Le cé­no­ta­phe de Rem Koo­lhaas (et le fu­tur de la pla­nè­te?)

À Taipei, pour rendre un dernier hommage aux amateurs de l’urbain, l’architecte néerlandais plante un monument géodésique turbulent, capable de détourner l’attention de ses fidèles de ce qui est son nouveau «manifeste rétroactif»: la campagne comme territoire du futur.

Data di pubblicazione
15-08-2019
Revision
14-10-2019

Il y a tout juste 40 ans à New York, un jeune architecte et journaliste néerlandais rendait public ce qui est encore aujourd’hui l’un des manifestes les plus notables des territoires occidentaux de congestion1. Depuis, un sans fin d’expressions ont tenté de qualifier la typologie de «ville» décrite dans son livre, sous toute forme d’hypothèses diverses. Pour preuve, la publication «la ville prise aux mots» de Xavier Desjardins & Fancis Beaucire. Un recueil des différents qualificatifs de «ville» énoncés ces dernières années, comme si "la ville tout court ne parvenait plus à se dégager de qualificatifs pour être la ville tout simplement". Au fil du temps et par réitération, croyants et sceptiques se sont inconsciemment unis dans une même croisée: celle de la globalisation de l’urbain comme unique source de progrès des futurs territoires à bâtir. A priori, le seul terrain fertile capable de résorber l’excroissance humaine des dernières décennies.

Pourtant « New York délire » n’a jamais été une prophétie. Il s’agissait, déjà à l’époque, d’un constat « rétroactif » concernant une situation de climax des civilisations occidentales pour qui l’urbanisation du monde était – et est encore – le signe de modernisation de toute société qui se veut «progressiste». Au fil des années, cette première justification écrite a permis à l’Office for Metropolitan Architecture de s’installer confortablement sur ce territoire de complexité en toute impunité. Ou du moins, sans avoir à se justifier étant donné que la justification précède l’action et de caricaturer ce phénomène.

Par manque de mémoire ou prises de force par la modernité capitaliste, de nombreuses villes orientales ont contribué à étendre et à rendre encore plus visibles les théories successives du Junk Space2, en surexploitant les ressources du sol et en construisant des centres culturels aux dimensions parfois surhumaines. Et c’est précisément dans ce contexte qu’à Taipei, une ville d’un peu plus de 2,5 millions d’habitants dotée d’un Théâtre National, d’un Concert Hall et de nombreuses institutions publiques mineures, l’OMA fut mandaté en 2012 pour construire l’un des plus grands centres d’art dramatique du monde. Un colosse de verre et de métal de plus de 3000 places assises, 63m de haut et quelques 58'000 m2 de surface. Environ deux fois la taille du plus grand théâtre national de Suisse.3

Un «super théâtre»
Estimé à 140 millions de dollars et situé à quelques pas du marché de Shilin, l’un des quartiers nocturnes les plus animés de la ville, le Taipei Performing Arts Center surgit au milieu de cette « arène humaine » comme un corps étrange et insouciant de toute référence contextuelle ou historique. Placé tangentiellement aux artères véhiculaires principales du nord de la ville, le projet est composé d’un prisme central translucide parasité par une multiplicité de volumes divergents apparemment déconnectés. Sur chacune des trois faces principales du cube central viennent se greffer respectivement trois volumes opaques suspendus courageusement au-dessus de la ville.

Parmi tous ces polyèdres, excelle celui d’une figure pure et universelle, référencée au monde de l’utopie et de la physique astrale: un volume sphérique fragilement appuyé sur deux béquilles structurelles et à moitié incrusté dans la boîte à lumière centrale. Vue depuis les quartiers environnants, cette figure limpide semble attendre patiemment son tour pour se détacher de la pièce centrale et renverser l’ordre urbain informel créé par les besoins de proximité du quotidien. Loin de là, la description des auteurs et le discours à l’unisson des autorités taiwanaises parlent d’une adaptation contextuelle modérée et d’une source d’inspiration fondée sur la culture locale de proximité et le tumulte de l’ordinaire. Les contraintes brandies en qualités.

En lien: Globes : de l'incommensurable au mesurable, et inversement. Article de Christophe Le Gac. Janvier 2018. Exposition du commissaire: Yann Rocher.

Aux yeux de l’architecte hollandais et pour ne pas en rester à une question d’implantation, les centres d’interprétation publics sont l’événement urbain – et civil – à ne pas rater. Aujourd’hui, souligne-t-il à propos de la condition contemporaine des théâtres, les centres d’arts sont conçus à l’image de «formes extérieures iconiques qui travestissent une organisation interne conservatrice fondée sur une pratique néoclassique dont le symbole reste la stratification sociale des balcons». Sa proposition pour la cité de la musique de Genève, manifestement divergente du projet lauréat, en est un exemple. À Taipei, le TPAC adopte une attitude inverse au constat actuel, en proposant une expérience intérieure expérimentale productrice d’une présence extérieure iconique. Rien de nouveau pour Koolhaas qui, déjà au début du siècle, fait atterrir un «météorite» au centre de Porto (2005) sans aucun compromis historique ou urbain. Une approche fortement critiquée à l’origine, qui s’est cependant muée en réussite en renouvelant ce corps céleste en pierre angulaire et en symbole majeur du progrès expérimenté par la ville lusitaine ces dernières années. Gageons qu’il en ira de même pour l’œuvre de Taipei.

En lien: L'architecture ou le spectacle. Article de Pierre-Alain Dupraz & Gonçalo Byrne. Propos recueilli par Mounir Ayoub. Janvier 2018.

En termes programmatiques, l’infrastructure taiwanaise est conçue comme une addition de trois entités théâtrales autonomes composée d’un petit théâtre cubique de 800 places, d’un grand théâtre asymétrique de 1500 et de la salle de spectacles sphérique d’environ 800 sièges. Par la fusion des deux premiers espaces surgit l’espace majeur du bâtiment: «le super théâtre». Un arrangement spatial ingénieux qui permet de fusionner les scènes de représentation à volonté et de créer des utilisations variées au gré des événements qui s’y déroulent. Sans doute une solution typologique novatrice pour une mise en scène capable d’accueillir les pièces de théâtre les plus importantes du monde. Et surtout, une architecture au service des directeurs artistiques les plus ambitieux qui pourront réimaginer de nouvelles formes de théâtre monumental pour la scène culturelle contemporaine.

Comme dans grand nombre de bâtiments publics projetés par l’OMA, comme la bibliothèque centrale de Seattle aux EEUU (2004) ou tout récemment la bibliothèque nationale de Doha au Qatar (2017), «la question publique» est au centre du dispositif et se porte en fil conducteur des organes indépendants du bâtiment. Grâce à une promenade intérieure «Moebiusienne», figure par excellence de Koolhaas testée à plusieurs reprises dans certains projets comme l’éducatorium d’Utrecht (1995) ou la CCTV Tower de Pékin (2012), le public peut profiter du spectacle sans avoir à s’acquitter d’un billet. À travers un parcours intérieur continu et labyrinthique, les usagers peuvent parcourir « librement » l’ensemble des espaces de production généralement masqués au public. Les activités intérieures du bâtiment forment ainsi un ensemble fluide et organique et deviennent tout autant chorégraphiques que les performances artistiques et culturelles qu’elles hébergent.

Reste qu’une sensation d’incertitude persiste quant à l’excentrisme spatial du bâtiment. Pour autant que cette superstructure soit conçue comme une authentique machine programmatique et non iconique, elle dégage, une fois de plus, une atmosphère intérieure de «parc de loisirs», certes sophistiqué, mais qui transforme volontairement ou accidentellement chacune des réalisations publiques de l’architecte en une sorte de «musée des volumes et des espaces servants». Taipei, tout comme Porto, ne fait pas exception.

Vers un «nouveau» futur de la planète?
Une chose est certaine: le TPAC de Taipei ne simplifie pas la lecture de la ville taiwanaise. En l’observant, il est difficile de ne pas s’interroger sur l’évolution et les excès des métropoles contemporaines : existe-t-il un avenir ou une apocalypse différente de celle présagée par Rem Koolhaas depuis bientôt 40 ans ? Y-a-t-il un modèle alternatif à celui des mégalopoles vers lequel se tournent tant bien que mal toutes les formes de villes connues jusqu’à nos jours ? Impossible à prédire. Sauf peut-être pour qui a anticipé ce phénomène depuis de longues années.

Alors qu’une majorité d’héritiers cherchent à soulager et résoudre les contraintes métropolitaines du présent, l’OMA semble se plaire à en construire des nouvelles. Peu importe le site, le programme ou l’objectif, la pensée de Koolhaas transgresse toute forme d’immobilisme intellectuel et physique à tel point que plus le monde se complexifie, plus les réponses du bureau hollandais en profitent. Plus le monde s’urbanise, plus son architecture se renforce et trouve une forme d’évidence. Ou du moins c’est ce que Koolhaas a cherché à nous faire croire pendant ces quatre dernières décennies.

Car après avoir convaincu fidèles et détracteurs de pointer leurs regards sur la ville, Rem Koolhaas tourne à présent son spectacle vers un nouveau centre de gravité capable de reformuler toute sa pensée. Et pour rendre ses comptes, rien de mieux que de revenir au point de départ, à New York, à Manhattan, pour dévoiler au cours de l’une des expositions majeures conçues par le musée Guggenheim de F.LL.Wright (1867-1959), défenseur de la désurbanisation4 et des Prairies Houses, ce qu’il considère comme le nouveau «futur de la planète»: les territoires non urbanisés de campagne.

Prévue en automne 2019 et conçue officiellement depuis 2012 par l’AMO, le think tank de l’OMA, «Countryside : Future of the World»présentera la spéculation du futur à travers un aperçu de la campagne d’aujourd’hui. Ainsi, l'exposition «explorera l'intelligence artificielle et l'automatisation, les effets de l'expérimentation génétique, la radicalisation politique, la migration de masse et la micro-migration, la gestion territoriale à grande échelle, les écosystèmes humains-animaux, les subventions et les incitations fiscales, l'impact du numérique sur le monde physique et tous les autres développements qui modifient les paysages à travers le monde». Un territoire de complexités souffrant de changements bien plus radicaux et rapides que ceux des villes et observé fortuitement par Koolhaas, à en croire ses mots, dans un petit village Suisse d’Engadine, son refuge helvétique pendant plus d’un quart de siècle.

Sous « risque » de se contredire, sa nouvelle étape post-métropolitaine est un acte volontaire pour parfaire une bonne partie de ses antécédents idéologiques et rééquilibrer, du moins théoriquement, les diverses problématiques urbaines du monde. Nul doute que la plupart des urbanistes suivront ce changement de paradigme. Reste à voir si l’histoire fera de même. Et pour mettre en attente son passé avant de muter vers cette nouvelle terre vierge, une dernière publication «Études sur (ce qui s’appelait autrefois) la ville»6 regroupe pour la première fois une série de textes sur les métamorphoses radicales de la ville contemporaine sur laquelle Rem Koolhaas tourne momentanément son regard. Une archive écrite sur 40 ans de recherche.

Après avoir navigué de continent en continent pour construire non pas des projets, mais des terrains fertiles pour les recevoir, l’hégémonie de la «pleine ville» semble à présent obsolète pour Koolhaas. Inauguré à cheval entre ces deux périodes antagoniques, le centre d’Art Dramatique de Taipei n’est en fin de compte qu’une manœuvre pour placer son cénotaphe non pas sur la face d’«une ville générique» mais sur le même environnement imaginaire que son homologue français Etienne-Louis Boulée7: la surface de l’univers.

1. (Lien article de Cédric) et référence du livre

2. Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan. Oxford University Press, 1978. (1ère édition).

3. http://oma.eu/

4. Junkspace: repenser radicalement l’espace urbain. Édition Payot, Paris, 2011 (1ère édition 2001).

5. Le Théâtre de Beaulieu de Lausanne compte environ 1800 places assises ce qui encore aujourd’hui en fait le théâtre national plus important en nombre de places

6. Globes: de l'incommensurable au mesurable, et inversement. Article de Christophe Le Gac. Janvier 2018. Exposition du commissaire : Yann Rocher https://www.espazium.ch/globes-de-lincommensurable-au-mesurable-et-inversement

 

7. L'architecture ou le spectacle. Article de Pierre-Alain Dupraz & Gonçalo Byrne. Propos recueilli par Mounir Ayoub. Janvier 2018.

8. Voir également: «The disappearing city» - La ville évanescente publié en 1932 par Frank Lloyd Wright (1867-1959).

 

9. https://www.guggenheim.org/exhibition/countryside-future-of-the-world

 

10. «Countryside: Future of the World» est le titre provisoire de l’exposition.

 

11. «Études sur (ce qui s’appelait autrefois) la ville», Éditions Payot & Rivage, Paris, 2017. Le titre de ce livre provient de son étape à Harvard. À l’époque, en 1995, Rem Koolhaas voulait appeler son programme académique: «Centre d’étude de (ce qui s’appelait autrefois) la ville». L’administration du centre a considéré sa proposition trop radicale.

 

12. L’architecte français Étienne-Louis Boullée (1728-1799) publia en 1784 son projet de cénotaphe à la mémoire d’Isaac Newton. Un symbole des architectures utopistes.

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