La ter­re est dans le grain

Le congrès international Terralyon2016 qui s’est tenu au mois de juillet a consacré la terre crue comme matériau d’avenir – écologique, local, économique et recyclable –, et révélé les dissensions qui traversent la «communauté». Entre partisans d’un usage de la terre crue « pure », artisans de sa promotion et majors du bâtiment qui y voient de lucratives nouvelles sources de développement, le débat reste ouvert.

Data di pubblicazione
01-09-2016
Revision
05-09-2016

Aujourd’hui, au moins un quart de la population mondiale habite dans des maisons en terre crue. Assister à un colloque international sur la construction en terre, c’est donc un peu comme regarder une coupe sur l’état du monde. On y aborde une immense variété de situations géographiques, politiques et sociales, et des questions d’actualité cruciales, du logement aux identités culturelles, de la pénurie des ressources à la création d’emplois. Lors du congrès Terra 2016 qui s’est déroulé à Lyon du 11 au 14 juillet, les conférences des 120 invervenants, couvrant 80 pays, ont laissé transparaître quelques préoccupations récurrentes: le changement climatique et les catastrophes naturelles, la destruction de patrimoines en terre par des guerres aux prétextes religieux et culturels et l’évolution de techniques qui ouvrent la possibilité imminente d’une industrialisation de la construction en terre1

Cartographie de paysages culturels

Les inventaires et études du patrimoine présentés au congrès ont mis l’accent sur la notion de «paysages culturels»: les constructions en terre font partie d’un contexte qui met en relation géologie, climat, organisation sociale, transmission des savoirs, expressions culturelles, et permettent de raconter une «histoire par en bas». Il est ressorti une vision plus urbaine que d’ordinaire, en accord peut-être avec le fait que le colloque se passait dans l’une des rares métropoles européennes dont le centre historique est bâti largement en pisé2. Certains recensements ont en outre révélé le caractère interculturel de ce que l’on considère souvent comme des traditions immuables et enracinées. Par exemple, à Valparaiso au Chili, la technique de l’adobillo (treillis de bois rempli de blocs de terre avec de petits bâtonnets de connexion), résistante aux séismes, s’est substituée à l’adobe au 19siècle, en utilisant le bois qui servait de lest dans les bateaux de marchandises arrivant de l’hémisphère nord3
Déclinant une myriade de variations au sein des cinq techniques classiques – pisé, adobe et briques de terre comprimées, torchis et terre allégée, bauge, et enduits de terre –, les analyses ont montré combien les procédés élaborés par les cultures constructives ancestrales restent pertinents pour renforcer mécaniquement ou chimiquement murs et enduits. 

Conserver, reconstruire, perpétuer

Comment conserver le riche patrimoine identifié par les inventaires? Du point de vue de sa préservation physique, une meilleure connaissance des comportements des structures historiques permet aux scientifiques d’expérimenter des techniques de pointe (comme la consolidation au silicate d’éthyle) ou anciennes qui ont fait leurs preuves pour en améliorer la longévité (tels les pigments végétaux ferrugineux pour la conservation de fresques). Mais encore faut-il que les gouvernements et les communautés reconnaissent la valeur du patrimoine en terre. Vestiges archéologiques (des sites incas, aux maisons en tourbe d’Islande, en passant par les forteresses hellénistiques du Moyen-Orient...), monuments et peintures murales, du fait de leur caractère exceptionnel et de leur potentiel touristique, bénéficient généralement d’un traitement de faveur4. Mais le patrimoine «ordinaire» et les ensembles urbains sont souvent délaissés par des habitants qui leur préfèrent un habitat plus «moderne». Des réalisations prestigieuses peuvent changer l’image de la terre, tout comme des actions de terrain pour former les habitants les plus pauvres à mieux construire avec ce matériau abondant et bon marché. 

Dans le cas de destructions violentes par des catastrophes naturelles ou par des vandales pour qui l’annihilation des édifices participe au nettoyage culturel, la reconstruction dépend de la survie des savoir-faire. La réédification des mausolées de Tombouctou au Mali est à cet égard exemplaire5: elle a été confiée aux confréries de maçons locaux, et pas à des entreprises extérieures, pour garantir le maintien du «bien intangible» que constitue leur art.

Le meilleur argument sans doute pour la sauvegarde et la régénération du patrimoine matériel et immatériel de la construction en terre est qu’il contribue non seulement à la diversité des identités et des savoirs, et à une architecture plus écologique, mais aussi au développement local – notamment par la constitution de filières économiques viables –, à la cohésion sociale et à l’amélioration de l’habitat. Une intervenante arménienne a affirmé qu’il n’y a «pas de développement durable sans conservation historique.»

La formation est donc cruciale là où la transmission traditionnelle n’est plus assurée. L’enseignement dispensé à Grenoble par le CRAterre essaime depuis trente ans en envoyant dans le monde entier des petits CRAterriens. Des ateliers pleins d’émerveillement du laboratoire Amàco aux parcours spécialisés et festivals dans les écoles d’architecture, comme Archi’terre à Alger, du Centre de la terre de l’écolodge Villa Janna au Maroc à l’importante School of Architecture que projette l’Auroville Earth Institute en Inde avec un cursus commun pour les architectes, les ingénieurs et les maçons, la construction en terre stimule des pédagogies expérimentales, les mains dans la pâte, en même temps qu’elle engendre une recherche théorique poussée.

La terre en laboratoire

Au sein des recherches actuelles, la question sismique est particulièrement importante car la fragilité apparente de bâtiments mal construits porte à interdire le matériau dans des régions sismiques et pauvres, où pourtant il était traditionnellement employé, ou à le stabiliser à outrance par adjonction de ciment. L’analyse des techniques historiques fournit pourtant un large catalogue des manières d’améliorer la résistance aux séismes – par exemple en introduisant des filets dans le pisé –, à la compression – en ajoutant des fibres végétales (maïs, canne à sucre) dans les briques d’adobe –, ou encore à l’humidité – avec du blanc d’œuf dans les enduits ou de la pouzzolane dans le pisé. Afin de développer l’utilisation de stabilisateurs naturels, des recherches sont en cours sur le comportement physico-chimique et les propriétés colloïdales des minéraux présents dans les terres à bâtir et leur interaction avec des molécules d’origine animale ou végétale. 

Un autre pan de la recherche actuelle observe les performances thermiques des murs en terre et analyse la régulation hygrothermique de l’argile qui fait des enduits de terre une excellente réponse aux nouvelles législations en matière de confort. 

La troisième aspiration consiste à rendre la terre crédible sur le marché de la construction par une accélération de sa mise en œuvre et une économie de main d’œuvre. Récemment, une compréhension plus rigoureuse des composants de la terre et du rôle cohésif de l’eau a ouvert des champs d’expérimentation sur la constitution des mélanges de la terre à bâtir. On envisage entre autres d’utiliser les déchets de carrières comme fines6 dans le pisé. Le transfert de techniques de l’industrie du ciment – le contrôle de la granulométrie, l’utilisation de dispersants et de superplastifiants, les procédés de coagulation rapide – a conduit au développement des premiers bétons d’argile coulés et autoplaçants, dits environnementaux7, qui bouleversent le potentiel industriel et commercial de la construction à base de terre. 

Pionniers contemporains

Ces avancées scientifiques font partie des nouvelles dynamiques sur lesquelles le congrès s’est clos, que ce soit en matière de revitalisation du patrimoine, de programmes institutionnels ou de création contemporaine. Cette dernière a été représentée par une sélection de 40 réalisations – réjouissant panorama des nouvelles architectures de terre –, parmi lesquelles neuf ont été distinguées par le Terra Award, premier Prix international pour l’architecture contemporaine de terre.8 Depuis le congrès de Yazd sur la «Conservation des monuments en briques crues» en 19729, celui de Lyon est le premier dont le titre ne contient pas le terme «conservation», reflétant un tournant dans la perception du matériau, résultat d’un patient travail qui aura nécessité le temps d’une génération. 

Il était émouvant, lors du congrès, de voir les pionniers du renouveau de la construction en terre tous présents : les infatigables chercheurs, constructeurs et formateurs Patrice Doat, Hubert Guillaud et Hugo Houben, fondateurs du CRAterre, des Grands Ateliers de l’lsle d’Abeau et d’une chaire Unesco, Jean Déthier, initiateur de l’exposition «Des architectures de terre» à Beaubourg en 1981 et du quartier en terre de l’Isle d’Abeau, Elie Mouyal, Marcelo Cortes et Satprem Maïni, architectes et bâtisseurs respectivement au Maroc, au Chili et en Inde, Martin Rauch, l’artisan-entrepreneur autrichien qui a modernisé l’image architecturale de la terre en Europe et développé des procédés mécanisés de pré-fabrication et Franz Volhard, spécialiste de la terre allégée. Aux côtés de ces pères fondateurs, une nouvelle génération aussi engagée qu’énergique, la brillante architecte Anna Heringer, les ingénieurs-poètes Laetitia Fontaine et Romain Anger… Ainsi, malgré la diversité des voix, une sorte d’esprit de famille, une cohérence narrative et une ligne directrice étaient maintenus: l’engagement humaniste qui a sous-tendu le renouveau de la construction en terre depuis la fin des années 1970. L’homogénéité de la communauté est pourtant menacée aujourd’hui par la convoitise de grosses entreprises du bâtiment. La construction en terre se trouve à un tournant: elle pourrait, victime du succès qu’elle doit à ces pionniers, perdre de son intégrité éthique et de sa vertu écologique.

Quand le ciment s’y mêle

Aujourd’hui, le danger s’appelle stabilisation, qui modifie l’une des plus belles qualités de la terre : sa recyclabilité naturelle. Dans son usage contemporain, la terre crue est souvent stabilisée avec de la chaux et du ciment, par méconnaissance des qualités du matériau, par peur de solutions non-polluantes comme celles mentionnées ci-dessus et la notion «d’érosion calculée» de Martin Rauch, ou pour s’adapter à une législation pensée pour d’autres matériaux. Des architectes séduits par l’esthétique brute de la terre, voguant sur une certaine mode et sur le discours du durable, adoptent sans la questionner la solution de l’ajout de ciment – parfois jusqu’à 15 % aux Etats-Unis ou en Australie! 

Des voix s’élèvent contre cette pratique. A Terra 2016, Anna Heringer a fait un plaidoyer passionné pour une utilisation vierge du matériau, sous le slogan «We embrace vulnerability». L’anglais Rowland Keable a lancé depuis la salle qu’on ne devrait pas considérer comme des constructions en terre crue les bâtiments stabilisés. Selon ce critère, six des neufs lauréats du Terra Award n’en seraient donc pas ! On peut s’étonner que le Prix ait mis en avant tant de réalisations qui font une entorse au principe de non-stabilisation. Néanmoins, le Prix de l’innovation a été attribué à Martin Rauch, qui refuse tout adjuvant dans ses réalisations en pisé. Dans une touchante déclaration d’admiration, Hugo Houben l’interpellait: «Tu as clairement choisi ton camp. Plutôt qu’imposer au matériau les exigences de l’homme, tu as choisi d’utiliser la terre pour ce qu’elle est...» 

Une conférence phare de Hugo Houben et Henri van Damme, «Should raw earth be improved?», a révélé par des analyses quantitatives la performance environnementale négative de la terre stabilisée avec du ciment et des dispersants synthétiques utilisés dans le béton d’argile coulé. Compte tenu du caractère massif des murs en pisé par exemple, même si l’on n’ajoute qu’un faible pourcentage de ciment, de 5 à 10 %, l’empreinte carbone du pisé augmente de trois à cinq fois, pour se rapprocher de celle du béton. Des calculs comparant l’efficacité structurelle au coût environnemental montrent que la stabilisation avec du ciment est nocive en termes écologiques pour un apport mécanique en réalité inefficace compte tenu de la quantité de matière requise. Leur manifeste a prôné, plutôt qu’une « transformation de la terre en un béton de mauvaise qualité », des solutions architecturales et des façons non-polluantes d’améliorer sa résistance. 

L’urgence et la pertinence de ce manifeste sont évidentes lorsque l’on sait que le cimentier Lafarge Holcim vient de lancer avec une agence britannique d’aide à la création d’entreprises en Afrique et Asie du Sud-est la joint venture 14trees pour commercialiser un bloc de terre comprimée et stabilisée à 5-7 %. Trois millions de ces blocs ont déjà été vendus au Malawi pour la construction de 500 maisons aux plans-type. L’offre va s’étendre au Rwanda, à la Zambie, au Cameroun, à la Tanzanie, et vise le marché subsaharien. Le programme se vante de produire des logements accessibles à tous et de limiter la déforestation nécessaire à la production de briques cuites. Pourquoi alors ne pas s’en réjouir ? Parce qu’il détourne la possibilité de production de briques par des entreprises locales ou par les habitants eux-mêmes, qu’il va de pair avec des maisons de piètre qualité et un urbanisme déplorable, et parce que l’explosion d’un marché de produits stabilisés au ciment contribue à accroître la pollution dû à l’adjuvant plutôt qu’à promouvoir toutes les qualités écologiques de la terre crue.10

L’autre front sur lequel l’éthique de la construction en terre se voit menacée est celui du développement du béton de terre coulé autoplaçant. Les résultats probants attisent la convoitise des industriels et les défenseurs de la terre se voient confrontés à l’ambiguïté de leur succès. L’industrialisation du béton d’argile pourrait conduire à une application trop généralisée et générique, mue par des intérêts commerciaux, sans égards pour les contextes locaux. 

La Déclaration de Lyon, texte d’engagement proposé à la fin du congrès, adressée aux institutions internationales, révèle cette inquiétude sans l’aborder explicitement: «Bien qu’elle encourage le développement durable à une échelle globale, l’architecture en terre se situe fondamentalement dans un contexte. Elle est réalisée avec des matériaux locaux, grâce à des pratiques locales, par des communautés et des professionnels locaux.»

Rester radical

Dès les premiers traités sur la construction en terre au 18e siècle, qui ont donné voix à des techniques vernaculaires jusqu’alors utilisées «tacitement» et célébré ses qualités ignifuges et hygrothermiques, son faible coût, sa non-toxicité et le peu d’énergie nécessaire à sa mise en œuvre, sa défense a été revendicatrice et politiquement engagée.11 Si l’on peut craindre que la construction en terre, en se généralisant, en se commercialisant, en s’industrialisant, en devenant une image à la mode, vende son âme au système qu’elle dénonçait il y a trente ou cinquante ans, il est évident que de nombreux usages et positions idéologiques peuvent coexister, à condition de veiller à bien nommer et distinguer les techniques. Il n’y aura peut-être plus une grande famille de la «terre» unie. Mais les partisans de la décroissance peuvent rester proches de la construction traditionnelle et d’un idéal d’autoconstruction, ou atteler la terre à «l’innovation frugale» pour déjouer les pièges du «développement durable» tel que l’envisagent ingénieurs et industriels associés. La terre peut encore servir l’expression architecturale de particularismes locaux, révéler sa beauté dans des constructions qui mettent en avant ses propriétés, contribuer à un habitat économique de qualité, même en milieu urbain occidental, comme le démontre Terra Nostra, prototype de deux étages d’un logement collectif construit au beau milieu de la ZAC Confluence à Lyon, sans stabilisation, mais avec une structure mixte bois/terre. La construction en terre doit rester subversive, désobéissante et idéaliste, et elle le sera en restant réaliste, pragmatique et empathique vis à vis de l’état du monde.

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