An­vers, Utrecht, quand la so­ciété ci­vile des­sine la ville sans voi­ture

La reconversion des infrastructures automobiles offre de nouveaux espaces publics au cœur des centres urbains. Reportage à Anvers, en Belgique, et Utrecht, en Hollande: deux villes ­pionnières dans cette petite révolution.

Date de publication
20-02-2023

Pour l’activiste Manu Claeys, la redécouverte de nos grandes infrastructures routières au 21e siècle pourrait être comparée à celle des berges de nos rivières et de nos lacs au 20e siècle. Longtemps considérées comme insalubres, polluées et peu attractives, elles sont depuis devenues des opportunités exceptionnelles de retrouver des espaces verts, ouverts, libres, au cœur même de la densité urbaine. Voilà ce que me dit cet écrivain, formé en littérature, qui n’avait a priori aucune raison de s’intéresser à l’aménagement du territoire, alors que nous pédalons de front dans l’une des rues du quartier de Seefhoek, à Anvers. C’est une froide journée de décembre et, comme d’habitude, tout le monde se déplace à vélo. La ville belge est parmi les premières en Europe à avoir limité à 30 km/h toutes les rues de son centre, ou presque, et à avoir donné la priorité aux cyclistes.

Pourtant, cela n’allait pas de soi: Anvers est une plaque tournante. Elle relie les Pays-Bas, la France, la région de la Ruhr, l’Angleterre. Chaque jour, près de 300 000 véhicules, dont 80 000 camions, empruntent le ring en demi-lune qui enserre la ville. La spectaculaire infrastructure routière se dévoile alors que nous franchissons le parc Spoor Noord (Paola Viganò et Bernardo Secchi, 2009) et que nous montons sur le pont de l’avenue du Nord. À gauche, le port; à droite, le ring R1, soit une autoroute à huit voies, conçue dans les années 1960 par une entreprise américaine. Ce trafic a un coût écologique et social fort – des quartiers entiers sont ainsi séparés de la métropole par des voies rapides, comme la cité de Luchtbal. Mais, selon Manu Claeys, la situation aurait pu être encore pire : le projet de reconversion qu’il me raconte est discuté depuis deux décennies. Et il durera encore au moins vingt ans.

Quand les Anversois·es luttent pour un parc sur l’autoroute

Tout commence en 1999. En parallèle d’autres mouvements dans le monde qui réclament plus de place dans le débat public, le collectif de citoyen·nes stRaten-generaal est fondé à Anvers avec l’objectif d’encourager l’évolution de la ville vers un modèle plus durable. En 2005, le gouvernement flamand décide de fermer la boucle du ring avec, notamment, un projet de viaduc titanesque, composé d’un total de 18 voies, qui aurait impacté massivement la ville. «C’était une démarche top-down, une approche des années 1960, qui n’était pas appropriée à une nouvelle ère», relève Manu Claeys, qui décide alors de rejoindre stRaten-generaal. Dans leur revendication, les activistes sont soutenus dès 2008 par le mouvement citoyen Ademloos, «à bout de souffle» en néerlandais, qui militait tout particulièrement pour la qualité de l’air. Leurs efforts conjugués leur permettent de soumettre le projet au référendum en 2009, et de gagner: le projet de viaduc est stoppé.

Mais le groupe ne compte pas en rester là. Si l’idée de couvrir le ring a déjà germé quelques années auparavant, au début des années 2010, un troisième mouvement citoyen (ringland) rejoint l’action. L’objectif? Transformer le ring en parc. Avec en tête les exemples de requalification des boulevards urbains de Madrid, on reconsidère les abords du ring, conçu à l’américaine et donc déjà doté de beaucoup d’espaces verts entre les bretelles d’autoroute. Peu à peu, une partie de la population rejoint le mouvement, puis sa majorité. La chose la plus frappante dans ce lent processus urbanistique, politique et administratif, c’est la capacité des activistes à le rendre festif, humain: outre des marches et des soirées d’information, on organise aussi des festivities – des concerts, des pièces de théâtre, des banquets – sur les abords mêmes de l’autoroute. On installe des tentes entre les glissières, on fait griller des saucisses dans la fumée des pots d’échappement. Pour certains événements, jusqu’à 10 000 personnes se rassemblent en des points stratégiques du ring.

En 2015, après des années de discussions, les activistes, soutenus par une grande partie de la population, décident d’organiser un second référendum, afin de porter le projet de couverture du ring devant le Conseil d’État. Face à l’engouement populaire – plus de 70 000 signatures récoltées en moins d’un mois – le gouvernement flamand plie: il accepte enfin de collaborer avec les citoyen·nes. Il maintient pourtant l’ambition de clore le ring d’Anvers, un enjeu stratégique à grande échelle. Aussi, au fil des discussions, un compromis finit par être trouvé, d’une manière plus douce, plus «21e siècle», et un plan en quatre étapes est établi: d’abord, concevoir une rocade locale; permettre un passage du flux automobile par le port; favoriser le report modal; et enfin, couvrir la route et créer au-dessus sept grands parcs. En 2018, lors du changement de gouvernement, le projet est adopté et rebaptisé « the big link » par les autorités. En 2023, les premières machines de forage sont visibles à l’est du ring. La première phase de couverture devrait être achevée d’ici 2031.

Penser comme la pieuvre

Aujourd’hui à Anvers, le ciel au-dessus des marais est lacéré par les voies aériennes du ring. Une passerelle cyclable survole le canal, dans lequel se reflètent les arches géantes en béton qui soutiennent la chaussée. Est-ce qu’elles seront réutilisées, une fois l’autoroute mise sous terre? Manu Claeys élude la question, «le béton dont elles sont composées sera sûrement recyclé».

Pour la couverture du ring d’Anvers, les équipes de conception ont été choisies par concours de projet. Pour gagner du temps, elles forment désormais un pool auquel on pourra faire appel tout au long de la procédure. On trouve notamment parmi elles le Studio Paola Viganò, qui, en cocréation avec les riverain·es, travaille sur la reconversion d’une vaste friche industrielle marécageuse bordant l’ancien quartier des abattoirs. Car si l’enterrement des infrastructures routières influence directement l’espace public, il a également un impact sur le tissu urbain ­alentour. L’axe routier passe du statut de nuisance à celui d’­opportunité paysagère; derrière la démarche «verte», soit l’abandon de la voiture, ce sont également des dynamiques de ­spéculation immobilière qui se mettent en place.

Manu Claeys pédale dans un vaste no man’s land, encadré d’un côté par un torrent de rails, de l’autre par l’usine d’élimination des eaux usées. Sa queue de cheval forme une bosse sous son bonnet, fermement enfoncé sur ses oreilles. Même s’il n’en donne pas l’impression, il est aujourd’hui le seul activiste à faire partie du conseil d’administration qui pilote toute l’opération et gère ce chantier gigantesque et historique. Il utilise une métaphore sous-marine pour parler de cette longue procédure: «chez la pieuvre, deux tiers du cerveau sont placés dans ses bras; dans un bon projet, les deux tiers devraient aussi se trouver chez les acteurs et les actrices qui sont sur le terrain». La couverture du ring d’Anvers, c’est l’incarnation d’un modèle bottom-up à l’européenne, prétend-il. Rendez-vous en 2031 pour voir le résultat.

Utrecht: une autoroute redevenue canal

Il existe un autre endroit en Europe qui a récemment réussi non seulement à transformer une ancienne autoroute en espace public, mais aussi à s’en débarrasser complètement. Deux heures de train et une correspondance plus tard, nous voici à Utrecht. Après vingt ans de débat, la restauration du canal Catharijnesingel s’achève. Ce projet vient de recevoir le Prix européen de l’espace public, organisé par le Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB).

Son centre historique incarne fidèlement la vision que l’on se fait d’une ville hollandaise. Avec ses façades étroites de briques rouges, se reflétant dans l’eau trouble des canaux, et ses ponts pavés le long desquels trainent de lourds vélos colorés, elle a tous les atouts que l’imaginaire collectif lui confère. En sortant de la gare, on est tout de suite happé par le gigantesque centre commercial qui enjambe le canal creusé au pied des anciennes fortifications. Sous ce bâtiment, il y a encore à peine quelques années, passait une autoroute. Oui, une autoroute. Une cycliste remonte le canal, tenant son guidon d’une main et de l’autre un parapluie au-dessus de sa tête nue. Aujourd’hui, alors que la ville est l’une des plus pro-vélo d’Europe, on peine à croire qu’une telle erreur de planification ait pu être faite dans les années 1970.

Et pourtant, on pensait à l’époque que remplir d’asphalte le canal qui ceinturait le centre-ville pourrait désengorger le flux automobile menant à la gare. En tout, 1,5 km du canal historique a été transformé en route. Le tronçon de canal restant, qui forme un cul-de-sac, a été reconverti en port et l’eau mise en conduite pour garder la continuité de la boucle.

À la fin des années 1990, les mentalités évoluent et la Ville initie un premier projet de restauration du canal, qui a pour objectif d’écarter la voiture, au profit de la marche, du vélo et surtout de la renaturation du lieu. En 2002, les Utrechtois·es votent en faveur d’un référendum établissant un master plan qui propose de remplacer l’asphalte par de l’eau. Il faudra tout de même attendre 2016 pour que l’appel d’offre portant sur l’avenir de cette route de desserte soit lancé. Il est remporté par les architectes paysagistes OKRA, qui initient un processus participatif avec une trentaine de citoyen·nes pour accompagner la reconversion de la voie en canal.

Utrecht: un projet de paysage

Les espaces publics autour du canal à Utrecht ont une longue histoire. Le projet d’OKRA s’inscrit dans la prolongation du Zocher Park, de près de 5 km de long, composé par l’architecte néerlandais Jan David Zocher au 19e siècle. Selon Rutger van der Klip, chef de projet de la restauration pour OKRA, le design s’efforce de reprendre certains éléments de langage que l’on trouvait déjà dans le dessin de Zocher, comme un bouquet de vieux séquoias aux branches ployant au-dessus de l’eau, qui n’avait heureusement pas été coupé lors de l’installation de la route. De l’autre côté de la rive, l’alignement de platanes donne l’impression d’avoir toujours été là, alors qu’une quinzaine d’arbres proviennent en réalité du terre-plein central de l’autoroute et qu’ils ont été replantés à intervalle régulier en 2019. S’ils ont d’abord eu du mal à s’adapter, en raison notamment de conditions climatiques très sèches, une taille franche les a rendus résistants, comme l’espère van der Klip. L’un des autres principes repris du design de Zocher est le mouvement ondulant de la rive ainsi que le rapport étroit que la promenade au caractère pittoresque entretient avec l’eau.

La rive ouest, parallèle à la route, est quant à elle ceinte d’un deck pour amarrer les bateaux, vestige du temps où le lieu était devenu un port. Les matériaux employés (briques, gravier stabilisé) se réfèrent au centre historique d’Utrecht.

Si l’eau issue du Rhin est plutôt de bonne qualité, la population ne se baigne pas dans le canal. En revanche, on y navigue, en canoë, en planche à pagaie ou en bateau à moteur. Mais outre l’aspect récréatif, le canal sert surtout aujourd’hui de régulateur thermique. Le niveau d’eau est monitoré et gardé constant. Ainsi, même aux périodes les plus chaudes de l’année, la population peut venir y trouver un peu d’ombre et de fraîcheur.

Pour Rutger van der Klip, le Prix européen de l’espace public est bien entendu une consécration. Pourtant, si l’intervention est impressionnante lorsqu’on l’observe de près, on se rend vite compte que, à l’échelle de la ville, elle est bien plus subtile et humble. 1,5 km, ce n’est pas grand-chose. Mais par sa capacité à se rattacher à l’existant et à prolonger des dessins esquissés depuis des centaines d’années, c’est un projet qui travaille sur le temps long.

Et en Suisse?

Avec la croissance des villes, les infrastructures de mobilité rapide (autoroutes, périphériques) situées à leurs abords ont souvent coupé le tissu urbain en deux, ou du moins formé des balafres inhospitalières – infranchissables, bruyantes, polluées. Ces symboles de la modernité sont des héritages encombrants, mais ils offrent la possibilité de réinventer l’espace urbain, en créant des vides dynamiques dans la ville, susceptibles d’accueillir de nouveaux usages de régulation climatique, de production alimentaire ou de loisirs.

En Suisse romande, le projet de ce type le plus important est certainement l’autoroute A5, progressivement enterrée dans les années 1990. Actuellement, d’autres projets sont en route, comme celui, à Fribourg, de la couverture de l’autoroute N12 sur un tronçon de 620 m. L’ambitieux projet territorial des MEP Chamblioux-Bertigny (en 2020), proposait de tirer parti de cette intervention pour créer un nouveau quartier et en relier d’autres aujourd’hui isolés. Contrairement au cas d’Anvers, l’autoroute N12 ne devrait cependant pas être canalisée à plusieurs mètres sous la surface, mais emballée.

On pourrait aussi citer l’action du comité «Axe Ouest: pas comme ça!» (contournement autoroutier de Bienne), prix FAS 2019 pour l’engagement en matière d’urbanisme de ce groupe d’architectes, d’ingénieur·es et de mandataires qui a élaboré bénévolement un contre-­projet aux planifications officielles. Leur intervention a ainsi permis de suspendre la décision qui prévoyait la création d’une autoroute avec deux jonctions en plein milieu de la ville. En 2021, la Confédération a définitivement renoncé au projet.

Plus récemment encore, à Lausanne, la réouverture du Grand-Pont ouvre le champ à de nouvelles manières de considérer la circulation en ville. Pro Velo, l’Association Transport et Environnement Vaud et actif-trafiC ont ainsi lancé une pétition qui demande de fermer le Grand-Pont au trafic individuel motorisé, tout en le laissant accessible aux transports publics, piétons, vélos et véhicules d’urgence3.

Comme l’a souligné la FAS en 2019 lors de la remise du prix, il y a nécessité de ne pas considérer les projets de routes comme de simples projets de planification du trafic: il s’agit surtout et d’abord d’aménagement urbain. À cet égard, les cas d’Anvers, d’Utrecht et de Bienne démontrent l’importance des démarches citoyennes et ­bottom-up. Même si elles prennent du temps, elles en valent la peine.

Couverture du ring d’Anvers, première phase (Belgique)

 

Maître d’ouvrage
Gouvernement flamand

 

Architecture du paysage
Organization for Permanent Modernity + BUUR/Latz/Greisch/Sweco, Studio Paola Viganò/MAARCH/Sweco, Omgeving/Urbanisten/Cobe/Witteveen+Bos, 51N4E/H+N+S/Tractebel/Endeavour

 

Ingénierie
Witteveen+Bos, Sweco, Tractebel, SBE Engineering

 

Direction de travaux
Lantis (SA)

 

Date d’achèvement de la première phase
2032

 

Longueur première phase
9,3 km

 

Aire première phase
244,8 ha

 

Coût première phase
5.5 milliards d’euros (structure + surface)

Restauration du canal Catharijnesingel, Utrecht (Pays-Bas)

 

Maître d’ouvrage
Ville d’Utrecht

 

Architecture du paysage
OKRA landschapsarchitecten

 

Ingénierie
Witteveen+Bos

 

Direction de travaux
D van der Steen BV

 

Conception
2017

 

Réalisation
2019-2020

 

Longueur
1,1 km

 

Aire
4,2 ha

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