Sor­tir du nu­cléai­re: une équa­tion aux nom­breu­ses in­con­nues

Le double objectif de sortir du nucléaire sans péjorer le bilan carbone de la Suisse exige un déploiement massif du photovoltaïque et de l’éolien. Mais quelle est la proportion idéale de l’un et de l’autre, où localiser les unités de production de la manière la plus rationnelle? Des chercheurs de l’EPFL et de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) ont étudié ces questions au moyen d’une simulation informatique basée sur le principe de la sélection génétique. Leur réponse donne l’échelle de la tâche à accomplir d’ici 2035 et des douloureux arbitrages qu’elle imposera.

Data di pubblicazione
05-10-2021

Suite à la catastrophe nucléaire de la centrale de Fukushima Daiichi, le Conseil fédéral, suivi par le Parlement, a décidé en 2011 d’une sortie progressive de l’énergie nucléaire. Le peuple suisse a approuvé cette décision en 2017 à l’occasion du référendum sur la Stratégie énergétique 2050 de la Confédération. À moins que leur durée de vie ne soit prolongée, comme la loi le permet sous conditions, la dernière centrale nucléaire suisse devrait s’éteindre en 2034.

Du nucléaire au renouvelable

Dès 2035, les énergies renouvelables devront prendre le relais pour compenser les 35 % de la production électrique suisse qu’assure aujourd’hui la filiale du nucléaire. En 2019, l’énergie hydraulique représentait quant à elle une part de 56 % du mix de ­production énergétique suisse, les nouvelles énergie renouvelables 6%1. Compenser la part du nucléaire sans augmenter les importations nettes et sans péjorer le bilan carbone de la Suisse impose un transfert vers les énergies renouvelables. Comme il est fort peu probable que la production hydro-électrique augmente de manière significative au cours de la décennie à venir, il incombera au photovoltaïque (PV) et à l’éolien de soutenir l’essentiel de cet effort.

Une énergie sous conditions

Alors que l’énergie nucléaire ne dépend pas des conditions environnementales, ces énergies renouvelables sont tributaires du flux d’énergie solaire – ou irradiation (W/m2) –, qui atteint la surface de la Terre. Son intensité dépend de la saison, de l’orientation, de l’altitude, de la présence d’une couverture nuageuse. Une problématique rendue encore plus aiguë par la topographie complexe du pays. «Si l’on songe aux grandes vallées alpines, explique Jérôme Dujardin, chercheur à l’EPFL et au WSL, les vents thermiques, causés par le réchauffement des pentes avoisinantes exposées au soleil, permettent de compenser le manque de vent sur le pays en été. En hiver, les arêtes sont plus propices à l’éolien, du fait des tempêtes plus fréquentes à cette saison. Pour le PV, c’est entre autres la présence du stratus sur le Plateau suisse qui pénalise la production à ce moment de l’année.» Le problème est moindre pour l’hydroélectrique ; la production des barrages dépend principalement de la fonte estivale de la neige en altitude. Mais le recul des glaciers, la remontée de la limite pluie-neige et la baisse des chutes de neige provoqués par les changements climatiques pourraient à terme également influencer l’intensité et la temporalité de la production des barrages alpins.

À la notable exception des installations situées en altitude, le PV helvétique connaît un creux de production hivernal marqué, correspondant malheureusement à un pic de consommation. Est-il dès lors possible de combler ce tiers de la production qui viendra à manquer au moyen du photovoltaïque et de l’éolien sans augmenter les importations hivernales d’électricité ? Et comment y parvenir de la manière la plus rationnelle qui soit, tant en termes d’espace dédié à la production énergétique que de ratio optimal PV/éolien?

Électrique et génétique

Pour le savoir, des chercheurs de l’EPFL et du WSL ont recouru à une modélisation évolutive du système de production électrique2. Basées sur le principe d’une sélection génétique, les générations de sorties du modèle évoluent vers le scénario idéal en termes d’efficacité productive et spatiale. L’objectif: trouver les meilleurs endroits où construire le minimum d’infrastructures PV/éolien pour répondre aux exigences du modèle, qui sont: 1. minimiser les écarts entre production et consommation tout au long de l’année ; 2. ne pas augmenter le pourcentage d’importation nette d’électricité; 3. réduire au minimum le déficit de production électrique en hiver.

Quel potentiel pour la Suisse?

Le modèle prend l’année 2016 comme référence pour la production et la consommation électrique. Il intègre également les installations hydroélectriques, dont les opérations de turbinage et de pompage permettent de minimiser les écarts entre production et consommation instantanée. Pour le réseau de transmission (très haute tension, >150 kV), il se base sur le grid ­helvétique tel que prévu par Swissgrid pour 2025. Au niveau spatial, le modèle intègre des contraintes telles qu’une altitude maximale de 2700 m, une pente inférieure à 30°, un éloignement maximum de 500 m d’une route, le territoire du Parc national, les glaciers et les zones de neige pérenne. Des contraintes spécifiques s’y additionnent, comme une distance minimale de 500 m d’une habitation ou d’une autre éolienne pour l’éolien et l’utilisation de surfaces pour le PV (zones urbaines, terrains commerciaux ou industriels, terres arables non irriguées, terres ­irriguées, pâturages, zones agricoles hétérogènes, prairies naturelles, zones rocheuses, zones peu végétalisées, exclusion de pentes orientées au nord, densité de PV de 5 % max.). L’ensemble de ces contraintes détermine un potentiel de 605 km2 d’installations PV (soit environ la surface du lac Léman) et 50 398 éoliennes (pour donner un ordre de grandeur, 2766 éoliennes ont été construites sur le sol européen durant l’année 20183).

Données météorologiques

Pour ce qui est de la météorologie, les données relatives à l’ensoleillement proviennent du modèle SUNWELL, qui tient compte des conditions complexes de l’irradiation solaire dans les zones montagneuses, en prenant en considération l’ombrage topographique, la couverture nuageuse et la réflectivité hautement variable des terrains partiellement recouverts de neige au fil des saisons. L’orientation et l’inclinaison des panneaux PV sont quant à elles déterminées pour assurer une production maximale en hiver. Les données relatives au vent (vitesse à 90 m de hauteur tenant compte de la densité de l’air à une altitude donnée) proviennent du modèle COSMO-1 de MétéoSuisse. Les éoliennes modélisées correspondent toutes au modèle Enercon E-82 E4, très fréquent en Suisse, dont le mât affiche une hauteur de 82 m et le rotor un diamètre de 84 m. «Notre modélisation s’affranchit par contre de toute contrainte économique, car il ne vise qu’une optimisation des paramètres physiques du système de production d’électricité», précise Jérôme Dujardin.

Et la réponse est… 4438

Une fois nourries de ces données, les sorties du modèle évoluent au fil des générations vers un mix optimal constitué de 75% d’éolien et 25 % de PV4, nécessitant la construction de 4438 éoliennes (13,4 GW) et le déploiement de 29,63 km2 de panneaux photovoltaïques supplémentaires (4,44 GW) aux endroits spécifiés par le modèle. Cette surface correspond à celle du lac de Brienz, et pour le PV environ au double de la surface déjà installée en Suisse selon Swissolar. Quant aux éoliennes, la Suisse n’en compte qu’une quarantaine à l’heure actuelle: tenir l’agenda de la sortie du nucléaire impliquerait peu ou prou la construction d’une éolienne chaque jour jusqu’en 2035 ! Est-ce réaliste? «Ce n’est pas la question que pose notre étude, répond Jérôme Dujardin. Elle n’est ni une planification ni une recommandation. Elle donne seulement la solution optimale au problème posé: la suppression du nucléaire au moyen du renouvelable et sans augmenter les importations hivernales. Nous savons bien que multiplier par cent le nombre d’éoliennes n’est guère envisageable au vu des oppositions que soulève chaque nouveau projet et du délai si court. Mais il faut être conscient que chacune des éoliennes idéales qui sera retirée de notre scénario optimal devra être compensée par une solution moins satisfaisante au regard du problème initial: multiplication d’installations de même type moins efficaces à localiser ailleurs, importation, nouvelle construction hydroélectrique, recours aux énergies fossiles…». Sans oublier que le modèle utilisé n’intègre aucune hausse de la consommation, que pourrait par exemple générer la bascule en cours du moteur thermique vers l’électromobilité.

La montagne fait la course en tête

Quant à la localisation des nouvelles installations, le modèle indique que la sortie du nucléaire passera indiscutablement par les montagnes. Pour le PV, les zones au plus fort potentiel se trouvent en altitude. Réflectivité de la neige, altitude, températures plus basses, absence de stratus : à surface équivalente, tout concourt à y améliorer le rendement d’une installation PV. Le photovoltaïque urbain est-il dès lors encore pertinent au vu des résultats de l’étude? Pour ses auteurs comme pour Swissolar, la réponse est oui mais, en raison du creux hivernal, il devra obligatoirement être complété par des centrales de plus grande échelle en altitude si le PV entend jouer un rôle dans la transition énergétique de la Suisse. Les simulations révèlent également que les zones présentant le plus grand potentiel éolien se trouvent, principalement sur les crêtes du Jura et certains versants des Alpes. Les vents y sont plus forts et plus constants, les contraintes liées à l’habitat y sont moindres.

Les Alpes: château d’eau et usine électrique?

Si les barrages font aujourd’hui partie du paysage et du patrimoine alpins, on a facilement tendance à oublier que, malgré l’euphorie des Trentes Glorieuses, leur construction ne s’est pas faite sans résistance, comme dans l’Urserental (UR)5 ou à la Greina (GR). On peut douter que de tels aménagements puissent aujourd’hui aussi facilement voir le jour. Qu’en serait-il pour le déploiement de plus de 4000 éoliennes de plus de 100 m de hauteur? Y a-t-il des alternatives ? Selon une récente étude de l’Institut fédéral des sciences et technologies de l’eau (Eawag), 1200 lacs se sont formés dans les Alpes suisses suite au recul des glaciers depuis la fin du Petit âge glaciaire6. Une évolution du paysage qui va se poursuivre durant les décennies à venir : après avoir modélisé la topographie sous-glaciaire, des chercheurs de l’Université de Zurich estiment que 500 à 600 nouveaux lacs pourraient voir le jour dans les Alpes suisses d’ici la fin du 21e siècle, représentant une surface cumulée de 50 à 60 km2. Les plus grands d’entre eux auront une profondeur supérieure à 100 m et un volume de plus de 10 mio m3, soit l’équivalent d’un lac de barrage de taille moyenne7. Ces derniers étant généralement situés en amont de verrous glaciaires, la construction d’une retenue permettrait de les rehausser et de les exploiter, entre autres, pour la production d’hydroélectricité8. Un phénomène qui n’a pas échappé aux yeux des producteurs d’électricité, comme le montre le cas du lac du Trift, sur le versant bernois du col du Susten. Apparu à la fin des années 1990, il atteint aujourd’hui une profondeur d’une vingtaine de mètres et un volume de 5 mio m3. Le site est devenu une attraction touristique depuis la construction d’une impressionnante passerelle suspendue surplombant le lac au niveau du verrou glaciaire9. À cet endroit, les Forces motrices de l’Oberhasli (KWO) souhaitent ériger un barrage-voûte d’une hauteur 177 m, qui retiendrait un lac de 85 mio m3: de quoi produire 145 GWh/an. La demande de concession, déposée en 2017, est actuellement à l’étude auprès des autorités bernoises et fera vraisemblablement l’objet d’oppositions. Le scénario du vieux projet de rehaussement du barrage existant du lac du Grimsel, englué dans une interminable procédure juridique sur fond de zones protégées, risque-t-il de se répéter?

Si, comme l’écrivent les chercheurs de l’EPFL et du WSL, chaque modification de leur scénario idéal implique une solution moins efficiente, les arbitrages entre préservation du paysage et préservation du climat risquent fort d’être aussi nombreux que douloureux. Dans ces conditions, peut-être vaudrait-il la peine de réfléchir avant tout à réduire notre consommation électrique.

Notes

 

1. L’électricité consommée en Suisse en 2019 provenait à 75 % des énergies renouvelables, communiqué de presse de l’OFEN, 7 septembre 2020.

 

2. Jérôme Dujardin, Annelen Kahl and Michael Lehning, « Synergistic optimization of renewable energy installations through evolution strategy », Environmental Research Letters, 20 mai 2021.

 

3. Wind energy in Europe in 2018 — Trends and statistics, WindEurope, février 2019.

 

4. Les résultats obtenus en prenant en compte les données de production/consommation des années 2017 et 2018 donnent des résultats similaires. Il en va de même lorsque le modèle intègre les limites de capacité du réseau de distribution. Ces dernières impliquent par contre une redistribution géographique.

 

5. «L’historien Anselm Zurfluh raconte dans Un monde contre le changement (1993) comment les paysans d’une vallée encore préservée du progrès se sont ligués des années durant jusqu’à se montrer violents. Lorsqu’un ingénieur zurichois monte à Andermatt pour montrer les plans du barrage, 800 personnes se massent devant son hôtel, saccagent son bureau avant de l’emmener sur l’emplacement du futur barrage et de le mettre dans le train pour Zurich. Molesté, hospitalisé, il porte plainte pour coups et blessures, réclamant 140 000 francs pour dommages et intérêts. Au tribunal de la vallée, les accusés expliquent que le plaignant, ivre, a dû se faire mal à son retour en tombant du tram.» P.-P. Bulliard, «La résistance pionnière à un barrage de 1920 à 1946», Les Alpes, 02/2021.

 

6. Découverte de 1200 nouveaux lacs glaciaires, communiqué de presse de l’Eawag, 19 juillet 2021.

 

7. Wilfried Haeberli, Michael Bütler, Christian Huggel, Hansruedi Müller et Aanton Schleiss, Neue Seen als Folge des Gletscherschwundes im Hochgebirge – Chancen und Risiken. Formation des nouveaux lacs suite au recul des glaciers en haute montagne – chances et risques. Forschungsbericht NFP 61, vdf Hochschulverlag AG, 2013.

 

8. De tels ouvrages permettraient également de reprendre partiellement la fonction de stockage d’eau à long terme qu’assurent aujourd’hui les glaciers. En effet, durant les périodes de sécheresse et de fortes chaleurs, leur fonte offre une certaine sécurité hydrique aux vallées alpines dans des domaines aussi variés que l’eau potable, l’agriculture ou encore les activités touristiques (piscines, golfs, etc.).

 

9. Philippe Morel, «Des passerelles sur des sommets», TRACÉS 09/2015.

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