« Il faut re­prend­re le droit de na­ger dans les vil­les »

Exposition Swim City au S AM

Alors que s'est ouverte le 25 mai l’exposition Swim City au Musée Suisse d’Architecture (S AM), Tracés a rencontré ses trois com­missaires Barbara Buser, Andreas Ruby et Yuma Shino­hara, le temps de quelques allers-retours en ferry sur le Rhin, pour une discussion autour de la dimension publique, gratuite et démocratique de la baignade en ville. A voir jusqu'au 29 septembre. 

Tracés: Puisque nous naviguons sur le Rhin, commençons par évoquer la baignade à Bâle. Barbara Buser, vous êtes née ici, quelles ont été vos premières expériences en la matière?
Barbara Buser (BB): Dans les années 1960, on faisait surtout du canoë ou on prenait des bains de soleil, mais personne ne se baignait dans le Rhin, l’eau était trop sale. Avec la construction des premières stations d’épuration dans les années 1980, les gens ont recommencé à se baigner. Puis, il y a eu la catastrophe de Schweizerhalle1 en 1986, qui a pollué le Rhin. En réaction à ce désastre écologique, les habitants ont voulu reprendre possession du fleuve et, petit à petit, le nombre des nageurs a augmenté.

Qu’est-ce qui a provoqué ce mouvement, y avait-il des activistes, des militants?
Yuma Shinohara (YS): Plusieurs éléments ont convergé à ce moment-là : le premier Rheinschwimmen2 a été organisé par la Société Suisse de Sauvetage (SSS), dans l’idée de montrer aux gens comment on pouvait nager dans le Rhin. Les nageurs étaient quelques dizaines en 1985, ils sont maintenant des milliers à se réunir chaque année pour cette manifestation qui est devenue un phénomène de masse. À la même époque, les berges ont été aménagées, ce qui a ­permis d’améliorer l’accès à l’eau et d’en faire un espace public. 1985, c’est aussi l’année de l’invention du sac de nage étanche bon marché, alors qu’il s’agissait auparavant de matériel professionnel utilisé par peu de gens.

Comment expliquer que l’on se baigne dans les fleuves en Suisse et pas en Allemagne ou en France par exemple?
Andreas Ruby (AR): C’est la question clé ! Quelle est la baguette magique des Suisses ? Je suis né à Dresde, où personne ne se baigne dans l’Elbe, puis j’ai fait mes études à Cologne, où il est interdit de nager dans le Rhin à cause des courants. Pour moi, il était normal qu’on ne puisse pas se baigner dans les fleuves. C’était comme une vérité, triste et définitive. Alors imaginez ma surprise et mon émerveillement quand je suis arrivé à Bâle. Ici, la baignade n’a rien d’exceptionnel, c’est un luxe quotidien, une évidence. Le premier argument, c’est la qualité des eaux, qui est meilleure qu’ailleurs. Je ne connais aucun autre pays où l’on peut boire l’eau du fleuve comme on le fait ici.

À Bâle, on peut nager partout et quand on veut?
BB: Oui, hormis dans le port, il n’y a pas d’interdiction, seulement des recommandations.

YS: Les Bâlois, et les Suisses en général, ont choisi d’informer, et non d’interdire, c’est une grande différence. À partir des années 1980, la SSS a négocié et défini des zones sûres pour la baignade, dont le plan était publié chaque année dans les journaux, jusqu’à récemment.

AR: C’est une différence d’approche avec d’autres pays. Ici, on n’interdit pas, mais on ne permet pas non plus. Si quelqu’un essayait d’interdire la baignade, il y aurait un référendum avec 99 % d’opposition ! C’est la démocratisation du risque : l’État ou la communauté pensent que tous les citoyens sont capables d’estimer le risque pour eux-mêmes. Se baigner dans le fleuve relève donc d’une décision personnelle et c’est un grand moment de liberté. Pour quelqu’un comme moi qui vient d’ailleurs, il est surprenant de découvrir que la Suisse a une approche très libre de la baignade, alors même qu’elle renvoie l’image d’un pays où tout est réglementé et bien réglé.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi un rapport particulier aux éléments, à la montagne, aux lacs et aux rivières, en Suisse?
AR: J’ai le sentiment qu’il y a la conviction en Suisse que tout espace naturel doit être accessible à tout le monde. Les Suisses exigent ce droit.

BB: Nous sommes propriétaires du fleuve, chacun en a conscience. Il appartient à tout le monde, c’est un bien public. Les bords de lac ont été privatisés, mais on essaie aujourd’hui de les récupérer, parce qu’ils appartiennent aussi à tout le monde.

L’exposition aborde les pratiques de baignade dans quatre villes : Genève, Berne, Bâle et Zurich. Au cours de vos recherches, quelles différences avez-vous perçues?
AR: Il faut d’abord préciser que l’exposition ne traite pas de la baignade dans les lacs. Ce qui nous intéresse, c’est l’eau en mouvement, parce que cela introduit un certain défi, un danger, et ouvre aussi la possibilité d’utiliser le fleuve comme un moyen de transport public.

YS: À Zurich, les infrastructures de bains ont été préservées sur la Limmat, alors qu’à Bâle, elles ont quasiment disparu et on ne voit presque pas d’architecture pour encadrer la baignade. Les bains fonctionnent un peu comme des hubs dans la scène fluviale, ils proposent de la restauration, des endroits pour les événements et ils ont chacun leur atmosphère.

BB: À Berne, l’Aar n’est pas vraiment en ville, mais dans le vallon. On s’y rend vraiment pour nager, on se baigne au milieu de la forêt.

YS: À Genève, la baignade dans le Rhône n’est populaire que depuis une dizaine d’années. Les quelques pontons ne suffisent pas pour la fréquentation estivale. Mais, entre l’État et la Ville, chacun a ses propres plans, ce qui empêche l’aménagement du fleuve. Les associations prennent le relais, comme l’ARVe3 qui gère la buvette de la Pointe de la Jonction. On pourrait dire qu’à Bâle ou à Berne, il y a un consensus autour de l’utilisation du fleuve, la baignade est une pratique établie, tandis qu’à Genève, la négociation est encore en cours. Le Rhône est un espace contesté et les traditions restent à écrire.

Que souhaitez-vous défendre à travers cette exposition qui a vocation à s’exporter en Europe? Est-ce un plaidoyer pour la baignade en ville?
YS: Nous souhaitons positionner la scène suisse dans une conversation internationale. Parce que la question de l’utilisation des espaces fluviaux, surtout dans un contexte post-industriel, touche de nombreuses villes. Nous avons toujours vu le fleuve comme un espace industriel et fonctionnel, mais quand ces fonctions disparaissent, que fait-on ? Nous pensons que ce qui se fait en Suisse peut être pertinent, qu’il y a des leçons à en tirer.

AR: Les exemples suisses permettent de reprogrammer mentalement les fleuves et ce qu’ils veulent dire pour notre environnement et pour les villes. Dans l’exposition, il nous semblait intéressant de montrer que des initiatives à l’étranger s’inspirent de la culture suisse et l’utilisent comme un précédent pour réclamer le droit de nager, même si les conditions sont souvent beaucoup moins favorables, en terme de la qualité d’eau et l’accessibilité du fleuve.

BB: Nous voulons susciter l’envie de se baigner. Le problème tient surtout à la qualité de l’eau, qu’il faut améliorer. On s’est toujours baigné dans les fleuves depuis le Moyen Âge, avant qu’on ne les canalise et qu’ils ne deviennent des égouts. Alors, on a construit des piscines, mais le modèle est maintenant un peu dépassé. Il faut reprendre le droit de nager dans les villes, c’est plus naturel et plus beau.

Vous souhaitez montrer un rapport éthique à l’eau? L’eau comme bien public?
BB: Oui, sur le principe des communs, des Allmenden, ces alpages exploités collectivement par les membres d’une communauté villageoise.

AR: Les Allmenden sont très ancrés dans la tradition suisse, ils contribuent à la culture de l’espace en Suisse et méritent d’être préservés. L’eau est une sorte d’Allmend liquide.

BB: Et il est aussi indispensable que la baignade reste gratuite et libre, qu’il n’y ait pas d’horaires, d’ouverture ou de fermeture.

Vous défendez donc une forme de baignade très simple, qui n’a pas besoin d’infra­structures particulières?
AR: On a besoin de si peu de matière dure pour rendre un fleuve « baignable ». La beauté de cette expérience, c’est la nudité, le fait de se dépouiller de tout ce qu’on porte d’habitude, les vêtements, les téléphones... Avec le Wickelfisch4, chacun transporte son propre casier mobile. Le sac lui-même devient une infrastructure de baignade. On pourrait dire en quelque sorte que cette culture rend l’architecture éphémère.

YS: Il y a aussi l’infrastructure de l’information, comme les bouées rouges à Bâle par exemple, qui séparent la zone de baignade de la zone navigable.

AR: Ou les chaînes suspendues, pour sortir de l’eau. C’est une infrastructure presque invisible. Les douches ne sont même pas nécessaires parce que l’eau n’est pas sale. Le fleuve est la douche.

On se dépouille de son habit de citadin en quelque sorte?
AR: Tout à fait, et ça réintroduit de la nudité dans la ville parce qu’une fois qu’on a descendu le fleuve, on remonte à pied... La nudité créé une certaine homogénéisation de la société : les usagers du fleuve sont des gens de toutes les classes sociales, de toutes les cultures, de toutes les langues. C’est aussi l’un des espaces publics dans lequel l’intégration fonctionne vraiment entre les Suisses et les résidents étrangers. Le fleuve est un espace attractif pour tout le monde. On sent la différence, la richesse de la ville, sociale et culturelle. Le fleuve est un lieu inclusif, démocratique par excellence. Il y a aussi une solidarité existentielle, liée au risque, qui créé cette proximité entre les gens. À Bâle, le Rhin est clairement l’espace public le plus important de la ville, son plus grand capital commun.

Notes

 

1. Le 1er novembre 1986, un incendie a dévasté un entrepôt du groupe chimique Sandoz à Schweizerhalle, brûlant des tonnes de produits chimiques. Des milliers de litres d’eau d’extinction se sont déversés dans le Rhin, provoquant une catastrophe écologique majeure.

 

2. Le Rheinschwimmen est un événement annuel organisé par la SSS: il s’agit d’une descente du Rhin à la nage à travers la ville sur environ deux kilomètres, depuis Schaffhauserrheinweg jusqu’à Johanniterbrücke.

 

3. Association pour la Reconversion Vivante des espaces.

 

4. Sac de baignade en forme de poisson.

Barbara Buser est architecte, cofondatrice de baubüro in situ et du think tank denkstatt, et capitaine de ferry à Bâle.

Andreas Ruby est directeur du S AM et cofondateur de Ruby Press.

Yuma Shinohara est commissaire d’exposition et éditeur.

Propos recueillis par Marc Frochaux et Stéphanie Sonnette.

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