Stra­té­gies géo­mé­triques con­tem­po­raines

Les formes libérées de l’architecture contemporaine demandent un travail de modélisation géométrique indispensable pour les relier à la technique constructive

Date de publication
31-03-2015
Revision
25-10-2015

A l’instar de ce qui se passe dans de nombreux domaines, l’informatique influence fortement la création architecturale contemporaine: ses formidables développements, en particulier dans le domaine graphique, pénètrent de plus en plus le processus de la conception architecturale pour démultiplier ses potentialités. Pour de nombreux architectes, ces nouvelles possibilités sont utilisées pour libérer la courbure des peaux de leurs ouvrages qui, en phase de conception, sont souvent dessinées comme des surfaces parfaitement continues.
Si cette liberté de forme est relativement aisée à modéliser numériquement, la mise au point de systèmes constructifs permettant de concrétiser les «formes libres» reste un important défi technique. Un défi d’autant plus délicat lorsqu’il s’agit de parois en verre, dont la fragilité fait qu’il supporte très mal une mise en œuvre approximative et dont la transparence exige que ses supports soient parfaitement dessinés.
Réaliser une surface libre à double courbure en verre sans la simplifier est difficile, mais techniquement possible. Cependant, dans la majorité des cas, le surcoût qui en résulte est insoutenable. La recherche d’une simplification de la forme s’impose et deux approches peuvent être exploitées pour y parvenir.

Optimisation locale


Une préoccupation première de la démarche constructive porte sur le calepinage, c’est-à-dire la décomposition de la surface continue en éléments qui seront fabricables et montables. En informatique, cette opération est souvent assimilée à une discrétisation.
La discrétisation la plus évidente d’une surface est la triangulation, puisque trois points définissent à eux seuls un plan unique: un jeu arbitraire de points répartis sur une surface quelconque permet ainsi de définir une série de triangles qui la couvrent parfaitement. Ce schéma simple est souvent utilisé, mais il ne constitue toutefois pas une panacée, car le réseau triangulaire est celui qui a le plus faible ratio de surface couverte par linéaire utilisé pour le construire. Les processus industriels de production étant prévus pour produire des panneaux rectangulaires, le taux de chute est important.
Une discrétisation par quadrangles remédie à ces deux inconvénients, mais le calepinage d’une surface à double courbure avec des panneaux quadrangulaires plans n’est en général pas possible: seuls trois des quatre angles se trouvent impérativement dans un même plan, le quatrième en étant a priori exclu. L’outil informatique permet de réduire au maximum les divergences hors plan en recherchant automatiquement les plans qui sont les plus proches des points d’angle. Même minimisées, des divergences résiduelles subsistent et, pour éviter qu’elles ne nuisent à l’étanchéité, il faut mettre en œuvre des solutions techniques spécifiques (image).
Cette stratégie d’approximation locale peut aussi être appliquée avec des primitives plus intéressantes architecturalement. Le cylindre est l’une d’elles car sa courbure permet de réduire l’effet de facettisation créé par l’utilisation de panneaux plans (image et image). Dans le cas d’une peau vitrée, il présente en outre un intérêt technique important car une nouvelle génération de machines industrielles permet de produire des panneaux de verre trempé cylindriques sans moule. 
Ce modèle a été utilisé pour la première fois dans le cadre de la réalisation des verrières de la Fondation Louis Vuitton à Paris. Ces dernières ont ainsi pu être construites avec une grande fidélité par rapport à l’intention architecturale initiale qui constituait une contrainte forte, mais dont les surfaces de référence présentaient l’avantage d’être majoritairement développables1
Il a depuis été appliqué à plusieurs occasions, notamment pour les façades des pavillons construits dans le cadre du réaménagement du premier étage de la tour Eiffel dont les surfaces de référence sont moins favorables car elles présentent une double courbure.
La méthode peut être encore affinée si on a la possibilité de modifier légèrement la surface de référence ou son calepinage. La relaxation de ces contraintes géométriques améliore en effet sensiblement les résultats, même si ceux-ci restent toujours bridés par la géométrie initiale qui ne ne peut être modifiée fondamentalement par ces processus d’optimisation.

Approche par principe géométrique global


Une stratégie plus globale consiste à utiliser un principe de simplification géométrique, non plus pour les seuls ­panneaux, mais pour l’ensemble de l’ouvrage. Ce principe est choisi de façon à permettre une discrétisation favorable. 
Le projet pour l’opéra de Sydney (image) est emblématique de cette démarche : alors que les études étaient dans une impasse, la géométrie globale de l’ouvrage a été entièrement revue pour être définie à partir d’une sphère unique qui est devenue la base de tout le système ­constructif (image).
Moins dépendante de l’usage de l’ordinateur, cette approche fait plutôt appel à la géométrie théorique. Elle a été beaucoup appliquée via trois types de surfaces particulières – surfaces de révolution, de translation et homothétiques – connues pour générer des discrétisations simples avec des quadrangles plans.
Ces surfaces particulières n’autorisent cependant pas une grande liberté formelle et, si l’exigence architecturale requiert plus de liberté, un principe géométrique plus ­fondamental basé sur le réseau des lignes de courbure principales d’une surface peut être utilisé. En effet, les directions des lignes principales sont toujours perpendiculaires entre elles et leur dessin conduit à un maillage essentiellement constitué de quadrangles (image).
De tels réseaux possèdent une propriété remarquable : quelle que soit la surface envisagée, les quadrangles qui en résultent sont proches d’être plans. L’application d’algorithmes d’optimisation sur un tel maillage initial garantit l’obtention de très faibles divergences entre les quadrangles. C’est ce principe qui a dirigé le calepinage initial du projet de la tour Eiffel, puisqu’il tend également à réduire au minimum les divergences entre les cylindres évoqués plus haut. 
Nous avons pu étendre ce principe en introduisant les surfaces développables grâce à une collaboration avec le mathématicien Helmut Pottmann, de l’Université technique de Vienne (TU Wien). Ces surfaces présentent un grand intérêt technique puisqu’elles sont constructibles à partir d’une plaque plane déformée élastiquement par des efforts de flexion. 
A travers le projet de recherche européen ARC, mené en collaboration avec la société Evolute et de la TU Wien, un nouveau type de discrétisation – par bandes développables (D-Strip) – a été développé. Du fait de la simple courbure variable imposée aux panneaux par leur seul fléchissement, une telle discrétisation permet d’approcher de façon bien plus fidèle une surface libre, mais aussi de réduire les divergences nuisibles plus nettement qu’avec une approximation par des cylindres (image).
Ce principe a pu être testé en réinterprétant un projet de verrière couvrant une cour intérieure construite en 2003. La forme libre a été générée par la recherche d’une surface funiculaire qui s’appuie sur un rectangle périmétral et qui a été discrétisée par des bandes développables à partir desquelles le contour des éléments qui la constituent est défini (images 1, 2 et 3).

Revaloriser la géométrie


Par le passé, la géométrie des ouvrages a probablement été un peu négligée par l’ingénieur, en raison de sa tendance à se focaliser essentiellement sur le calcul des structures. L’architecture contemporaine l’a revalorisée comme une discipline critique pour la réalisation des ouvrages aux formes libres. De nouvelles stratégies de géométrie constructive ont ainsi pu être développées pour permettre une conception techniquement fiable et économiquement soutenable d’ouvrages suivant des formes plus complexes.

Jacques Raynaud est architecte et ingénieur, membre de RFR depuis plus de vingt ans et spécialisé en géométrie constructive. Il enseigne aux écoles d’architecture de Paris La Villette et Marne-la-Vallée.
Nicolas Leduc est ingénieur et architecte. Il est membre de RFR depuis plus de dix ans, spécialisé en analyse et optimisation de structures et de peau à géométrie complexe. Il enseigne ou a enseigné dans les écoles d’architecture de Paris-Malaquais, Paris La Villette et Marne-la-Vallée.
Niccolo Baldassini est architecte et ingénieur aérospatial. Il est un directeur de RFR depuis plus de dix ans et spécialisé en structures légères et structures en verre. Il a enseigné à l’école d’architecture de Paris-Val de Seine et à l’Ecole spéciale d’architecture.

 

 

Note:

1. Une surface développable peut être «déroulée» dans un plan.

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