«L’espace public, c’est une partie de poker»
Entretien
Arnaud Michelet et Romain Legros, associés de l’atelier d’architecture du paysage En-Dehors, reviennent sur leur projet de place de jeux dans l’ancienne STEP d’Aproz (VS). Et se demandent plus généralement ce que cela signifie de réaliser un playground aujourd’hui.
TRACÉS: Comment avez-vous eu l’idée de transformer un ancien bassin d’épuration en place de jeux? (lire Futur radieux pour infrastructure obsolète, Héloïse Gailing)
Arnaud Michelet: La commune d’Aproz nous a mandatés pour la réalisation d’une place de jeux à côté de la STEP1. Mais un jour, tout s’est arrêté: la parcelle devait finalement être conservée pour une potentielle extension du programme scolaire. C’est alors que nous avons réfléchi à la transformation du bâtiment désaffecté de la STEP voisine, qui nous permettait de faire d’une pierre deux coups: préserver la parcelle libre et proposer une solution pour ce bâtiment, qui aurait de toute façon été démoli. Depuis, la Commune a réussi à racheter des parcelles autour de l’école, l’extension devrait se faire sur le site existant. Nous sommes en train de travailler sur la suite des aménagements de la place de jeux, qui seront réalisés à l’automne.
Comment avez-vous conçu ce playground? Quelles difficultés avez-vous rencontrées?
Arnaud Michelet: Au début, nous ne pensions pas mettre de couleur, mais, sous l’impulsion de la Commune, nous avons réfléchi à un concept. Dans notre projet, la couleur a trois rôles: la protection des fers apparents pour les structures porteuses; l’étanchéité, là où il y avait de l’eau; et enfin comme marquage visuel.
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Romain Legros: Sur le réemploi, nous n’avons pas pu aller jusqu’au bout de nos ambitions. Nous voulions expérimenter, même si nous manquons d’expérience dans ce domaine: tous les éléments en béton démontés sur site avaient été répertoriés, avec l’idée de les réutiliser et de les découper de manière à créer des éléments de mobilier aux formes singulières. Malheureusement, comme nous n’avions pas de lieu pour les stocker, un seul banc issu de ces éléments a pu être conservé…
Arnaud Michelet: Le plan incliné existant a aussi posé quelques questions: nous avions très envie d’investir cette surface. Mais si les enfants y avaient accès, alors elle devait être recouverte d’un revêtement souple, ce qui était très difficile à mettre en œuvre en raison de la pente. C’est pourquoi nous avons décidé d’y mettre de l’eau, mais pas d’enfants! À certains endroits du plan, nous avons pratiqué des carottages qui pourraient être utilisés à l’avenir pour y installer des jeux. Le projet n’est pas figé, il peut encore évoluer.
Comment respecter les normes dans un tel projet?
Arnaud Michelet: Face à des projets réalisés sur mesure comme celui-ci, il est nécessaire d’avoir recours à un expert. Un certificateur de place de jeux est donc venu deux fois et nous avons ajusté certains détails du projet – des endroits où les enfants pouvaient se coincer les doigts, par exemple.
Romain Legros: Nous avons aussi rendu certains éléments moins accessibles – comme une petite corniche au sommet du plan incliné, si haute qu’elle en devenait dangereuse – et géré certains flux d’accessibilité. Mais finalement, les enfants courent, attrapent les balustrades et montent. Tout ce qu’on a pu imaginer qu’ils ne pourraient pas faire, ils le font, sans se blesser!
Arnaud Michelet: Certaines demandes étaient parfois contradictoires: pour les parents, il fallait mettre des balustrades au sommet de la corniche; pour le certificateur, il fallait au contraire enlever les barrières, car ce sont elles qui incitent les enfants à monter. Parfois, il ne faut pas rajouter de la protection mais l’enlever complètement pour diminuer les risques.
Comment avez-vous choisi les types de jeux?
Arnaud Michelet: Les gens ont encore une image très figée des places de jeux. Le projet d’Aproz déroute: l’imaginaire d’une succession de jeux posés les uns à côté des autres règne encore.
Romain Legros: Nous, paysagistes, faisons évoluer nos projets sous le diktat du jeu supervisé par certaines grandes sociétés. Bimbo, pour ne citer qu’eux, a lancé la mode du tronc en acacia écorcé, qui s’est imposé un peu partout. Dans les trois quarts des playgrounds, on voit ces soi-disant «aires de jeux naturelles». C’est un peu la maison Phénix2 du jeu. Tout bon écoquartier, toute bonne ville suisse va choisir ses jeux dans un catalogue. Alors qu’une aire de jeux, quand c’est possible, est un geste architectural qui trouve sa qualité dans un contexte (topographie, paysage pré-existant, dynamique végétale). Pourtant, on reproduit les mêmes places partout! Cette standardisation est bien entendu également due aux normes: c’est sécurisant pour tout le monde d’avoir une balançoire qui fonctionne. Mais quand on pense à l’histoire du playground, à toutes les étapes par lesquelles il est passé – les époques brutalistes, les terrains de jeux d’Aldo van Eyck, les playgrounds de Noguchi… il est désespérant de constater la régression actuelle. À l’époque, on n’avait aucun problème à laisser les enfants sur des blocs en béton saillants ou dans des cages d’écureuils en métal. Certes, les places de jeux d’aujourd’hui peuvent sembler plus naturelles, mais elles restent standardisées.
Comment éviter ces standards?
Romain Legros: Faire du sur-mesure pour une place de jeux, c’est complexe: en tant que bureau, on peut y passer un nombre incalculable d’heures et il est difficile d’échapper au catalogue, qui donne l’impression que tout peut être résolu rapidement. Pour Aproz, nous n’avons pas choisi des jeux; ce sont plutôt les espaces possibles qui nous ont orientés vers les types de jeux possibles, par rapport à la structure existante.
Arnaud Michelet: Le toboggan et la tour sont les seuls éléments sur catalogue. La valeur ludique du lieu est partout. C’est pourquoi nous n’avons rien fait à de nombreux endroits: nous les avons juste rendus accessibles.
En novembre dernier, vous avez reçu le Lapin d’or de Hochparterre dans la catégorie architecture du paysage pour ce projet. Imaginiez-vous qu’il aurait autant de succès?
Arnaud Michelet: Pas du tout. C’est un petit projet de gré à gré, à l’opposé du système des concours. C’est presque de l’artisanat.
Romain Legros: Pour faire ce type de projet, il faut pouvoir l’adapter au fur et à mesure du processus, avec les différents intervenants. C’était aussi un pari: nous percevions le potentiel de cette ruine infrastructurelle, mais nous n’avions pas de garantie que les enfants l’adopteraient. S’il y avait eu un concours pour ce projet, nous aurions peut-être reçu un prix – mais pas gagné. Le jury n’aurait jamais osé prendre cette responsabilité. Aujourd’hui, dans l’espace public, le concours engendre paradoxalement une uniformité grandissante. Les services ne veulent pas faire d’entretien, pas avoir de problèmes. Mais l’aménagement de l’espace public, c’est comme une partie de poker: parfois il faut miser et espérer que ça passe.
Arnaud Michelet et Romain Legros ont étudié ensemble à l’HEPIA (diplômés en 2009). Ils sont cofondateurs de l’atelier d’architecture du paysage En-Dehors, basé entre Sion (VS) et Lausanne (VD).
Notes
1. Héloïse Gailing, «Futur radieux pour infrastructure obsolète», TRACÉS 6/2024
2. La maison Phénix est un concept de maison individuelle low cost créé en France par le groupe Geoxia, qui a vu le jour en 1946. Elle se base sur la standardisation des procédés de construction, qui permet un prix d’acquisition assez bas. Dans les années 1970, elle est le symbole de l’accession à la propriété des classes moyennes et du rêve pavillonnaire.