L’ar­chi­tec­tu­re est un équi­li­bre élé­gant en­tre beau­té et re­spon­sa­bi­li­té

Entrevue avec Grafton Architects

L’architecture comme une danse savante de volumes, le prix Pritzker, l’écologie, la beauté appréhendée comme la somme d’imperfections, la recherche du mortier parfait, et puis les projets de Milan, Lima et Toulouse, l’enseignement et la relation avec un maître d’ouvrage très particulier: la terre. Yvonne Farrell et Shelley McNamara, fondatrices de Grafton Architects et lauréates du prix Pritzker 2020, nous parlent de leurs réalisations, entre réflexion et pratique.

Data di pubblicazione
26-01-2021
Francesca Belloni
Architecte et professeure au département ABC du Politecnico di Milano

«Le danseur en était convaincu: quand il danse, il ne doit jamais penser à la danse, il doit danser, c’est tout», Thomas Bernhard, L’imitateur, 1978

Francesca Belloni: Yvonne Farrell et Shelley McNamara, vous avez reçu le prix Pritzker en mars 2020. Après plus de quarante d’ans d’activité, pensez-vous que ce prix puisse avoir un impact sur votre travail, sur votre manière de comprendre le projet ou, plus généralement, sur la possibilité d’exercer une influence positive sur le plan culturel?
Yvonne Farrell: Shelley et moi sommes très honorées d’avoir reçu le prix Pritzker. Nous ne nous attendions pas à cette distinction. C’est une très belle récompense, pour la bonne raison que nous sommes aussi le fruit de l’éducation architecturale de notre pays et que c’est par conséquent une reconnaissance d’ordre général. L’attribution du prix Pritzker renforce notre courage et notre conviction qu’il est nécessaire de comprendre à quel point l’architecture influe sur la vie de chacun.

Si l’on examine la liste des précédents lauréats, on constate que vous êtes la quatrième et la cinquième femme à recevoir cette distinction. Qu’en pensez-vous?
Shelley McNamara: Nous pensons que le prix Pritzker nous a été décerné pour la qualité de notre travail et non pour une question de genre.
Ceci étant, j’ai lu récemment l’essai de Schopenhauer sur les femmes, écrit il y a seulement deux cents ans. Ce n’est pas si ancien... En le parcourant, on se rend compte qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que les femmes puissent avoir des problèmes.
Mais ni Yvonne ni moi n’avons jamais dû personnellement faire face à des difficultés de cet ordre. 

Il y a peu, Yvonne a déclaré: «Tout le travail d’architecte a des répercussions sur la planète. Nous avons un impact immense sur cette terre si fragile.» J’imagine que la question ne peut se réduire à des standards, des indices ou de bonnes pratiques. Que signifie pour vous la durabilité?
Yvonne Farrell: Nous avons, pour la Biennale de Venise, rédigé le manifeste FREESPACE où nous énumérons nos principales convictions. L’une d’elles, majeure, est que la terre est notre principal maître d’ouvrage.
L’architecture est le jeu de la lumière, du soleil, de l’ombre, de la lune, de l’air, du vent et de la gravité selon des modalités qui révèlent les mystères du monde. Toutes ces ressources sont gratuites. Chaque fois que nous choisissons un matériau, nous le prélevons de la terre. Nous devons donc penser de manière responsable, comme s’il s’agissait d’un impératif moral. Les matériaux ne sont pas des éléments tactiles appliqués à un édifice.

Au lieu de concevoir un bâtiment pour le rendre ensuite neutre en carbone ou durable, comme si c’était le dernier aspect auquel s’intéresser, faisons-en sorte de concilier en lui l’impact social et l’impact environnemental. 
Si la terre est notre maître d’ouvrage, ce maître d’ouvrage est vivant. C’est la raison pour laquelle nous aimons l’Ospedale Maggiore de Milan, construit en 1400. Il nous livre un message de durabilité grâce à l’utilisation optimale des matériaux: les bâtiments sont toujours debout et ont gardé leur vocation d’hôpital au cours des siècles.

Même s’il use d’une ambiguïté typique de la tradition russe, Dostoïevski affirme dans L’Idiot: «La beauté sauvera le monde.» À cet égard, quand Yvonne explique: «Ce que nous faisons a l’immense responsabilité d’embellir le monde», à quelle idée de la beauté faites-vous référence?
Shelley McNamara: Nous avons eu récemment une conversation très intéressante avec Fulvio Irace sur la différence entre perfection et beauté. Pour lui, la beauté est une somme d’imperfections. Je crois que c’est une belle définition.

L’architecte est confronté au mortier, au ciment, aux liaisons difficiles. Il est en quête d’une sorte de perfection. Or ce n’est pas cela qui produit le beau, mais autre chose; la beauté est en quelque sorte tangible et intangible en même temps. Elle n’est pas simple, mais quand elle est là, on peut la percevoir. Elle est liée à l’amour, à la vie, à l’espérance et à la passion que l’on éprouve pour ce que l’on fait: un matériau sans paroles, un matériau physique, comme les briques et le mortier, la pierre et le ciment. Le problème est de tirer parti de la complexité de leur aspect fonctionnel et utilitaire et de la dépasser pour atteindre le beau. C’est là notre lutte quotidienne.

Pour les architectes de ma génération, passer viale Bligny revêt une signification particulière qui nous renvoie à la construction de l’un des premiers bâtiments de la Milan contemporaine. Pourtant, votre «Bocconi», votre ouvrage semble là depuis toujours, et affiche ce caractère de solidité et de discrétion typique d’une certaine période milanaise. Comment êtes-vous parvenues à obtenir ce résultat? 
Yvonne Farrell: À l’inauguration du bâtiment, nous avons rencontré la propriétaire de l’immeuble depuis lequel le photographe documentait le chantier. Elle est venue voir le bâtiment, est descendue jusqu’au niveau inférieur, puis nous a dit: «La structure est immense, mais elle vous enlace». Elle avait, selon nous, remarquablement bien cerné le sens du bâtiment, dont la façade extérieure est discrète, mais qui révèle un tout autre caractère à l’intérieur.

Ce qui nous intéresse, c’est l’espace et non l’architecture en tant qu’objet. Nous voulions un édifice urbain qui établisse un dialogue profond avec la ville. L’aspect robuste de l’extérieur dissimule un intérieur surprenant, comme dans une cathédrale, au Duomo ou à Notre-Dame. C’est une construction austère et solide, mais quand on pénètre à l’intérieur, elle est tout autre.

Shelley McNamara: Sur le plan du langage architectural, nous avons vraiment bataillé, car à l’Université Luigi Bocconi, nous nous sommes retrouvées entre Giuseppe Pagano et Giovanni Muzio, et à l’extrémité du Corso Italia, il y a aussi Luigi Moretti. Au bout du compte, nous avons choisi le langage expressif de Moretti. 
On passe des années à étudier le rythme d’une structure, à chercher un moyen rationnel de mettre en place la composition du bâtiment, puis il arrive que l’instinct prenne le pas: un dimanche soir, alors que nous travaillions tard, nous avons supprimé la façade. Cela a été un moment important: ce soir-là, nous avons transféré sur le viale Bligny l’auditorium que nous avions positionné à l’autre extrémité du site, à un endroit calme.
Les projets sont ainsi émaillés de moments de découverte et de moments de doute intense.

Comment interprétez-vous l’esprit du lieu et traduisez-vous cette intuition sur le plan architectural?
Shelley McNamara: Avant de nous attaquer au projet de l’université Luigi Bocconi, nous avons passé de nombreuses années à essayer de capter l’esprit des lieux. Ce fut comme apprendre à voir, au sens littéral du terme. Je pense que Le Corbusier a raison: «Savoir voir» constitue 90% du métier. 
À Milan et à Toulouse par exemple, pour nos premiers projets hors du sol irlandais, nous avons joué aux détectives, à découvrir les indices dissimulés dans les replis de la ville pour ouvrir le champ des possibles.

À Milan, Lima ou Toulouse, le caractère du site se traduit en faits architecturaux. Comment la force expressive du matériau et le traitement des volumes produisent-ils une expérience spatiale capable de favoriser le hasard et les potentialités?
Yvonne Farrell: La phase de projet est riche en instants fantastiques.

À l’université Bocconi, on est immergé dans le marbre blanc de Lasa, avec huit mètres de verre transparent au-dessus de la tête, vingt-deux mètres de structure en porte-à-faux et la ville de Milan qui traverse tout le complexe: l’architecture a cette capacité de se composer comme un jeu, de ces relations naît une magie. Pour nous, cette sensation surpasse tout ce que nous pouvons prévoir, car c’est une réalité physique.
Lorsque nous sommes arrivées à Lima et que nous avons marché sous les énormes éléments structuraux, nous avons levé les yeux et l’impression a été plus forte que tout ce que nous avions imaginé.

À Toulouse, vous vous déplacez à l’intérieur de l’école, sous cet incroyable pont de briques, vous circulez dans cette architecture entièrement statique, pendant que le soleil poursuit sa course dans le ciel et vous prenez conscience que vous êtes un être humain. Vous laissez défiler la nature. La lumière et le vent sur votre peau vous rappellent que vous avez un épiderme. L’architecture vous enlace et vous porte avec elle.
Il y a quelque chose d’extraordinaire dans l’architecture, c’est comme faire partie d’un corps de ballet, comme si vous dansiez avec un danseur de grand talent et que vous pensiez être aussi douée que lui. 

La réflexion de Kenneth Frampton sur le régionalisme critique a-t-elle influencé la définition de votre approche? Comment est-il possible de cultiver aujourd’hui la diversité au sein du panorama architectural mondialisé?
Yvonne Farrell: Quand l’architecte bâtit, il travaille en un point particulier de la planète. S’il était un oiseau migrant du Canada à l’Irlande, il se fierait à la gravité terrestre et aux étoiles pour se repérer. Avec la mondialisation, chaque lieu risque d’être perçu de la même manière. Or chaque endroit possède une attraction gravitationnelle différente, une lumière différente, des saisons différentes et nous sommes satisfaites quand nos bâtiments capturent ces nuances.

Pendant la construction de l’École d’Économie de Toulouse, une ville faite de briques magnifiques, nous nous sommes mis en quête des mêmes briques que fabriquaient les Romains. Shelley s’inquiétait en effet de la consistance et des dimensions des joints en mortier. Je pense que le risque pour de nombreuses réalisations contemporaines, mais non pour l’Architecture, c’est que le bâtiment devienne le produit d’un processus en série. Or sa complexité est au contraire une composante culturelle. Quand les personnes se soucient de l’épaisseur du mortier et se mettent en quête de la bonne brique, il est fort probable que l’édifice acquiert une élégance que tous peuvent reconnaître, pas uniquement les artistes. 
Nous pensons réellement que l’architecture n’est en fin de compte qu’une sorte de toile de fond neutre de la vie.

Lors d’une interview, vous avez qualifié les universités de «laboratoires de l’imagination». Pourquoi pensez-vous que la relation avec les étudiants est importante?
Shelley McNamara: Enseigner et pratiquer l’architecture en parallèle engendre des échanges féconds. Nous exerçons notre métier et apportons à l’école la pratique sous toutes ses facettes.
Par «laboratoires de l’imagination», nous voulons dire qu’à l’école, nous sommes relativement libérés des impératifs de la profession et que nous pouvons travailler avec les étudiants et les aider à imaginer le monde. Liberté et sérieux coexistent: nous pouvons affronter les problèmes, les responsabilités et les défis de l’architecture tout en laissant les étudiants libres d’expérimenter.

Après diverses expériences d’enseignement dans d’autres universités d’importance, pour quelle raison avez-vous choisi l’Académie d’architecture de Mendrisio?
Yvonne Farrell: Lorsque nous avons été invitées à enseigner à Mendrisio, nous avons perçu un environnement stimulant: l’histoire de l’architecture au Tessin depuis les années soixante-dix, puis les collègues: tous les professeurs sont des architectes qui construisent dans le monde entier. Et pour finir, les étudiants, incroyablement impliqués.
Mendrisio est semblable à un monastère. Loin des distractions des grandes villes, c’est une communauté d’universitaires intéressante dans un lieu particulier de la Suisse, mais fortement marqué par la tradition italienne. Pour Shelley et moi, c’était le lieu naturel où enseigner, parce qu’il nous permet de penser et de travailler de la manière qui nous plaît.

Quelle est votre méthode d’enseignement?
Shelley McNamara: On doit enseigner aux étudiants à penser, à se poser des questions et à relever les défis. 
Récemment, nous avons accueilli Françoise Fromonot dans notre atelier. Elle a incité les étudiants à désobéir et à penser de manière autonome. Les étudiants doivent apprendre à proprement parler le langage architectural. C’est pourquoi nous cherchons à leur enseigner les moyens d’exprimer un ensemble de valeurs à travers l’architecture.

Yvonne Farrell: Nous encourageons les étudiants à avoir un profond respect pour la dimension ordinaire des choses, à trouver la «composante architectonique» de chaque projet. La différence entre le secteur de la construction et l’architecture est culturelle et c’est uniquement en se situant dans cette optique particulière que l’on peut entrer dans le vif du sujet.


Je remercie chaleureusement Shelley et Yvonne pour l’enthousiasme avec lequel elles nous ont parlé de leur travail et Francesco pour sa contribution à cet article.

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