Frandsen
Architecte EPFL, MAS ETH gta, Doctoral candidate ETH Zürich

Les grands ensembles genevois, comme Meyrin, Le Lignon ou les Tours de Carouge, dont les plans modernistes trouvent leur origine autant localement qu’à l’international, n’existent que grâce à un écosystème administratif qui apparaît à la fin des années 1950 dans le canton. Avec les outils développés alors et perfectionnés depuis, Genève a perpétué jusqu’à aujourd’hui cette tradition d’une extension urbaine par à-coups spectaculaires. Mais face aux nouvelles contraintes territoriales et à la consommation complète de la réserve de terrains à bâtir, ces outils sont-ils à même de répondre à une demande en logements qui ne faiblit pas?

1955-1957: construire la périphérie

Dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, le canton de Genève voit augmenter rapidement sa population. Passant de 187 000 habitants en 1945 à 240 000 en 1958, son nombre se stabilise, temporairement en tout cas, autour de 300 000 à partir de 1973. Cette croissance provoque une pénurie de logements, le taux de vacance du parc locatif atteignant le triste record de 0.01 % en décembre 19581. Entre 1955 et 1957, le Canton avait pourtant lancé une série de mesures administratives, légales et fiscales qui deviendront les pierres angulaires de l’essor exceptionnel des grands ensembles.

Deux jeux de mesures imbriquées vont agir comme piston. En 1955, une première «loi Dupont», du nom du conseiller d’État Émile Dupont, à qui est attribuée la paternité du système HLM à Genève, permet au Conseil d’État d’accorder des prêts hypothécaires à hauteur de 85 % des prix de construction, réglant ainsi le volet financier de ces opérations. Le crédit initial de 30 millions de francs est porté à 70 millions en 1957, 150 millions en 1958, puis 220 millions l’année suivante. Ces crédits, ainsi que des exonérations fiscales, doivent inciter à la construction de logements HLM aussi bien par des privés que par des institutions à but non lucratif. Ils complètent des formes plus directes d’intervention de l’État, qui subventionne à fonds perdus des habitations à bon marché (HBM) par l’entremise de fondations nouvellement créées2.

Le deuxième pilier de ces mesures de facilitation est la création d’une procédure de changement d’affectation libérant des terrains supplémentaires pour construire des logements. L’ensemble du territoire cantonal était divisé depuis 1929 en cinq zones, chacune répondant à des gabarits, à des objectifs de densités bâties, à des distances aux limites et, dans une moindre mesure, à des affectations distinctes. Le zoning traduisait une vision centrique, avec une gradation décroissante des gabarits, et donc de la densité bâtie, du centre-ville aux campagnes environnantes. Le 29 juin 1957, la loi sur le développement de l’agglomération urbaine (LDAU), qui deviendra la loi générale sur les zones de développement (LGZD), vient ajouter au panel existant la zone dite de développement. Pour la construction de logements, cette loi permet un transfert à la zone 3 (la zone de transition) de terrains jusqu’alors en zone 5 (zone villa et zone agricole) et donc l’application des règlements respectifs. Ce changement d’affectation confère alors à l’État des possibilités théoriques d’expropriation et des droits de préemption, ainsi que le pouvoir de fixer les prix des parcelles.

C’est cette même loi de 1957 qui introduit un outil caractéristique de l’urbanisme genevois: le plan localisé de quartier (PLQ), dans sa forme initiale. Ce document fixe de manière prescriptive les gabarits des immeubles prévus, le tracé des voies de communication et les répartitions des droits à bâtir3. Spécificité du PLQ, il autorise dès le départ une dérogation aux règles de zones, en matière de hauteurs des bâtiments et de types de contiguïtés. S’il offre en théorie une liberté de conception unique, il s’accompagne cependant d’un plan financier soumis au contrôle de l’État: à travers une pratique dite administrative, celui-ci fixe la limite admissible des loyers pour les différentes classes de subventionnement. Il appartient alors aux promoteurs de rentrer dans cette fourchette, bien souvent en réduisant les coûts de construction. Le PLQ dicte en outre la proportion des différents types de logements subventionnés dans le périmètre envisagé. En somme, le PLQ est un outil comptable et non un outil de projet. Cela peut expliquer son caractère souvent froid et sec. Son but n’est pas de transmettre une vision urbaine ou architecturale, mais bien de légaliser une forme.

De la politique à la forme urbaine

Deux types de tissus sont affectés par ce changement de zone, puisque la zone 5 comprend à la fois des aménagements peu denses (maisons individuelles, zone 5a) et des surfaces agricoles (5b). Ces dernières, larges parcelles d’anciens domaines patriciens, présentent l’avantage de limiter les acteurs impliqués dans les procédures administratives. Elles laissent ainsi la possibilité de dérouler des plans en tabula rasa, sans s’embarrasser des contraintes locales. Jusqu’à la fin des années 1970, c’est sur ces terrains que s’implantent les plus grandes réalisations: outre la Cité Meyrin (1960-1964) et le Lignon (1963-1971) – les plus connus –, citons par exemple Avanchet-Parc construit sur les parcelles de la famille Boccard-Tremblet (1973-1977): par sa forme et sa densité, certainement le plus brutal des aménagements de cette époque.

Sur ces terrains anciennement agricoles, deux partis urbains occupent le devant de la scène. À l’instar de la cité Meyrin ou de la cité Caroll à Onex, le premier correspond à un plan en tapis, constitué de barres d’immeubles de logements parallèles ou perpendiculaires les unes aux autres, distribuées sur toute la surface disponible. Ces plans dégagent entre les bâtiments – souvent sur pilotis – de larges surfaces de parcs, mais aussi de parkings, témoignages de l’essor important de la voiture dans les années d’après-guerre. En réaction au morcellement de l’espace public que provoquent ces opérations4, le deuxième type est constitué de barres pliées inscrites en périphérie du terrain à bâtir. Ces murailles encadrent ainsi une large surface libre, dans laquelle s’implantent les services collectifs, des parkings, des parcs et des jardins, et offrent donc des vues sans obstruction aux habitants. Le Lignon en est l’exemple le plus marquant. Ces deux types d’opérations sont parfois ponctuées de tours, comme les tours jumelles du Lignon ou celles de la cité Caroll, même si le Canton se montre plutôt réfractaire à ces manifestations verticales.

La barre, donc, prédomine. Mais le deuxième point commun de ces deux types de projets est qu’ils proposent une logique formelle auto-référentielle en rase campagne. Bien qu’il ne s’agisse pas d’unités autonomes, les critiques dénoncent rapidement le caractère monofonctionnel de ce qu’il faut bien appeler des cités dortoirs. Maurice Rohrer, par exemple, dans sa thèse de 1958 dédiée au logement à Genève, invite à qualifier les premiers développements de «simples aménagements de la banlieue» plutôt que de cités satellites. Il remarque que ces grands ensembles dépendent économiquement encore de la ville-centre à laquelle ils sont reliés par des corridors infrastructurels. Le temps a donné raison à Rohrer puisqu’aujourd’hui bon nombre de ces grands ensembles ont perdu leur caractère insulaire et se sont fait rattraper par l’extension de la ville.

Système typologique flexible

Les cités perfectionnent un quatre-pièces genevois (correspondant à un trois-pièces dans tout autre canton, la cuisine étant comptée comme une pièce…), une variante de l’appartement type moderne développé dès les années 1920, remarquablement standardisé, que ce soit dans les morphologies en tapis ou dans les barres pliées, dans les appartements en loyers libres ou subventionnés. Les immeubles sont effets constitués par la répétition dans la longueur de la même unité de base, l’allée, soit deux appartements traversants distribués par une cage d’escaliers commune. C’est ce que les alémaniques appellent le Zweispänner (littéralement, le double attelage). Grossièrement, le plan en allées est organisé en trois bandes parallèles: le noyau, qui contient les circulations verticales et les sanitaires, sépare les pièces de jour, exposées au sud, de la zone «nuit» au nord. La cuisine-laboratoire et le «coin» salle à manger dans son prolongement – et c’est peut-être là la spécificité qui en fait un type genevois – sont souvent séparés du salon, qui occupe le restant de la partie jour. L’expression architecturale recherchée de la façade détermine ensuite si un balcon file sur toute la longueur de la partie jour (de Budé, Meyrin), si des redents viennent animer la linéarité des barres (Tourelle, Tours de Carouge) ou si des loggias perforent l’enveloppe (Lignon).

Cette typologie en allées, extrêmement simple, permet de nombreux ajustements, et aucun plan n’est donc strictement identique. C’est dans des variations fines, appliquées à une formule éprouvée, que s’expriment l’expérimentation typologique et la créativité architecturale de cette époque. Un petit appartement mono-orienté supplémentaire côté jour transforme l’allée en «Dreispänner» (triple-attelage); le basculement de l’une des deux chambres situées à l’arrière à l’appartement voisin génère un plan avec un cinq pièces et un trois pièces sur l’étage, plutôt que deux appartements de quatre pièces. Addor et Bolliger proposeront même un appartement de huit pièces, constitué par le regroupement de deux quatre-pièces, dans l’ensemble de Budé. Du côté des catégories de subventionnement, ce sont moins des typologies différentes que des pièces plus grandes qui caractérisent le degré de l’aide financière: les logements en loyer libre sont ainsi plus spacieux, mais conservent la même distribution.

De la barre au plot?

Le module de l’allée et sa répétition ainsi que la forme simple et efficace des barres permettent d’élaborer avec souplesse des stratégies de mixité sociale à l’échelle d’un quartier plutôt qu’à celle du bâtiment. Ils répondent facilement à l’exigence de combiner dans le même PLQ des catégories de logement différentes, par un simple élargissement de la trame structurelle5. La logique de la construction par plots, observée dans les développements urbains plus récents à Genève, est une autre application du type pour répondre à la contrainte: la répétition d’unités simples permet une distribution aisée des classes de logements, des calculs simplifiés et une rapidité de projet qui répond adéquatement à l’urgence du Canton. La fin de l’hégémonie de la barre est cependant peut-être moins liée aux critiques de ses détracteurs qu’au changement de gouvernance qui s’opère dans la planification des opérations urbaines, ainsi qu’à la multiplication des acteurs dans leur développement.

Aujourd’hui, le projet urbain sous la forme du PLQ précède (probablement avec raison) le projet d’architecture. Mais entrepreneurs, caisses de pension, Canton, investisseurs privés, fondations ou coopératives s’arrogent ensuite le contrôle de quelques parcelles du périmètre et y vont chacun de leur patte, dans une forme urbaine imposée en amont. Il était auparavant relativement aisé de créer des barres par juxtapositions d’allées. Les unités s’inscrivaient dans un projet à plus grande échelle où, souvent, le groupement urbaniste/architecte/promoteur – parfois douteux d’ailleurs – avait la maîtrise totale du projet depuis les premières esquisses jusqu’à la remise des clés. La formation des plots, à l’inverse, traduit une diversification des rôles et une volonté de limiter la complexité d’un cahier des charges déjà chargé.

Les changements administratifs opérés à la fin des années 1950 ont été efficaces avant tout parce qu’ils libéraient de nouveaux terrains à bâtir, dans un canton aux possibilités d’expansion limitées. Ces réserves désormais consommées, le 21e siècle sonne sans doute la fin de l’urbanisme du masterplan à Genève. Pour créer de nouveaux logements, et dans un contexte où les démolitions, de plus en plus, seront remises en question, de nouvelles solutions vont devoir émerger: collaboration accrue avec la France voisine, densification de l’existant ou expropriations en zone villa ? Les débats ont de beaux jours devant eux.

Notes

 

1 Au 1er juin 2022, le taux de vacance est de 0.37 %. Pour les 5 pièces, il atteint même 0.29 %. Un taux à 1.5 % est considéré comme indicateur d’un marché fluide. La situation aujourd’hui reste donc tendue.

 

2 La gestion, l’entretien et le développement d’une partie du parc immobilier HBM à Genève – soit plus de 7500 logements – sont confiés à cinq fondations immobilières de droit public, en application de la loi 8399 du 5 octobre 2001.

 

3 C’est-à-dire la distribution de la propriété des surfaces dans les nouvelles constructions prévues, correspondant aux parcelles touchées par le PLQ. C’est ainsi que la répartition des coûts est distribuée, sur la base des parcelles propriétés des différents acteurs du projet.

 

4 Voir à ce sujet l’étude de Franz Graf et al. sur l’ensemble du Lignon : République et Canton de Genève – Département de l’urbanisme office du patrimoine et des sites – service des monuments et des sites, Fiche n° 38: Georges Addor, le Lignon. Décembre 2012, mise à jour juin 2013.

 

5 Suivant le modèle de l’allée, une superposition dans un même immeuble de classes de loyers différents serait difficile, puisque, nous l’avons vu, la surface par appartement joue un rôle important dans la détermination du standing de chaque unité.

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