Le plan lu­miè­re à l’épreuve des in­no­va­tions tech­no­lo­gi­ques

Améliorer la vie nocturne au quotidien plutôt que de privilégier une image nocturne tapageuse. Telle est l’approche du bureau belge Radiance35 qui travaille depuis une vingtaine d’années sur l’urbanisme nocturne. Auteure de nombreux plans lumière en Suisse romande, Isabelle Corten, fondatrice de l’agence, nous décrit les évolutions d’une discipline entre l’ingénierie, l’urbanisme et le paysage.

Publikationsdatum
14-04-2016
Revision
14-04-2016

Tracés: Votre bureau Radiance35, basé à Liège en Belgique, s’est spécialisé dans ce que Roger Narboni1 appelle «l’urbanisme lumière». Comment êtes-vous arrivée à travailler sur cette spécificité de l’urbanisme?
Isabelle Corten : ça s’est fait en plusieurs temps. Peu après mes études en architecture, j’ai travaillé dans un bureau d’urbanisme. J’ai rapidement été conquise par l’échelle urbaine et l’espace public. Cet intérêt naissant pour la fabrique de la ville m’a poussée à entreprendre un master en urbanisme. Toujours dans la même agence, j’ai réalisé mon premier plan lumière en collaboration avec l’agence Concepto de Roger Narboni. En 2001, j’ai fondé mon propre bureau d’urbanisme et, petit à petit, nous avons été appelés par d’autres bureaux pour nous occuper du versant nocturne de leurs projets. Aujourd’hui nous sommes huit collaborateurs et ne faisons « plus que » de l’urbanisme nocturne.

Le fait qu’on fasse appel à vous exclusivement pour le versant nocturne de l’urbanisme peut vouloir dire deux choses : soit que vous n’êtes pas nombreux à être spécialisés dans ce champ, soit qu’il s’est opéré un réel changement dans la manière d’aborder la nuit en ville qui nécessite un savoir-faire très spécifique…
C’est la conjonction des deux. On peut tout d’abord déplorer le manque de formation dans le monde francophone. Lyon a lancé dernièrement un master en éclairage urbain mais qui peine à se faire une place. En Europe, les formations les plus intéressantes se trouvent pour l’instant à Stockholm, Londres ou encore Weimar. Nous sommes donc peu de spécialistes francophones à pouvoir aborder la ville la nuit de manière professionnelle. C’est un vrai problème, car comme vous le posez justement dans votre question, la façon de penser et de gérer l’éclairage urbain a fondamentalement évolué ces dernières décennies. Les raisons de cette évolution sont multiples. Les prémices se sont fait sentir à la fin des années 1990 dans le sillage des nouvelles réflexions sur le processus de conceptualisation de l’espace public. La question énergétique, tant au niveau écologique qu’économique, a aussi été un levier important pour le renouvellement de notre manière d’éclairer une ville. Les autorités publiques ont commencé à comprendre qu’une démarche basée sur une analyse en amont pouvait leur faire économiser de l’énergie et des coûts. Enfin, le travail effectué à Lyon à la fin du siècle précédent sur l’éclairage a participé à ce changement. Pendant mes études en urbanisme c’était LA référence. Aujourd’hui, on a un peu plus de recul et Lyon est même parfois cité comme exemple de ce qu’il ne faut plus faire : le simple embellissement du patrimoine bâti.
D’une approche exclusivement gérée par les services industriels et basée sur le remplacement du parc lumineux des villes guidé par l’obsolescence et les innovations technologiques, nous sommes passés à un vrai processus de mise en lumière de l’urbain qui prend en compte les aspects économiques et écologiques, mais aussi la pluralités des usages qui varient selon les quartiers et, à l’intérieur de ces derniers, selon les heures et les saisons.

A la lecture des textes de références deux attitudes/sentiments se dégagent sur le développement de l’éclairage urbain. L’une, plutôt pessimiste, souligne l’uniformisation de l’éclairage par l’accélération forte des points lumineux par habitants, la mondialisation des lampes et des luminaires, l’homogénéisation des pratiques professionnelles des concepteurs et l’éventail restreint de nuances que permettent les LED (Light-Emitting Diode); l’autre plus optimiste et dont visiblement vous faites partie, voit apparaître une géoculture de l’éclairage.
Je suis de nature optimiste et je pense qu’il y a effectivement une évolution de certains praticiens qui réfléchissent et pensent l’urbanisme nocturne autrement que dans l’embellissement pur et simple de l’espace public et des bâtiments patrimoniaux. Le changement fondamental est dans la prise en compte de l’action des usagers, de la topographie d’une ville et de ses aspects sociaux, économiques ou encore culturels.
Par contre, je suis beaucoup plus pessimiste sur l’évolution de la technologie. Je travaille dans cette discipline depuis 20 ans et j’ai pu constater un réel appauvrissement du confort urbain lié à l’avènement des LED. Ces dernières posent régulièrement des problèmes d’éblouissement. L’éclairage chirurgical qu’elles permettent – le fait de pouvoir éclairer de manière très précise afin de limiter ce qu’on appelle à tort « l’éclairage perdu » – provoque souvent un mal-être chez les usagers issu d’un défaut de perception. En effet, la carte mentale des usagers est construite sur une vision en trois dimensions avec un rôle crucial de la verticalité. En ville, les gens s’orientent d’un repère vertical à un autre. Avec un éclairage qui illumine principalement le sol, le repère vertical, si important dans l’orientation des usagers, se perd. Nous sommes donc otages des fabricants. Pourquoi promouvoir auprès des autorités une qualité d’éclairage basée en partie sur des ampoules classiques à iodures métalliques, si elles sont amenées à disparaître dans les années à venir ? Nous dépendons totalement des fabricants et de la course à la puissance lumineuse qu’ils se livrent.

D’un côté on veut diminuer la consommation énergétique et la pollution visuelle; d’un autre côté, l’éclairage joue un rôle sécuritaire primordial dans l’imaginaire collectif. Lors de vos mandats, ressentez-vous cette tension, éminemment politique, entre les tenants d’un éclairage sécuritaire maximal et ceux d’une réduction écologique?
C’est vrai qu’une tension existe. Vous abordez les deux questions les plus complexes de l’éclairage urbain. Tout d’abord, la diminution énergétique est un argument facile. Aujourd’hui, les économies d’énergie sont souvent considérées comme un gage de qualité. Ce n’est évidemment pas toujours le cas et la qualité d’un concept d’éclairage ne peut pas se réduire à une simple diminution de la facture énergétique. L’approche durable d’une ville se base sur trois piliers : l’écologie, l’économie et le social. En fonction des lieux sur lesquels on travaille, il faut pouvoir privilégier un pilier plutôt qu’un autre. Parfois le confort des usagers, la convivialité d’un espace public priment aux dépens d’une diminution énergétique de l’éclairage urbain. Concernant la sécurité, de nombreuses études ont relevé qu’il n’y avait pas de corrélation entre le niveau d’éclairage et le taux de criminalité. Par contre, il a une influence sur le sentiment d’insécurité. Toute la difficulté se trouve dans cette dualité entre ceux qui souhaitent une diminution de l’éclairage – dont nous, urbanistes, faisons partie – et ceux pour qui la lumière est un agent sécuritaire important. Notre rôle est aussi pédagogique. Il m’arrive assez souvent d’aller sur le terrain accompagnée de gendarmes, de policiers et de citoyens pour comprendre ce sentiment d’insécurité afin d’en tenir compte dans mes projets. Ces questions sont complexes et doivent être abordées au cas par cas. Les réponses données doivent être éminemment locales.

Les villes semblent aussi vouloir révéler leur identité nocturne. Or, un rapide survol nous montre que bien souvent l’identité nocturne des villes n’est que la mise en lumière de leur identité diurne. Qu’en pensez-vous?
Vous avez raison de souligner ce point. Dans notre façon d’aborder la nuit, nous essayons de dépasser cette attitude très classique et de comprendre quels sont les usages nocturnes des habitants. Bien souvent, on remarque que les repères diurnes ne sont pas les mêmes que ceux de la nuit. On prône une approche plus fine qui prend en compte les différents usages et la temporalité. La nuit n’est pas homogène et l’identité d’une place à la tombée de la nuit n’est pas la même que celle à deux heures du matin par exemple. Il est d’ailleurs maladroit de parler d’une identité, il faudrait plutôt parler de différentes facettes de l’identité.

Vous travaillez en France, en Belgique et en Suisse. Existe-t-il des spécificités nationales dans la manière d’aborder l’éclairage public?
J’ai principalement travaillé en Belgique et en Suisse. Je ne sais pas s’il y a des spécificités nationales, mais ces deux pays perçoivent l’éclairage public de la même manière : une approche tout en retenue, orientée vers l’usager et qui laisse très peu de place à l’esbroufe. C’est probablement pour cela que je me sens parfaitement à l’aise en Suisse romande dans les demandes des autorités publiques.

Les plans lumière que vous avez faits en Suisse – Carouge, Epalinges, Pully, Monthey et Lausanne – semblent tous suivre une méthodologie assez bien rodée. Pouvez-vous m’en décrire les grandes lignes?
Il est d’abord utile de rappeler que les plans lumière sont des plans de programmation pour la rénovation de l’éclairage public et la mise en lumière portant sur une dizaine d’années. C’est un cadre de recommandations de typologies, de température de couleurs, de repères nocturnes, de mise en lumière qui vont guider les autorités dans le renouvellement du parc d’infrastructures lumineuses. Comme tout document de recommandations, le risque de finir dans un tiroir existe. Nous veillons donc à toujours proposer une mise en œuvre et à identifier les personnes qui peuvent porter le projet une fois notre mandat terminé.
J’ai effectivement développé une sorte de méthodologie ou plutôt de filtre par lequel passent tous nos projets quelle qu’en soit l’échelle. Cette approche est bâtie autour de trois compréhensions : celle du territoire, des usages et de l’éclairage.
La compréhension du territoire est plurielle. Elle est architecturale et urbanistique mais aussi émotionnelle, littéraire, artistique ou encore cinématographique. Pour Lausanne, par exemple, nous avons été marqués par le film de Jean-Luc Godard sur la capitale vaudoise Lettre à Freddy Buache2, le titre que nous avons donné au plan lumière de Lausanne en est issu: « Lausanne, c’est du vert, du gris et du bleu ». Nous essayons de constituer une mémoire de la ville par nos premières impressions, nos déambulations, nos rencontres. Cela demande passablement de temps, mais c’est indispensable pour appréhender les identités d’un territoire.
La compréhension des usages est basée sur une analyse géographique des activités. Nous observons ensuite les usages lors de marches nocturnes qui regroupent des habitants, des municipaux ou encore des agents de la sécurité. Elles nous permettent de saisir le ressenti des citoyens et de percevoir les différents usages qu’ils font de l’espace public en fonction de l’heure.
Enfin, la compréhension de l’éclairage public se fait à partir d’un relevé technique du parc d’infrastructures existant et de l’ambiance qui s’en dégage.
A partir de ces trois piliers, nous construisons le projet et l’histoire que nous voulons raconter ; c’est grâce à cette connaissance plurielle que nous pourrons trouver les éclairages qui correspondent aux identités et aux usages nocturnes d’une ville, d’un quartier ou d’un espace public.

Pour terminer, pourriez-vous nous dire quelles sont les innovations qui vont guider l’éclairage urbain ces prochaines années?
La programmation et la miniaturisation sont des innovations qui vont orienter et influencer nos processus. La programmation permet d’adapter l’intensité de la lumière selon les usages et l’heure. Quant à la miniaturisation, elle est particulièrement intéressante pour l’éclairage des bâtiments. Elle réduit l’impact visuel des infrastructures.
On peut aussi mentionner le développement des détecteurs de mouvements. Le principe de « on-off » est maintenant remplacé par un jeu sur le niveau de luminosité. C’est un outil encore cher et qui doit être utilisé avec intelligence. 


Notes

1. Roger Narboni est un des meilleurs spécialistes du domaine. Il a écrit plusieurs ouvrages sur cette question dont Les éclairages des villes. Vers un urbanisme nocturne paru en 2012 chez Infolio.

2. En 1980, la municipalité de Lausanne commande deux films « à vocation touristique et culturelle » à Jean-Luc Godard et Yves Yersin. Choqué par le résultat, la municipalité rejette les films qui connaîtront un succès artistique et seront présentés au festival de Cannes en 1982 dans la catégorie « un certain regard ». Les films peuvent être regardés ici

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