Ar­chi­tec­tu­re dis­sua­si­ve

La journée mondiale de prévention du suicide est organisée chaque 10 septembre depuis 2003. L’occasion de voir si l’architecture pourrait jouer un rôle dans la prévention de ce fléau qui tue trois fois plus en Suisse que les accidents de la route. Exemple à Lausanne, avec le pont Bessières

Data di pubblicazione
03-09-2014
Revision
25-10-2015

En Suisse, le suicide est la première cause de mortalité chez les 15-29 ans1. La précipitation dans le vide est la quatrième des méthodes les plus utilisées pour se donner la mort, et un tiers de ce type de suicides s’effectue depuis un pont2. Le concept de « prévention situationnelle », qui s’attache à considérer l’architecture, l’urbanisme et l’aménagement des espaces publics comme moyen de diminuer les violences urbaines, est depuis quelques années appliqué par les experts à un type particulier de violence : le suicide. « S’il est possible de diminuer le nombre de crimes en supprimant l’accès au moyen de les commettre, il est également possible de diminuer le nombre de suicides en supprimant de la même manière l’accès donné aux suicidaires à des moyens permettant de mettre fin à leurs jours », postule l’ancienne collaboratrice scientifique à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne Virginie Maire Kalubi, aujourd’hui première greffière au Tribunal des mineurs du Canton de Vaud3. Elle note que la « corrélation entre la méthode de suicide et la disponibilité d’un tel moyen – c’est-à-dire l’occasion – a été relevée dans bon nombre d’études ». Si une personne souhaitant se donner la mort ne peut le faire à l’endroit initialement prévu, ne va-t-elle pas commettre son acte ailleurs ou autrement ? Cette thèse du déplacement est la critique essentielle adressée à la prévention situationnelle. « Les comportements suicidaires sont essentiellement rattachés à des périodes de crise, limitées dans le temps. Ainsi, si la personne suicidaire rencontre un obstacle à l’utilisation du moyen envisagé au moment de la crise, le déplacement est moins probable », répond Virginie Maire Kalubi. 
Partant du postulat que l’architecture peut jouer un rôle dans la prévention du suicide et suite à une demande adressée à la municipalité en 1999 par le criminologue André Kuhn qui, de son bureau situé non loin du pont Bessières, a assisté à deux suicides, les autorités lausannoises décident de prendre des mesures en modifiant les garde-corps du pont, l’un des plus utilisés en Suisse par les candidats au suicide. L’ouvrage qui relie le quartier de Caroline à celui de la Cité, enjambant la vallée du Flon à une hauteur de 23 m, a été conçu par les ingénieurs François Schüle et Alphonse Vautier et réalisé de 1908 à 1910 par les Ateliers de constructions mécaniques de Vevey. L’architecte Eugène Jost a dessiné les pylônes, les candélabres et les barrières. Lors de sa remise en état en 1972 – la dalle en béton armé s’étant fortement dégradée –, les barrières ont été rehaussées de 20 cm, passant de 1,10 m à 1,30 m, sans avoir toutefois l’effet escompté sur le nombre de suicides. En 1995, un rapport d’inspection indique l’évolution accélérée de phénomènes locaux de corrosion de la structure métallique. Cinq ans plus tard, la municipalité donne un préavis favorable au crédit pour des travaux d’entretien et de remise en état du pont, ainsi que la création de nouveaux garde-corps pour prévenir le suicide et éviter le danger de chute sur les passants et les usagers de la rue Saint-Martin, en contrebas. 
Pour que les mesures anti-suicides sur le pont Bessières se révèlent plus efficaces qu’auparavant, un groupe de travail est été constitué, comprenant des collaborateurs du service des routes et de la mobilité et du service d’architecture de la Ville, des membres du groupe d’intervention de la police lausannoise, André Kuhn, professeur associé à l’Institut de criminologie et de droit pénal de l’Université de Lausanne, et Eric Teysseire, alors conservateur cantonal des monuments et sites – le pont Bessières ayant été inscrit à l’inventaire cantonal des monuments historiques en 1987. « Ce groupe, nous indique Pierre-Alain Bochatay, à l’époque architecte en charge de la conception des nouveaux garde-corps du pont au service d’architecture, s’est basé sur le constat que le suicide par saut dans le vide s’effectuait selon deux modes opératoires. Le premier en trois temps : un franchissement de la barrière, puis un temps d’hésitation et souvent un déplacement le long de la barrière (ce temps permettait l’éventuelle intervention d’un tiers), enfin le saut dans le vide. Le second, beaucoup plus rare, par un saut direct, ce qui demande une grande détermination. Le dispositif que nous avons choisi est ainsi conçu de manière à ce que le passage à l’acte ne soit possible qu’en un seul temps, tout en rendant très difficile le franchissement de la barrière. »
Pour ce faire, les garde-corps sont rehaussés de 1,30 m à 1,55 m et inclinés vers l’intérieur, avec un faux aplomb de 35 cm. Le barreaudage est disposé de façon à empêcher de prendre pied à l’extérieur des balustrades, sur la bordure de rive du pont. Le tube horizontal en acier qui termine le barreaudage oblique est surmonté de deux tubes en acier inoxydable et les montants du garde-corps sont constitués de plaques d’acier recourbées et effilées au sommet. Le pont du Gottéron à Fribourg – premier pont de Suisse pour lequel des mesures anti-suicides ont été prises, en 1997 – a servi d’exemple pour l’inclinaison des garde-corps de l’ouvrage lausannois. Le concept d’inclinaison a été initié par Santiago Calatrava, notamment sur le Wettsteinbrücke à Bâle.
Les garde-corps du pont Bessières ont été mis en place en 2003. Nous avons donc peu de recul pour affirmer de manière assurée que les mesures vont durablement porter leurs fruits. Cependant, selon les chiffres avancés par la police municipale, le nombre de cas de suicide a sensiblement diminué depuis la mise en place de ces dernières. Les statistiques en ce sens existent depuis 1966. De cette date-là à 2003, les suicides perpétrés depuis le pont lausannois étaient de deux au minimum par année, avec une moyenne de près de quatre par an. Depuis le changement des garde-corps, on compte un maximum de deux suicides par année à cet endroit, avec une moyenne de un par an, sans pour autant observer un déplacement total des suicides vers d’autres lieux ou d’autres modes opératoires. En près de quarante ans, jusqu’en 2003, on compte une seule année sans suicide, alors que, depuis début 2004, on en compte déjà quatre. Le nombre de suicides au pont Bessières a ainsi diminué de 75 % depuis l’installation des nouveaux garde-corps. L’architecture semble en mesure de jouer un rôle dans la prévention du suicide.

 

Notes

1. Chiffres avancés par l’association romande Stop Suicide. 
2. Chiffres tirés du rapport de suivi sur la prévention des suicides sur les ponts, publié en avril 2014 par l’Office fédéral des routes et le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication. 
3. Virginie Maire, « La prévention situationnelle à l’épreuve des suicides par saut dans le vide. Le cas du pont Bessières » in Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, Petit-Lancy, 2007

 

Evénements Stop Suicide

L’Association internationale de prévention du suicide, en collaboration avec l’OMS, a choisi en 2003 la date du 10 septembre pour organiser chaque année une journée de prévention du suicide. Stop Suicide, association romande basée à Genève, créée en 2000 et reconnue d’utilité publique, a repris l’événement à l’échelle locale en 2005. 
Cette année, l’association met sur pied quatre événements dans autant de lieux genevois. La nouvelle campagne de prévention sera lancée le 5 septembre au Pavillon bleu des Grottes, avec l’exposition des travaux de dix jeunes plasticiens. L’Abri, ancien édifice anti-aérien fraîchement réhabilité en lieu culturel, accueillera le 7 septembre une performance et une table ronde. Des concerts, une exposition et des témoignages seront à découvrir le 10 septembre au Bateau Genève. Enfin, une projection et une discussion autour du coming-out auront lieu le 25 septembre aux cinémas du Grütli, en partenariat avec le Département de l’instruction publique et la Fédération des associations genevoises lesbiennes, gaies, bi et transgenres. 
En plus d’investir ces quatre lieux, Stop Suicide a mandaté l’architecte Aurélie Monet Kasisi, avec Jessica Brancato et Antoine Guay, pour la conception d’un stand itinérant qui servira d’interface avec le public, de bar, de petit centre d’information, de discussion, de prévention et de projection1. L’objet hybride, à mi-chemin entre mobilier et food truck, sillonnera les espaces publics de plusieurs villes romandes. Montée sur des roues de fauteuil roulant recyclées, l’ossature du stand est composée de tourbillons de hêtre dans laquelle s’intègrent une glacière et divers types de rangements. Elle est surmontée d’un plateau de résine coulée en strates successives, et le tout est couvert d’une retaille de voile à bateau protégeant du soleil et des intempéries. 
www.stopsuicide.ch/site/10septembre 

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