Au re­voir merci! Voi­ture et ci­néma

Les architectures automobiles n'ont pas bonne réputation. Les longs rubans de bitume promettent la désolation, les parkings souterrains l’angoisse. Mais la voiture n'a pas ouvert que des espaces imaginaires négatifs. Avant de lui dire adieu, nous avons demandé au spécialiste du cinéma Tino Jacobs de lui rendre hommage en dix séquences.

Date de publication
14-02-2023

Krieger est un Ulysse contemporain. Dans le road-movie de Christian Schocher (Reisender Krieger, 1981), un représentant en cosmétiques devient un héros fatigué au nom évocateur (« guerrier »), que d’innombrables errances mènent à travers la Suisse. Et comme chez Homère, des figures et des créatures insolites l’attendent tout au long du chemin. Elles prennent parfois la forme de bâtiments : le restoroute de l’aire de stationnement de Pratteln, qui enjambe les autoroutes A2 et A3 près de Bâle, est filmé à travers le pare-brise – et il se produit quelque chose de magique. Alors que l’ouvrage se rapproche, il apparaît comme une sorte de géant endormi, un puissant portique criblé d’un grand hublot ovale que la Citroën CX de Krieger devra franchir :  c’est Polyphème, le cyclope de l’épopée antique dardant son œil écarquillé de Big Brother. Un instant électrisant – le temps que la voiture de Krieger laisse le monstre derrière elle.

Pannes et dépassements dans la narration cinématographique

C’est la magie du cinéma qui, en une fraction de seconde, fait naître un imaginaire épique dans nos têtes. 42 millions de véhicules passent chaque année sous ce restoroute conçu par Casoni & Casoni, mais le road movie parvient à poétiser ce non-lieu. À l’écran, l’architecture s’anime, la lecture des espaces devient multidimensionnelle. En dépit de leurs formes dystopiques, les architectures routières s’y prêtent de façon unique. Car la synergie dynamique entre la caméra, les personnages, les automobiles et les infrastructures qui leur sont liées s’est toujours parfaitement fondu dans la logique narrative du cinéma. La narration filmée s’attache au devenir de personnages : à des processus de maturation, à des envols, à des chutes et à des quêtes identitaires, bref à des parcours de vie en tous genres. Lesquels, au sens propre, sont assimilables à des pauses et des arrêts pour refaire le plein, à des pannes et à des manœuvres de dépassement.

Dans le film Reisender Krieger, se sont ainsi majoritairement des autoroutes, des tunnels et des parkings qui rythment et incarnent les routines somnambuliques du voyageur de commerce. À Mels (SG), Krieger passe un appel furieux à son employeur et, tandis qu’il donne libre cours à son mécontentement dans une cabine téléphonique, le spectateur voit en arrière-plan l’aire de parking déserte du centre commercial « Pizolpark », où seule sa Citroën l’attend patiemment. « Je passe vous voir… Je passe et on réglera ça ! » crie un Krieger énervé dans le combiné. Engoncé dans un trench-coat froissé, c’est un cowboy urbain et solitaire qui se prépare au grand règlement de comptes. Dans la grisaille de béton, sa monture est prête pour la chevauchée finale. Qui ne sera toutefois pas vraiment la dernière – les errances se poursuivent, sur les routes nationales et les autoroutes, de Bâle aux Grisons. Le film convoque l’image si souvent négative du vide goudronné et bétonné des aménagements routiers de deux manières : en projetant une narration sur une architecture présumée banale, il lui confère une nouvelle signification et, en guise de commentaire filmique, il associe de façon subtilement humoristique le road-movie et le western, en réincarnant les déserts du sud-ouest américain dans les espaces désolés des paysages routiers suisses.

Vérités dans l’obscurité d’un garage souterrain

Au cinéma, les silos à voitures et les parkings souterrains sont souvent des lieux où les tensions accumulées éclatent. Dans Les hommes du président (Bob Woodward, 1976), le journaliste du Washington Post joué par Robert Redford, rencontre son informateur « Deep Throat » dans un garage souterrain pour obtenir des tuyaux sur l’affaire du Watergate. Il y fait si sombre qu’on distingue à peine les visages des protagonistes. Or, c’est précisément l’évidence que symbolisent la scène et le lieu : les recherches de Woodward l’entraînent dans les plus noirs tréfonds d’un pays, où l’intégrité des élites dirigeantes fait défaut, à l’image de l’éclairage des parkings.

Les retrouvailles de Bernard (Gérard Depardieu) et Mathilde (Fanny Ardant) sur le parking d’un supermarché dans La femme d’à côté (François Truffaut, 1981) révèlent un enjeu tout aussi existentiel. Autrefois en couple, tous les deux se sont remariés. Mais les sentiments demeurent. Lorsqu’il l’aide à charger ses courses dans le coffre, cela les entraîne vers un baiser passionné. Elle s’effondre, revient à elle, puis s’éloigne rapidement au volant de sa voiture – mais le cadavre est sorti du placard. Ainsi, le parking et ses courants d’air froid mettent impitoyablement au jour des vérités que les gens préfèreraient parfois garder cachées.

Point de rencontre : la station-service

À la fin des Parapluies de Cherbourg (Jacques Demy, 1964), c’est une station-service qui réunit d’anciens amants sous des auspices pareillement tragiques. Le blessé de guerre Guy (Nino Castelnuovo) a repris une station d’essence Esso. Pendant que son épouse est partie faire des achats de Noël, l’ancienne flamme de Guy, Geneviève (Catherine Deneuve), accompagnée de la fillette qu’ils ont eue ensemble, s’y arrête pour faire le plein sans se douter de rien. Alors que la neige recouvre peu à peu la voiture, un voile de silence se dépose aussi sur la conversation que les anciens amants engagent à l’abri du magasin. Le lien profond qui les unit demeure palpable, mais il est impossible de poser les questions qu’évoque l’auto à côté de la pompe : Ont-ils encore assez d’énergie dans leurs réservoirs respectifs ? Quel chemin chacun va-t-il prendre ? L’espace de vente lisse et moderniste y apporte une réponse à sa manière : derrière Geneviève, la vitrine déploie un vaste assortiment d’huiles pour moteur. Les flux vitaux de Guy et de Geneviève ont entretemps pris une viscosité si différente que, même s’ils tentaient de renouer, ils ne seraient plus du tout compatibles.

Mais la station-service n’est pas réservée aux entrevues amoureuses, elle est aussi une centrifugeuse qui permet d’accélérer les récits. Dans le thriller co-écrit par Friedrich Dürrenmatt Ça s‘est passé en plein jour (1958), la station-service SOCAL sur la route nationale entre Zurich et Coire est d’abord un lieu de rencontre convivial. Le commissaire de police Matthäi (Heinz Rühmann) l'a prise en gérance, afin d’attirer le tueur en série aux plaques d’immatriculation grisonnes qu’il traque avec acharnement. Le pasteur du village y vient – à vélo – juste pour bavarder. « Puis-je vous aider ? » demande l’homme d’église. « Non, ça personne ne le peut », murmure Matthäi en ajoutant : « J’attends quelque chose... » Là, la station-service se mue pour un temps en un espace scénique à la Beckett dans lequel – comme à Cherbourg – de grandes questions s’immiscent sans préavis. Elle devient ainsi un portail reliant des mondes séparés : la sphère du droit et de l’ordre doit y entrer en contact avec le sombre monde du crime.

Portraits de société à la station de lavage

En comparaison, le déroulement des journées du personnage de pompiste chantant joué par Rühmann dans Die Drei von der Tankstelle (Wilhelm Thiele, 1930) est évidemment bien moins tragique. Les infrastructures dédiées à l’automobile y apparaissent comme un univers parallèle, éloigné des civilités urbaines et du contrôle social, où le passage s’effectue à une telle vitesse qu’on peut bien y ignorer l’une ou l’autre règle – personne ne s’en apercevra. Son pendant américain s’appelle « Dee-Luxe Car Wash » et compose le décor de la comédie américaine merveilleusement déjantée intitulée Car Wash (Michael Schultz, 1976). Les autos des clients y sont encore shampouinées à la main de manière tout à fait traditionnelle par le personnel – majoritairement afro-américain –, mais cela ne saurait occulter le vent extrêmement progressiste qui souffle sur cette station de lavage. Ex-détenus, révolutionnaires radicaux, drag queens et hipsters flippés y forment une grande famille bigarrée, où l’on se joue certes des tours vaches, mais où tout le monde a le cœur à la bonne place. Les excentricités de la clientèle y sont traitées avec bonhomie, telle cette femme hystérique de Beverly Hills, dont le garçonnet vomit par la portière « Oh mon Dieu! Ça va ronger la peinture ! Je t’avais dit, pour maman, de vomir loin de la voiture… Est-ce que vous pouvez nettoyer ça avant que ça ne ronge tout ? ». Car Wash est une ode au spleen de l’espèce humaine comme à l’esthétique des grosses voitures américaines des années 1970.

Chez soi au bord de l’autoroute

Si cela peut sembler absurde, cela démontre aussi que dans les films, les topographies propres à l’automobile ne sont pas des non-lieux dépourvus d’identité, de profondeur sociale ou d’ancrage historique, mais nous parlent du rapport que les gens entretiennent avec le bâti fonctionnel dévolu à la voiture. Dans la tragicomédie Home (Ursula Meier, 2008), une famille s’est installée dans une maisonnette jouxtant un tronçon d’autoroute inutilisé. La chaussée déserte sert de terrain d’unihockey, les glissières de support pour aérer les chaussures. Lorsque le tronçon finit tout de même par être ouvert au trafic, l’endurance de la famille est mise à rude épreuve. Plus les obstacles quotidiens s’accumulent – comment les enfants vont-ils désormais atteindre l’arrêt de bus de l’autre côté de la route ? –, plus les tensions internes à la famille grandissent. Marion, la fille, enregistre les flux de circulation avec une rigueur maniaque et développe d’inquiétants scénarios liés aux particules fines ; la mère (Isabelle Huppert) sombre toujours plus dans l’apathie et la paranoïa. À la fin, le père condamne toutes les ouvertures et isole les murs. S’ensuit un calme parfait, mais dans un air qui se raréfie rapidement. La tentative de coexister pacifiquement avec une autoroute a peut-être échoué. Mais elle a inspiré nombre de moments créatifs : jeux de matelas, essais de bouchons d’oreilles, fabrication de tenues de protection avec des masques de plongée et des gants de ménage. Si l’automobile et ses effets néfastes devaient un jour disparaître, qui pousserait encore les gens à lutter pour un environnement meilleur ? La pensée novatrice n’émerge-t-elle pas justement de la graisse et de la saleté ?

La voiture, un espace

Mais tout n’est pas nécessairement une question de lutte darwinienne entre l’humain et l’automobile : d’autres formes de symbiose sont imaginables. C’est ce que montre Drive My Car (Ryūsuke Hamaguchi, 2021), un road-movie poétique inscrit dans le maillage routier d’Hiroshima. Un metteur en scène en deuil, engagé comme artiste en résidence dans un théâtre, est chaque jour conduit aux répétitions dans sa propre Saab par une jeune femme en proie à de nombreux problèmes. Les propos intimes, échangés en confiance par les protagonistes durant ces trajets, dessinent la voie de leur guérison – indiquant que, même pour l’humanité post-moderne, l’automobile demeure indispensable. Insérée dans un discret réseau de garages collectifs, d’auto-lifts, d’autoroutes urbaines et de voies côtières, la voiture est capable de réunir les êtres en temps et lieu – en l’occurrence, dans l’habitacle élégant d’une vieille Saab 900 équipée d’un lecteur de cassettes analogique.

Films cités
(vous trouverez également les scènes dans la galerie d'images)

  1. Reisender Krieger (CH 1981), Buch und Regie: Christian Schocher
  2. All the President’s Men (USA 1976), Regie: Alan J. Pakula
  3. La femme d’à côté (F 1981), Regie: François Truffaut
  4. Les Parapluies de Cherbourg (F/D 1964), Regie: Jacques Demy
  5. Es geschah am hellichten Tag (CH/D/SP 1958), Regie: Ladislao Vajda
  6. Die Drei von der Tankstelle (D 1930), Regie: Wilhelm Thiele
  7. Car Wash (USA 1976), Regie: Michael Schultz
  8. Home (CH/F/B 2008), Regie: Ursula Meier
  9. Drive My Car (J 2021), Regie: Ryusuke Hamaguchi

 

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"Car and the City" - TRACÉS 2023/02 (En français)

 

"Ab­ge­fah­ren. Ar­chi­tek­tur und Stadt nach dem Au­to" - TEC21/5 (En allemand)

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