Investissements immobiliers et développement urbain: l'exemple zurichois
L’amplitude de la bulle immobilière des années 2000 a mis en lumière le rôle croissant des investissements internationaux et l’impact des opérations spéculatives pour l’urbanisation contemporaine. Qu’en est-il en Suisse? Angelus Eisinger nous éclaire dans cet entretien sur le cas particulier des marchés zurichois, dans un contexte global de pénurie de logements et d’augmentation constante du prix des loyers et de l’immobilier depuis les années 1990.
Isabel Concheiro: Zurich peut être considérée comme figurant parmi les contextes les plus attractifs pour les flux d’investissement globaux1, qui sont en train de transformer rapidement les modes de construction et les structures de la propriété foncière dans bon nombre d’aires métropolitaines2. Quelle est, selon vous, la portée de l’investissement globalisé sur le marché immobilier dans la région de Zurich?
Angelus Eisinger: Je pense que la particularité propre à la métropole zurichoise est d’être soumise à deux puissantes forces parallèles. L’un des facteurs clés est le fort attrait qu’exerce Zurich sur les multinationales employant un personnel hautement qualifié, lequel arrive sur un marché immobilier déjà tendu depuis des décennies. Cette situation contribue aux pressions que subit l’offre de logements dans un système assez libéral, qui permet une augmentation rapide des loyers entraînant une certaine ségrégation. D’autre part, la faiblesse des taux d’intérêt actuellement offerts sur les marchés financiers permet à des gens d’acquérir des maisons qu’ils n’auraient pas pu acheter il y a dix ans, ce qui fait encore grimper les prix. Je pense que ces deux forces majeures à l’œuvre sur un marché saturé expliquent pour une large part les tensions existantes.
Dans quelle mesure peut-on affirmer que le marché résidentiel suisse est protégé d’un afflux massif de capitaux internationaux?
Je ne dirais pas qu’en ce moment même, les montants investis dans le résidentiel secondaire à Zurich sont aussi importants qu’ils l’ont été dans d’autres pays. Le sujet a été abordé à maintes reprises avec des spécialistes de la région métropolitaine zurichoise, mais nous ne connaissons pas exactement les chiffres précis car il n’y a pas de statistiques. En revanche, nous avons des exemples, tels que Londres ou Manhattan, où la part des appartements qui sont aux mains d’investisseurs s’élève parfois à 30, 35 %, voire jusqu’à 60 % dans des cas comme Chelsea. A Zurich, le phénomène n’atteint pas une telle ampleur, mais il semble beaucoup plus prononcé qu’il ne l’était il y a encore dix ans. Et n’oublions pas que nous avons affaire à un problème largement répandu. J’ai rencontré Saskia Sassen il y a deux ans lors du symposium Urban Forum à Winterthur. Interpellée par la situation zurichoise, elle avait le sentiment que des développements qu’elle avait observés aux USA ou au Royaume-Uni se profilaient aussi à Zurich.
Parmi les forces primaires agissant sur l’offre résidentielle, le système des caisses de retraite représente un facteur déterminant, qui a une portée très spécifique sur le marché foncier suisse. Les fonds de pension ont pour mission d’investir d’énormes quantités d’argent de manière sûre; une des options qui s’offre à eux est le secteur immobilier. Autrement dit, nous avons là une machine qui déverse constamment de gigantesques sommes sur le marché du logement et en dicte les évolutions. D’un point de vue historique, il y a une forme d’ironie dans les préoccupations exprimées par Saskia Sassen à propos de l’actuelle augmentation des investissements privés dans les grandes villes. Dans les années 1970, la Suisse a en effet largement débattu de la forme à donner à son système de retraites et la majorité s’est ralliée au modèle des trois piliers avec de puissants fonds de pension. J’ai quant à moi étudié l’économie au début des années 1980 et je me souviens d’un manuel anglais traitant de sécurité sociale, qui expliquait qu’un tel modèle ne pouvait être préconisé que pour des pays pauvres, car il dégage de gros montants prêts à être investis sur place, mais qu’il n’aurait absolument aucun sens pour des économies développées comme la Suisse. Or, ce qui aurait paru absurde dans la perspective de ce manuel à l’époque, empêche peut-être, 30 ans plus tard, qu’un afflux de fonds étrangers inonde le marché immobilier dans une mesure comparable à ce que nous observons dans d’autres pays européens.
Dans ce contexte, quels sont les principaux défis auxquels Zurich doit aujourd’hui faire face en matière d’aménagement urbain et de politique du logement?
Un des principaux défis auxquels la ville de Zurich et sa région sont confrontées, est qu’elles ne disposent plus de friches3 ou d’espaces à développer. Cela veut dire que tout projet de densification, et je rappelle que densifier est notre seule option à l’heure actuelle, doit être concrétisé au sein du tissu bâti et du foncier existants. Il s’agit là d’une contrainte assez exceptionnelle, si l’on compare la situation de Zurich à celles d’autres aires métropolitaines en croissance. Prenez Vienne, par exemple : le renouvellement durable de l’urbanisation continue à se faire entièrement selon le vieux modèle consistant à transformer des surfaces agricoles ou industrielles en zones d’affectation mixtes. Tandis qu’à Zurich, nous abordons en ce moment même cette nouvelle phase de développement vers l’intérieur, qui implique une réflexion stratégique résolument différente de tout ce à quoi l’agglomération a dû répondre par le passé. Au cours des dernières décennies, nous avons appris à reconvertir des friches industrielles, mais la possibilité de développer des espaces non-bâtis a entretemps disparu. Nous n’en demeurons pas moins confrontés à un pronostic de croissance persistante pour la métropole zurichoise. Ainsi, la densification doit s’insérer dans des contextes qui n’impliquent pas juste deux ou trois propriétaires, mais trente ou quarante, qui doivent s’entendre sur une stratégie commune. Cela requiert de nouvelles formes de négociation dans un environnement urbain demeurant très attractif.
Peut-on considérer les développements en cours à Zurich West comme faisant partie de ce processus de densification?
Cela dépend de quel type de densité nous parlons. Si vous prenez l’emprise au sol, je pense en effet que la densité s’est accrue, mais si vous examinez le nombre de mètres carrés par habitant, c’est plutôt l’inverse. N’oublions pas que, dans les années 1950, la ville de Zurich comptait davantage d’habitants qu’aujourd’hui, mais l’emprise au sol du bâti s’est considérablement étendue depuis lors. Cela signifie que la surface moyenne occupée par personne a drastiquement augmenté (%%gallerylink:20901:image%%).
Comment fixe-t-on ce taux moyen d’occupation?
C’est une question très intéressante, car lorsque vous la posez aux différents acteurs impliqués dans le marché résidentiel, vous obtenez des réponses différentes. Si vous interrogez des promoteurs, ils vous diront que ce sont les exigences du marché et celles du consommateur qui décident. Et si vous discutez avec des personnes qui se situent du côté de la demande, vous entendrez le contraire, soit que les standards automatiquement adoptés en termes de situation, d’équipements etc. sont bien trop élevés.
Peut-on répondre à cette densification urbaine avec les outils existants?
En matière d’aménagement, je pense que nous sommes sur le point d’aborder de nouveaux processus d’étude avec des courbes d’apprentissage qui s’avéreront probablement assez ardues au cours des quelques années à venir. Pour le développement vers l’intérieur, la logique de production doit complètement changer. Avant de parler urbanisme et architecture, nous devons parvenir, avec les divers propriétaires concernés, à une entente qui affirme leur vision stratégique commune. Mais ces accords ne portent pas sur une nouvelle déclinaison de stratégies traditionnelles, ils doivent être fortement contextualisés. Je pense que le principal défi consiste à proposer des modèles à même de produire le type de contexte permettant à certaines personnes d’agir et d’obtenir parallèlement des autres l’acceptation des changements à venir. Comme je viens de le dire, je pense que nous entrons juste dans la phase de recherche de nouveaux outils. La qualité des processus de négociation va être le sésame pour concrétiser les potentiels de renouvellement urbain. Dans cette perspective, je trouve très intéressant que des bureaux de promoteurs soient parfois à l’avant-garde de tels processus. J’ai impression que les pouvoirs publics sont nettement plus réticents.
Pouvez-vous donner quelques exemples illustrant cette approche?
Il est assez piquant de constater qu’en dépit du fait que les investissements impliquent par définition une projection à long terme, beaucoup de décisions prises au cours des dernières décennies l’ont été selon une vision à court terme du développement immobilier, avec la justification suivante : sachant que vous produisez pour un marché en croissance, tout ce que vous avez à faire est de produire aussi rapidement que possible, puis de vendre aussi vite que possible. Depuis quelques années, on a vu apparaître un nouveau genre de promoteur, qui affirme ne plus être séduit par des vues à courte échéance, mais veut investir pour conserver ce qui est produit. Cette attitude modifie complètement la logique du développement immobilier.
Je vais vous donner deux exemples de ce changement. L’un concerne un processus emblématique mené en ville de Kloten, qui porte sur la zone du Hohrainli à l’initiative de Pensimo, l’un des développeurs les plus intéressants. Ce cas reflète assez bien les problèmes auxquels nous sommes confrontés dans la région métropolitaine de Zurich. Hohrainli est un lotissement de la fin des années 1960, aujourd’hui passablement dégradé, mais seule une partie de la zone est aux mains de Pensimo. Or, s’ils veulent en améliorer la qualité, ils doivent proposer des idées pour une transformation de l’ensemble du quartier. C’est là que les difficultés commencent. Etes-vous autorisés à élaborer des visions touchant d’autres zones ? Comment allez-vous approcher les intervenants concernés ? A quelles conditions sont-ils disposés à participer ? De ce point de vue, le projet est réellement intéressant, car il s’apprête à mettre en œuvre des stratégies d’aménagement à partir de prémisses aussi complexes que courantes. De plus, il n’implique pas seulement les autres propriétaires, mais les habitants y sont également associés dès le tout début, afin de saisir tous les tenants et aboutissants de la transformation et de convaincre les gens sur place de la nécessité du renouvellement et des choix envisagés pour mener le processus à bien (%%gallerylink:20902:image%%).
Un autre projet exemplaire est celui d’AGGLOlac, porté par Mobimo en front de lac à Bienne. Ce qui est passionnant dans ce cas, c’est qu’avant même d’envisager un programme et un processus d’aménagement assortis de concours d’urbanisme, des discussions ont été menées durant de très nombreux mois avec quelque 200 personnes concernées dans toute la région biennoise, afin de comprendre l’ensemble du contexte, des besoins et des défis en jeu. Je pense que c’est tout à fait exceptionnel. On pourrait imaginer qu’une institution académique adopte une telle approche, mais pour une société dont la mission première est de faire de l’argent, cela peut sembler incongru. Ce résultat parfaitement idéal est l’aboutissement d’une stratégie rigoureuse axée sur le long terme et de la nécessité de comprendre à quoi on touche lorsqu’on démarre un processus de transformation urbaine. Or, c’est cette volonté affirmée de clarifier les enjeux et les besoins réels liés à un projet dont je déplore l’absence dans la plupart des développements traditionnels.