Space Od­di­ty: Pho­to Ély­sée/mu­dac

Un mystérieux monolithe venu de l’espace est tombé sur Lausanne. Mais que cache-t-il sous sa carapace de béton – une vérité (constructive) qui dérange?

Publikationsdatum
05-09-2022

Le climat change, l’histoire s’accélère, l’architecture reste de marbre. C’est ce que nous raconte aujourd’hui ce projet d’exception, fidèlement réalisé sept années après le concours d’architecture, en 2015. Un musée, deux musées d’Aires Mateus emportait alors l’adhésion du jury emmené par Olivier Steimer, qui y voyait une architecture «forte, rayonnante et lumineuse», là où certaines critiques voyaient «une image»2. À l’époque du concours, le projet est privilégié parce qu’il minimise l’impact visuel, et articule avec adresse les circulations tout en formant une composition sobre avec le silencieux MCBA (Barozzi Veiga, 2019)3. Surtout, il livre une réponse simple, brillante, à l’articulation complexe de deux musées aux exigences divergentes, voire contraires: au niveau inférieur, celui dédié à la photographie (Photo Élysée, un million de documents photosensibles), sur un plateau à l’étage, le Musée cantonal de design et d’arts appliqués (mudac), qui y mettra en scène des objets de tous types et de dimensions variées, sous un plafond lumineux. Entre ces deux niveaux s’ouvre un espace étrange dont le sol et le plafond sont plissés de surfaces triangulées. Traité comme une «faille» qui découpe le monolithe, il s’inscrit dans la continuité du nouvel espace public que forme l’esplanade muséale Plateforme 10. «Nous voulions que, quel que soit l’endroit où l’on se trouve dans le foyer, on soit toujours dans la transparence, avec l’impression d’être à l’extérieur», expliquera l’architecte lors de l’inauguration. Ainsi, bien qu’hermétique dans son expression, l’édifice «sans porte»4 livre la promesse d’une ouverture. On aimerait le comparer à certains projets paulistes des années 1960, comme la Faculté d’architecture et d’urbanisme de São Paulo (FAU, voir p. 47), une caisse lumineuse portée au-­dessus d’un foyer ouvert, que son architecte, Vilanova Artigas, qualifiait de «temple sans portes»5.

L’espace et la matière

La comparaison avec la FAU pourrait s’arrêter là. Artigas et Cascaldi (l’ingénieur de la FAU) jouaient avec l’apesanteur pour aboutir à un langage hautement tectonique, où la descente des charges est lisible. Photo Élysée/mudac est une sculpture (soit un retrait de matière). Il s’inscrit dans un corpus iconographique formé par les travaux réalisés ou projetés par Manuel et Francisco Aires Mateus depuis une vingtaine d’année. À Grândola, Bordeaux ou Berlin, ce sont toujours des volumes simples, abstraits, et des espaces sobres générés par des découpes franches. Leurs maquettes rappellent celles qu’Eduardo Chillida réalisait en taillant dans des blocs (d’albâtre, de terre ou de granite)6. Chillida s’appelait lui-même «l’architecte du vide» et, pour les deux architectes portugais, c’est aussi l’espace qui prime, qui forme «la matière de l’architecture»7 – plutôt que la construction, ou le matériau, qui est, pour eux, «une abstraction»8. L’espace prime et tous les autres sujets lui sont subordonnés. Les plans (Nolli) et les coupes (Beaux-Arts) valorisent, en blanc, les surfaces accessibles au public et pochent, en noir, tout ce qui lui donne vie: terrain, structure, technique, services. Or ce sont là des sujets qui sont entretemps tous revenus à l’avant-plan en architecture et il est intéressant de s’intéresser au «poché»9 pour décrire cet édifice hors normes.

Le concept et le contexte

Le volume poursuit une tradition typologique éprouvée: un dé qui oriente ses quatre faces vers les quatre directions cardinales. Ce type est proposé sur un plateau ou une butte, afin de laisser l’espace filer vers l’horizon et imposer sa présence10 mais ici le site n’est pas approprié: une voie sans issue, une pente. En conséquence, deux faces sont borgnes et, pour racheter ce qui ressemble fort à une inadéquation entre concept et contexte, les autres fonctions (essentiellement administratives) sont logées dans un grand «poché», un bâtiment en L qui tient littéralement la pente – dans la continuité du mur de soutènement qui a formé le plateau ferroviaire. Ainsi le volume principal semble être un monolithe tombé de l’espace au point de s’enfoncer d’un (en réalité deux) étages. L’insertion d’un tel volume à 16 m de profondeur crée évidemment des difficultés, nécessitant une fouille importante en plein centre-ville (près de 70 000 m3 de terre) et l’utilisation de différentes techniques de parois blindées ainsi que l’application de méthodes observationnelles géotechniques11. Pour les espaces de stockage contenus sous le niveau Photo Elysée, les radiers, murs et dalles du sous-sol en béton armé ont été liés monolithiquement; une étanchéité complète et un drainage périphérique ont également été mis en œuvre, étant donné la nature des documents conservés.

La structure et le risque

En termes structurels, la réalisation relève du défi technique, et donc de la prise de risque; le risque qui, selon Rui Furtado (afaconsult), l’ingénieur co-auteur du projet, caractériserait les projets d’exceptions12. Ainsi une part de l’esthétique de cet édifice résulte de sa «performance», de sa capacité à démontrer qu’un concept peut être réalisé, même (ou surtout) s’il défie la gravité. Comme à la Casa da Música, ce météorite tombé sur Porto en 2005 (OMA), tout l’exercice soumis à l’ingénieur consistera à donner l’impression que le monolithe de béton est unitaire, autoporteur, sans jamais révéler ce qui le soutient réellement: une structure d’acier de 2300 tonnes. Et comme la faille découpe chaque face de ce monolithe, libre sur toute sa périphérie, l’étage mudac ne peut être tenu au droit des parois. C’est ici que se joue la performance qui donne au bâtiment sa raison d’être: le niveau mudac repose non pas sur quatre mais sur trois points. Trois piliers sculpturaux qui servent également de noyaux de circulation (monte-charge, escaliers de service). Coquetterie conceptuelle: pour bien signifier qu’il n’a pas de fonction porteuse, l’escalier est séparé en deux parties par un interstice entre deux marches. Montée sur ces trois points, la structure s’assimile à celle d’un pont, d’un ouvrage d’art, mais qui doit répondre aux contraintes d’un bâtiment avec des grands verres13. Elle est une titanesque charpente métallique composée de treillis à géométrie variable et renforcée par des sommiers d’appuis au droit des noyaux. La dalle à facettes triangulaires qui anime le foyer est suspendue à cette structure. Si l’effet rappelle le foyer du Caixa Forum de Madrid (Herzog & de Meuron, 2008), ici cette dalle n’est pas (ne doit pas être, conformément au concept) un simple placage: elle est liée à la face inférieure de la charpente dont elle est solidaire, et contribue à reprendre une partie des efforts de compression.

Sous la carapace de béton

Le grand monolithe est maintenu par des vides et des barres qui compensent, maintiennent et reprennent des efforts, un peu comme les muscles et les tendons d’un corps: entre le plafond du foyer et le sol du mudac, une «caverne technique», un espace haut d’un étage par endroits, contenant des monoblocs et les chemins de distribution des réseaux; ou des sphères Cobiax, ces boules creuses de 40 cm de diamètre placées dans les champs de dalle pour alléger celle du rez-de-chaussée14. L’effort se concentre sur la création d’un plateau au niveau supérieur, qui pèse plus de 1000 tonnes. Pour que l’ouvrage tienne, il a fallu alléger et renforcer: lors de la conception, le mur double de la grande caisse supérieure a été réduit à un seul mur, isolé à l’intérieur15, explique Philippe Ménétrey (Ingphi): «Les murs s’assimilent à des voiles qui stabilisent l’ensemble du volume et répartissent les efforts sur les noyaux.» Comme ils sont aussi la façade finie du bâtiment, ils ont dû être coulés en une seule étape, face après face, avec un coffrage tout hauteur. Ils sont aussi munis de câbles de précontrainte pour prévenir les fissures dans les zones en traction et supportent la structure métallique de la toiture à sheds, composée de poutres d’une portée de plus de 40 m qui assurent en même temps la fonction de tirant. Enfin, pour éviter les dépôts de poussière, l’espace entre les sheds et le plafond tendu est traité comme un plenum dans lequel de l’air injecté crée une surpression.16 Voilà toute l’ingéniosité qu’il a fallu pour déployer un plateau libre de 1580 m2 – l’autre raison d’être du projet.

La machine à exposer

«La flexibilité d’usage est l’art de l’architecture, énonce Manuel Aires Mateus. La meilleure architecture est très permissive, elle laisse même le bâtiment évoluer, changer d’usage, résister au fil du temps.»17 Aussi, malgré l’apparence évidente, la grande caisse n’est pas une «boîte blanche» (white box), mais un «plateau» – qui fait la joie des commissaires du mudac parce qu’il permettra de réinventer les dispositifs de présentation et d’accrochage, à chaque exposition. «C’est un espace qui permet tout , résume simplement Chantal Prod’hom, la directrice du musée. D’inventer, de questionner la nature même des expositions, les confronter, les relier.» Sous le plafond lumineux, les scénographes construisent des structures, des boîtes, des podiums, des espaces dans l’espace, avec des luminaires adaptés à chaque pièce. L’exposition Trains Treno Zug Tren prend la forme d’une petite ville construite en briques. La prochaine exposition est confiée à l’artiste et metteur en scène Bob Wilson, qui composera «un véritable spectacle avec son et lumière» avec les chaises issues de la collection Barbier-Mueller. «Le mudac en sera le théâtre», se réjouit Chantal Prod’hom. Au niveau Élysée, les espaces en enfilade sont plus traditionnels, contraints par les piliers qui supportent la dalle du foyer. Ici, on a renoncé au faux plafond et laissé visibles les conduits techniques: teintés en noir, ils évoquent la mécanique des appareils photographiques anciens. La visite est ponctuée par la présence de patios, dont la végétation humide se distingue derrière un vitrage sombre.

Atterrissage

Si le plateau est une scène de théâtre, la façade est… un écran de cinéma. Lors d’une première édition du festival de Locarno à Lausanne, l’édifice iconique se transforme lui-même en support médiatique. Le 16 juillet, sur la façade de béton lisse était projeté un Space opera d’avant-garde, After Blue (Bertrand Mandico, 2021): une Odyssée sur une planète vierge, un «paradis sale» habité par des femmes après que la Terre est «tombée malade». On est alors en pleine canicule et la presse commence sérieusement à interroger les architectes sur leur responsabilité dans la crise climatique18. Cela invite à réfléchir sur l’esthétique (littéralement «après l’éthique») des édifices monumentaux. Photo Elysée/mudac, comme tant d’autres, prend corps sur un imaginaire conceptuel assez fort pour défier la gravité, plier un terrain à sa volonté, en camouflant sa réalité structurelle et technique. Depuis des décennies on fait ainsi reposer l’esthétique monumentale sur un challenge lancé à la gravité, à la technique19, aux sols – et donc aux ingénieurs. Saurons-nous dessiner les contours d’une esthétique plus terrestre, qui reposerait au contraire sur le soin envers un site et ses contraintes, et qui ne craindrait pas d’exhiber, voire de célébrer tout ce qui donne vie aux édifices?

Photo élysée et MUDAC, Lausanne (VD)

 

Maître d’ouvrage
État de Vaud – Département des finances et des relations extérieures (DFIRE), Direction générale des immeubles et du patrimoine (DGIP)

 

Architecture et direction générale de projet
Aires Mateus e Associatos, architecte, afaconsult, ingénieurs civil

 

Direction des travaux et pilotage
Itten + Brechbühl

 

Ingénierie civile
afaconsult et Ingphi

 

Architecte paysagiste
Atelier Grept

 

Ing. façade
BCS

 

Ing. CVC
afaconsult et SRG Engineering R:G, Riedweg et Gendre

 

Ing. électrique et AEAI
afaconsult et SRG Engineering, Scherler

 

Ing. sanitaire
afaconsult et SRG Engineering, Schumacher & CHingS

 

Géotechnicien
Karakas & Français

 

Géomètre
Gemetris

 

Conseiller maître de l’ouvrage
GBL Management

 

Chapes, sols coulés
Balzan & Immer

 

Toiles tendues plafond mudac
Barrisol

 

Coût total
102 mio CHF

 

Surfaces bâtiments et abords
14 400 m2

 

Surfaces d’exposition
Photo Élysée: 1520 m2
mudac: 1580 m2

Notes

 

1 Space Oddity, que l’on peut traduire par «étrangeté spatiale», est le titre d’une chanson écrite par David Bowie en 1969 (un an après le film 2001: A Space Odyssey) mettant en scène le cosmonaute Major Tom et que certains ont comparé à un voyage sous l’effet de la drogue (décollage, flottement, immobilité et enfin incapacité d’agir).

 

2 Marcel Bächtiger, «Vor allem ein Bild», Hochparterre.ch, 09.10.2015.

 

3 Sur l’esthétique «pauvre» du musée voire notre article «Space is only Noise», Tracés 21/2019

 

4 «Dans un bâtiment culturel, il y a toujours une porte qu’il faudra passer. Ici, il n’y a pas de porte», propos cité dans Camille Claessens-Vallet, Le Musée de l’Élysée et le mudac emménagent à Plateforme 10, espazium.ch, mars 2022

 

5 Daniele Pisani, «Artigas, ou les tourments de l’architecte engagé», Tracés 12, octobre 2020, p. 20

 

6 En particulier les séries Casa de Luz, Elogios de la arquitectura, Arquitectural heterodoxas et Elogios de la luz.

 

7 Dans le film Matter in Reverse (2017), la danseuse Teresa Alves da Silva performe dans les espaces réalisés par Aires Mateus. En voix off, Manuel Aires Mateus déclame: «Je vois l’espace comme la matière de l’architecture. On peut construire un corps, mais c’est l’idée du vide dans ce corps, c’est l’idée de la tension créée par ce corps qui définit l’architecture.»

 

8 «We always settle on the material in the awareness that it’s an abstraction […] We look for an essential materiality that insists once again on the mono-material condition, which therefore implies understanding the building as an autonomous object.» El Croquis, 2016, p. 18

 

9 Voir Hélène Frichot, Dirty Theory – Troubling Architecture, AADR, 2019. L’autrice propose d’ériger une «théorie sale», capable de considérer tout ce qui est jugé impropre, notamment en architecture: origine des matériaux, gestes ordinaires de la maintenance, technique et évacuations, etc. et pour cette raison s’intéresse aux espaces pochés.

 

10 Palladio: Rotonda, Mies van der Rohe : Neue national Gallerie; Ungers: Galerie der Gegenwart; Nouvel: Onyx; Vacchini, Palestra de Losone; Barozzi Veiga, Bündner Kunstmuseum, Coire, etc.

 

11 Des enceintes de fouilles composées de parois clouées atteignant 7m, des parois parisiennes atteignant 13m et des parois de pieux sécants pour les parois de 23 m. Près de 260 pieux seront forés dans la moraine et la molasse et 150 pieux de fondations les complèteront afin d’assurer que l’ensemble du bâtiment prendra appui sur la molasse saine, dont la profondeur varie entre 12 et 16 m. Source: Ingphi.ch

 

12 «Il n’y a pas d’évolution sans risque», Rui Furtado en entretien avec Manuel Montenegro, Tracés 3/2022.

 

13 La déformation au point critique le plus exigeant de la structure est de l’ordre de 8 mm (instantanée) et 20 mm (différée).

 

14 Cette dalle ne pouvant être renforcées de sommiers – pour des raisons de coordination avec les techniques et notamment la ventilation – la mise en place de sphères Cobiax a été nécessaire pour en alléger le poids propre. Ainsi, les 60 cm de béton nécessaires à la statique sont compensés par ces corps creux de 40 cm de diamètre répartis dans les champs, là où les efforts le permettent.

 

15 Les dessins de publication montrés ici ne tiennent pas compte de cette adaptation.

 

16 Entretien avec Rui Furtado, op. cit.

 

17 El Croquis, idem, p. 18.

 

18 «Canicules: ‹L’architecture a perdu la tête, elle doit très vite la retrouver›», entretien avec Emmanuel Ventura, architecte cantonal du Canton de Vaud, Watson, 11.08.2022

 

19 Il est intéressant de relire aujourd’hui le texte de Louis I. Kahn Towards a New Monumentality (1944) qui, bien que déjà critique sur cette question, perçoit la monumentalité en grande partie comme une démonstration de la maîtrise des sciences et des technologies et de ce qu’elles permettent d’atteindre.

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