La guer­re des mo­des

Depuis 50 ans, les villes sont parties à la reconquête de leurs espaces publics occupés par la voiture. Un nouvel épisode de cette guerre des territoires s’écrit aujourd’hui avec la montée en puissance simultanée des thèmes de la marche en ville – ­vertueuse, gratuite, écologique, bonne pour la santé et le moral – et de l’urgence climatique.

Data di pubblicazione
06-09-2022

«There is much more to walking than walking» (la marche n’est pas qu’une affaire de marche), dit Jan Gehl, architecte et urbaniste danois récompensé en 2015 par un Global Award for Sustainable Architecture pour son travail sur la place du piéton dans la ville, quand on l’interroge sur le sujet1. Sonia Lavadinho, chercheuse et consultante en mobilité et développement territorial, qui a commencé sa carrière académique en traitant de la marche, estime qu’il ne faut pas l’envisager comme un problème de mobilité, mais comme un sujet relationnel. Même approche holistique du côté de Jenny Leuba, cheffe de projet chez Mobilité piétonne suisse: «ll faut se demander dans quel environnement on veut vivre, plutôt que comment répartir l’espace entre différents modes.» Pour ces spécialistes, aborder la marche pour elle-même, comme un mode de déplacement, ne serait pas pertinent. Pas plus qu’il ne faudrait parler de «piétons»: «Personne ne se considère comme un piéton, dit Jenny Leuba. Le terme est binaire, il nous oppose aux autres modes alors que nous sommes tous à pied à un moment ou à un autre. Nous sommes tous des gens.» Questionner la marche en milieu urbain, la place du piéton dans la ville, ce serait donc d’abord se préoccuper de qualité de vie, d’espaces publics, d’équipements, de commerces, d’ambiances, de rythmes, de beauté, de surprise, d’accessibilité de tous les espaces urbains à tous, et dépasser les approches par la mobilité (zones 30, zones de rencontre, etc.).

Des rues piétonnes à la ville sans voitures

Dans les années 1960-1970, alors que les habitants désertent la ville pour s’installer en périphérie où se construisent des zones pavillonnaires, des villes nouvelles et des centres commerciaux, se pose la question de l’attractivité des centres anciens. La piétonnisation apparaît comme une solution pour maintenir l’activité commerciale et tout simplement la vie urbaine, transformant en l’espace de quelques années les rues des villes européennes en shopping malls à ciel ouvert, qui se révèleront terriblement uniformes.

Au tournant du 21e siècle, les grandes métropoles, en quête d’une bonne place au classement des «villes où il fait bon vivre», se façonnent pour le tourisme, l’événementiel et l’attractivité économique. Elles veulent attirer de nouveaux habitants, des sièges d’entreprise et pour cela leur offrir un cadre de vie de qualité. La Barcelone des Jeux Olympiques de 1992 fait alors figure de modèle: les places sont réaménagées, les berges reconquises, la ville devient festive et culturelle, l’espace public devient la scène sur laquelle se joue une vie urbaine active, vivante, jeune. Des voiries et des parkings sont reconvertis pour créer un nouveau paysage, proposer de nouveaux usages, mais surtout une nouvelle image, vendeuse, source de développement économique. Il n’est pas encore question d’écologie.

Aujourd’hui, si les questions d’embellissement et d’attractivité restent à l’ordre du jour, elles perdent du terrain face à d’autres enjeux: l’urgence climatique, la pollution, la santé et le bien-être. Les villes doivent s’adapter à leur nouvelle condition post-pétrole et transformer leur substance.

Quelques concepts à la mode

«La ville existe non pour la circulation des automobiles mais pour le bien-être et la culture des hommes», affirmait Lewis Mumford dans les années 19502. Plus tard, d’autres auteurs, critiques du tout voiture, de la spéculation immobilière, de politiques urbaines qui livraient la ville à la loi du marché, ont revendiqué une meilleure prise en compte des habitants, des usages quotidiens, de l’écologie, de la convivialité, de la santé3. Des villes plus vivables, à échelle humaine. Ces approches inspirent largement aujourd’hui les concepts prisés des municipalités de sensibilité gauche-­écologiste: la marchabilité, la ville du quart d’heure ou la ville pour les gens pour n’en citer que quelques-uns4.

La ville du quart d’heure

 

2020 aura été l’année de la ville du quart d’heure, concept remis à la mode par l’urbaniste et chercheur franco-colombien Carlos Moreno, dont de nombreuses villes à travers le monde se réclament. Son concept repose sur l’idée que chacun ait accès à un quart d’heure à pied de chez lui à tous les services essentiels (soins, alimentation, loisirs, travail). Contre une vision radioconcentrique centre-­périphérie, ses mots clés sont: polycentrisme, microcentralités, densité, proximité, mixité, ubiquité. Moreno, s’inspirant des travaux menés sur le temps par François Ascher (chrono-urbanisme) et Luc Gwiazdzinski (Chronotopies, Lecture et écriture des mondes en mouvement, 2017), ne propose pas de construire de nouveaux équipements là où il en manque, mais de mieux occuper ceux qui existent, en rendant leur utilisation flexible pour différentes activités selon les heures du jour, les jours de la semaine, etc. 

 

La ville pour les gens

 

La ville pour les gens (Cities for people, Jan Gehl, 2010), c’est la ville à échelle humaine, à hauteur d’yeux. La démarche de Gehl, qu’il développe dès les années 1970, critique le modernisme « qui nous a fait oublier l’échelle humaine», «l’invasion automobile» et les approches technicistes par les flux. Elle repose sur le diagnostic, l’observation fine des citadins, de leurs relations sociales, de leurs modes de coprésence et de leurs activités élémentaires: marcher, se tenir, debout, être assis, pour en déduire des recommandations. À Lausanne, l’agence Gehl Architects a été mandatée en 2019 par la Ville pour réfléchir sur le devenir des espaces publics. Ses recommandations sont finalement assez classiques: mieux partager l’espace entre les modes de transports, réduire l’impact de la voiture, redonner à la rue son rôle d’espace public, végétaliser, rendre les sols perméables.

 

La ville marchable

 

Il faut faire marcher les gens pour lutter contre la sédentarité et les maux qui y sont associés (surpoids, diabète, maux de dos), donc produire des espaces qui incitent à se déplacer à pied. C’est en gros l’idée qui sous-tend le concept de marchabilité (walkability), importé des États-Unis où il est apparu dans les années 2000. Il s’agit d’évaluer la capacité d’un territoire à faciliter les déplacements à pied et à vélo grâce à différents critères et méthodes (trois méthodes de calcul reconnues au niveau international). L’approche est à la fois très fine et globale. L’étude Marchabilité et santé menée sur 16 villes et 15 communes d’agglomération suisses8 compare la qualité des déplacements à pied en analysant aussi bien des faits quantitatifs (largeurs de trottoirs) que des ressentis (conflits, qualité des traversées, ambiance…) ou les outils de planification et d’aménagement en faveur de la marche.

Ces visions séduisantes de métropoles sans nuisances, apaisées, vertes et conviviales, où chacun a sa place, comment les faire advenir? S’il faut dépasser les strictes questions de mobilité comme nous y enjoignent les spécialistes, on n’échappe pas au sujet sensible du partage de l’espace. Dans certaines villes, la rue est devenue une jungle où la densité des usages se superpose à la multiplicité des modes (voitures, bus, tramways, scooters, trottinettes électriques, vélos) et à la vitesse, rendant chaque sortie périlleuse, notamment pour les usagers les plus vulnérables. La voiture, celle qui roule comme celle qui stationne, est l’ennemi désigné des élus de gauche et écologistes et des militants du climat: bruit, pollution, vitesse, danger, place perdue pour d’autres usages. Pour ces acteurs, la transformation commence donc par une reconquête de m2, prérequis à une mutation qui se doit d’être radicale5. Donner de la place aux gens, mais aussi à la végétation, à la pleine terre, aux jeux, aux terrasses, c’est donc forcément en reprendre à la voiture.

Planifier pour les piétons?

Parmi les outils qui entendent redonner au piéton toute sa place dans l’espace urbain et encourager la marche, le «plan piéton» peut paraître contre-intuitif. En Suisse, la loi fédérale sur les chemins de randonnée et les chemins piétons de 19856 demande aux cantons de faire en sorte que les communes se dotent de tels plans. Mais peut-on planifier pour les piétons? La liberté, la fluidité des parcours à pied semble a priori peu compatible avec l’idée de canaliser les flux ou de les programmer, dans une logique fonctionnelle, comme on le fait pour les voitures, les transports en commun ou les cycles. Pour Jenny Leuba, il faut «penser ensemble le réseau piéton et le réseau d’espaces publics et faire en sorte que les services mobilité et espaces publics travaillent ensemble. Le plan est une base légale qui va permettre de garantir l’existence et la continuité des cheminements dans les secteurs en développement. Pour qu’il fonctionne, il faut qu’il soit contraignant, qu’il aille loin dans le détail et qu’il définisse un maillage fin et non des autoroutes à piétons. Il faut pouvoir aller partout, et loin.»

En planifiant à l’échelle de l’ensemble de la ville, ces plans ont le mérite de sortir des hypercentres pour identifier tous les lieux qui ne sont pas facilement accessibles pour le piéton: les grandes emprises privées, les infrastructures à franchir. Le plan directeur des chemins pour piétons de la ville de Genève, par exemple, se décline dans un plan localisé avec force coercitive qui permet de créer des servitudes de passage sur le domaine privé. En garantissant des continuités confortables, les plans ouvrent ainsi la voie à la «ville de l’heure» que suggère Sonia Lavadinho plutôt qu’à celle du quart d’heure.

Actions directes au nom de l’urgence climatique

Pour les associations militantes du climat, pas besoin de plans ni d’aménagements lourds, il faut agir rapidement pour faire changer les habitudes et les mentalités, inciter le public à regarder la ville différemment et à prendre conscience qu’elle est envahie de voitures. «Il faut reconquérir un espace qui a été donné depuis beaucoup trop longtemps et de manière beaucoup trop massive à l’automobile, dit Thibault Schneeberger, co-secrétaire romand de l’association actif-trafiC. Si on veut changer quelque chose à nos manières de nous déplacer et si on veut végétaliser, on doit récupérer une partie de l’espace public7. Il faut également réduire massivement la vitesse et le faire de manière uniforme, le plus possible, partout.»

Actif-trafiC axe son argumentaire et ses actions sur la place occupée par la voiture, plus que sur la pollution, par crainte d’un recours massif à la voiture électrique, qui ne changerait rien à la situation actuelle. L’association milite pour des interventions rapides, même imparfaites, comme moyen de changer les usages: «II n’y a pas forcément besoin d’urbanistes et d’études coûteuses pour savoir si on ferme ou non une rue. Avec les ‹pistes Covid›, on a constaté un phénomène d’évaporation: le trafic diminue une fois que les gens en ont pris l’habitude.» Il faut avoir le courage de supprimer des places de ­stationnement, dit Schneeberger, mais aussi trouver des solutions. «Aujourd’hui par exemple, les parkings souterrains sont sous utilisés parce qu’ils sont trop chers par rapport au stationnement de surface.»

Le partage de l’espace, sur le mode de la zone de rencontre, aurait-il fait long feu? Une guerre de conquête semble en tous les cas engagée, avec à la clé des milliers de m2 «gris» récupérés sur l’emprise de la voiture, pour transformer radicalement les villes.

Merci à Jenny Leuba, cheffe de projet chez Mobilité piétonne suisse, Dominique von der Mühll, Rue de l’avenir et Thibault Schneeberger, co-secrétaire romand de l’association actif-trafiC.

Notes

 

1 Charles Capelli, Sabine Chardonnet-Darmaillacq, «Entretien avec Jan Gehl : ‹There is much more to walking than walking›», Espaces et sociétés, 2019/4 (n° 179), pp. 17-39

 

2 Lewis Mumford, Le piéton de New York, éditions du Linteau 2001, recueil d’écrits sur New York dans les années 1950

 

3 Citons par exemple Jane Jacobs, Ivan Illich, André Gorz.

 

4 On pourrait aussi évoquer la ville relationnelle (Sonia Lavadinho), la ville passante (David Mangin), la ville poreuse (Paola Viganò, Bernardo Secchi).

 

5 Sur ce thème, voir par exemple Laurent Guidetti, Manifeste pour une révolution territoriale, espazium, les éditions pour la culture du bâti, 2021, p. 83: «À Lausanne, une comparaison entre plusieurs quartiers de typologies et d’époques variées montre que la surface dévolue à la circulation et au stationnement varie entre 57 % et 87 %.»

 

6 Lorsqu’on a construit le réseau autoroutier dans les années 1950-1960, qui a coupé les chemins de randonnée, des mouvements citoyens ont réclamé la continuité des cheminements. C’est à ce moment-là que sont nés Swisstopo et Mobilité piétonne suisse.

 

7 C’est le sens des initiatives «Climat urbain» lancées en 2021 par actif-­trafiC à Saint Gall, Zurich, Winterthour, Bâle, Genève, Berne: prendre 1 % de la voie publique pendant 10 ans et soustraire ces m2 aux voiries automobiles et au stationnement pour les transformer pour moitié en espaces verts et arborés, pour moitié en surfaces de mobilité durable: sites propres, transports en commun, pistes cyclables, rues piétonnes.

 

8 Études Marchabilité et santé, actif-trafiC, Mobilité piétonne suisse et Haute École de technique de Rapperswil (OST). Phase 1 (2019-2020) sur 16 villes, puis phase 2 (2020-2022) sur 15 petites villes et communes d’agglomération.

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