Vers un chan­ge­ment des pra­tiques de mo­bi­lité?

Entre nouvelles contraintes de mobilité liées à la crise sanitaire et aspirations personnelles à un rythme moins soutenu, Vincent Kaufmann fait l’hypothèse que l’épisode du confinement pourrait inciter les citoyens à changer leurs modes de vie et leurs pratiques de mobilité, pour le meilleur.

 

Date de publication
05-06-2020

Espazium: Que retenez-vous de cette période de confinement, qui s’est révélée être un laboratoire grandeur nature pour expérimenter dans de nombreux domaines, notamment celui du télétravail? Peut-on en tirer des conclusions positives pour l’avenir?
Vincent Kaufmann: J’aimerais d’abord faire un pas de côté et vous parler d’un travail de prospective auquel nous avons participé à l’EPFL il y a cinq ans, dans le cadre des manifestations connexes à la COP21 de Paris. Nous avions imaginé trois scénarios pour la mobilité en Europe à l’horizon 2050, en partant des modes de vie actuels, de la situation de globalisation économique, des probables innovations technologiques qui allaient se développer. Le premier, qui s’intitulait «Ultramobilité», reposait sur la poursuite des tendances de ces 15 dernières années: toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus souvent, avec comme corollaire des inégalités sociales très fortes entre ceux qui se déplacent rapidement à travers le monde et ceux qui sont assignés à résidence. Le second scénario, que nous avions appelé «Altermobilité», était basé sur un regain d’intérêt pour les systèmes de transport partagés et collectifs, conséquence d’un déclin de l’attrait de la société automobile, que nous pouvons déjà constater, notamment chez les jeunes. Et enfin, le troisième scénario, «Proximobilité», le plus disruptif comme on dit, imaginait un monde dans lequel les personnes se déplacent beaucoup moins, parce que c’est épuisant et que c’est une perte de temps, et où ce sont les objets qui viennent à elles.
Ce troisième scénario, que certains considéraient comme une utopie, nous le vivons au quotidien depuis deux mois. Il s’est réalisé. Il a ses avantages et ses inconvénients bien sûr: s’il s’est avéré être le plus vertueux d’un point de vue environnemental, en dépit du développement du e-commerce, il est très dur socialement, car c’est un scénario de solitude.
Ce que je retiendrais de cette crise, c’est que nous avons du mal à penser les ruptures. Nous pensons toujours que le futur sera peu ou prou dans la continuité de ce qu’il y avait avant. Or cette période nous montre que l’avenir de la mobilité est relativement ouvert, et que le futur ne ressemblera pas forcément au passé. Il se peut qu’il y ait des changements profonds.

Pensez-vous que cet épisode pourrait vraiment nous inciter à réviser nos modes de vie, peut-être plus que l’impératif écologique?
Pour avoir travaillé sur les «grands mobiles» ces dernières années, j’ai été frappé par le fait que les hommes et les femmes qui vivent au quotidien cette situation d’extrême mobilité la perçoivent d’abord comme une contrainte, une injonction qui se situe en porte-à-faux avec leurs aspirations personnelles. Partant de cet exemple, je ne suis donc pas certain que ça reparte comme avant. C’est un système social de contrainte qui entretient la grande mobilité, cette espèce de danse de Saint-Guy, ces rythmes extrêmement soutenus. La mobilité dans nos sociétés est présentée comme une valeur extrêmement positive, mais cela repose sur un malentendu. Si vous voulez faire une carrière dans le monde académique aujourd’hui, il faut que vous ayez passé plusieurs années aux États-Unis ou en Australie et que vous ayez eu des communications retenues dans des colloques prestigieux à l’autre bout du monde. C’est aussi le cas dans de nombreuses professions, où l’on exige des cadres qu’ils aient une très forte capacité à se mouvoir, parce que c’est un signe de motivation, d’excellence… Si ça ne tenait qu’aux personnes et aux ménages, on aurait sans doute déjà ralenti depuis un certain temps, comme le montrent plusieurs recherches récentes menées dans le cadre du Forum Vies Mobiles1. Évidemment, si les entreprises imposent les mêmes contraintes, tout repartira comme avant.
Mais avec la crise économique majeure qui s’annonce, tout particulièrement dans le domaine du trafic aérien, s’il y a moins de lignes et que les compagnies augmentent sensiblement leurs prix, comme elles ont l’air de vouloir le faire, ça pourrait changer beaucoup de choses.

On parle ici des catégories sociales privilégiées, mais la question se pose-t-elle dans les mêmes termes pour les gens qui sont contraints de faire plusieurs dizaines de kilomètres par jour pour aller travailler, soit parce qu’ils ont choisi d’aller s’installer à la campagne, soit parce qu’ils ne peuvent pas se loger en ville où les loyers sont trop élevés?
Sur la mobilité internationale, on pourrait aussi parler des travailleurs précaires. Dans une recherche européenne que nous avions menée il y a quelques années, nous avions constaté que des Polonais se faisaient engager en Espagne plusieurs mois par an pour ramasser des fraises. Ils pouvaient se le permettre parce que l’avion ne leur coûtait que 30 euros. Mais ce système là sera probablement rompu si l’avion devient plus cher. Pour les précaires mobiles, le monde du futur risque d’être un peu moins fait de déplacements lointains, mais je ne suis pas sûr que ça améliore leur situation…
Plus localement, pour les personnes qui ont joué avec les potentiels de vitesse, en particulier de l’autoroute, et qui sont allées habiter dans une maison à 50 kilomètres de leur lieu de travail, je pense que ces modes de vie pourraient aussi être remis en question. On le voit déjà aujourd’hui avec l’exemple des frontaliers dans la région genevoise. Les frontières se sont fermées, celles qui restent ouvertes sont contrôlées et il y a des files d’attente interminables. Le réseau n’a pas changé, ce sont les conditions de transport qui ont changé. En Suisse, il risque d’y avoir une désaffection pour les transports en commun, et moins d’offre à terme, donc une pression plus forte sur les réseaux routiers, et des temps de déplacement en voiture qui vont significativement s’allonger. Combien de temps peut-on tenir à quatre ou cinq heures de trajet par jour simplement sur des allers-retours domicile-travail pendant lesquels on ne peut rien faire d’autre que de conduire? Quelques mois... Ensuite, on commence à se reposer la question de la localisation résidentielle, parce que c’est invivable, ou alors on change de boulot. Certains choix résidentiels ou professionnels étaient possibles parce qu’il y avait des réseaux de transports rapides. Sans la vitesse, ces choix sont remis en question. Il n’est pas exclu que nous assistions à un développement important de pied-à-terre proches du lieu de travail suite à ces transformations des accessibilités.

Avec le «déconfinement», la «distanciation sociale» devient la nouvelle règle et pose des questions très pratiques à tous les opérateurs de transports publics et aux élus. Plusieurs villes ont adopté les principes de ce qu’on appelle «l’urbanisme tactique»2 et mettent en place des interventions rapides et temporaires, notamment sur les réseaux cyclables, en prévision d’un report des déplacements sur les modes doux, ce dont on peut se réjouir dans une perspective à plus long terme. Cela vous paraît-il pertinent?
Je trouve que les mesures d’urbanisme tactique imaginées pour le vélo devraient l’être aussi pour la marche, qui a été un peu oubliée, sauf dans les quartiers urbains centraux. Je pense que les gens vont se mettre à marcher davantage, mais encore faut-il qu’ils puissent se croiser à des distances raisonnables si on veut suivre les recommandations des médecins, ce qui nécessitera des cheminements sans doute plus larges, plus confortables, etc. Il y a là une magnifique opportunité de rendre la ville aux piétons. Je trouve qu’on est en train de passer à côté et c’est dommage.


La crise donne lieu à beaucoup de réactions «à chaud» alors même que nous manquons de recul sur la situation actuelle et que nous avons très peu de visibilité sur l’avenir. Nous aurons besoin d’études scientifiques sérieuses pour mieux comprendre ce qui se passe. Sur quels sujets portent les programmes de recherche lancés par l’EPFL au début du confinement, en lien avec le Covid-19?
Nous avons en effet essayé de tirer parti de la situation actuelle pour en faire une sorte de laboratoire de recherche. Le LaSUR et HERUS à l’EPFL, l’équipe de Marie Santiago Delefosse à l’UNIL et l’IDIAP ont lancé ensemble une recherche interdisciplinaire, sur toute la Suisse, sur la manière dont les gens ont vécu le confinement, les difficultés en lien avec leur logement, les réaménagements qu’ils ont effectués, etc. À la fin du questionnaire, les personnes intéressées pouvaient poursuivre par un entretien approfondi mené par une équipe de psychologues de l’Université de Lausanne ou se connecter à une plateforme d’échange d’expérience et d’entraide.
Nous avons également lancé une enquête de panel internationale sur la mobilité en temps de confinement avec le bureau Mobil’Homme, une spin off de l’EPFL. Après une première phase sur la manière dont les gens se déplacent en ce moment, nous les réinterrogerons dans quelques mois pour pouvoir les suivre et voir comment évoluent leurs pratiques et la manière dont ils vivent leurs déplacements.

Notes

 

1. Le Forum Vies Mobiles est un institut de recherche sur la mobilité durable.

 


2. Concept anglo-saxon apparu au milieu des années 2000, utilisé aujourd’hui pour désigner des interventions à petite échelle, de courte durée et à petit budget dans l’espace public.

Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine et d’analyse des mobilités à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (LASUR) et directeur scientifique du Forum Vies Mobiles à Paris

Propos recueillis par Stéphanie Sonnette

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