Space In­va­ders aux Plaines-du-Loup

Sur les hauteurs de Lausanne, dans le nouvel écoquartier des Plaines-du-Loup, la pièce urbaine C s’inscrit dans la continuité du contexte bâti d’origine comme parmi les dernières constructions du quartier. Conçue par le bureau Nicolas de Courten architectes, elle propose une forme urbaine à redents et une façade polychrome qui contribue dorénavant à la vitalité des lieux.

Date de publication
19-03-2024
Nicolas Bassand
architecte EPFL, docteur ès sciences et chargé de cours hepia / HES- SO

Récemment encore, les Plaines-du-Loup étaient cette vaste étendue verte dédiée aux sports. Avec la réalisation du nouvel écoquartier, on passe d’un paysage ouvert à un autre, beaucoup plus dense, où la profondeur de champ dont bénéficiaient les immeubles alentour a été sensiblement réduite. Cela peut autant être l’occasion de qualifier des vides en des termes plus urbains, que d’apposer, sans règles apparentes, des bâtiments différents les uns à côté des autres. À ce propos, le terme contemporain de pièce urbaine, par lequel ces nouvelles constructions sont désignées, mérite ici réflexion. Définie de façon littérale, une pièce urbaine n’a pas vocation à former un tissu urbain, mais plutôt à caractériser un ensemble bâti dont l’unité architecturale se distingue d’une autre pièce. Cela ne favorise pas d’office la continuité de la ville, l’accord des matérialités et des rythmes de façades, comme l’activation des rez-de-chaussée et des espaces publics. Bien heureusement, le bureau Nicolas de Courten architectes s’est engagé à produire une pièce urbaine qui reconnait le bâti et les vides qualifiés formant son pourtour. Disposée au milieu de ce nouveau quartier, la pièce urbaine C est la seule à le traverser dans son intégralité d’est en ouest, lui confiant davantage la mission de faciliter les connexions et fédérer la vie de ses habitants. Son long périmètre de construction présente par ailleurs une profondeur réduite qui ne permettait pas d’y envisager un îlot urbain comme dans la plupart des périmètres voisins. De sorte à intensifier la perméabilité physique souhaitée dans le quartier, le bureau d’architectes a proposé des immeubles à redents, prenant la forme d’un long serpent subdivisé en quatre corps bâtis. Entre ces derniers, trois passages (deux de plus que celui prévu initialement) irriguent le nouveau quartier.

Épaisseur protectrice et condensateur social

L’ondulation induite par les redents offre une couche continue et protectrice aux bâtiments dans ce périmètre peu profond: plus de mètres linéaires d’une épaisse façade en briques et une organisation moins frontale du plan. Aussi, ces rendents garantissent une forme condensée qui qualifie une série de vides distincts: trois placettes urbaines au sud et trois cours arborisées, plus informelles, au nord. L’épaisseur protégeant la sphère privée est aussi paysagère: les cours étendent leurs atmosphères de jardin arborisé grâce à une généreuse noue qui borde les façades au nord et au sud, des arbres fruitiers longent le bâti dans des strates végétalisées tenant les passants à distance1. Sur ces longues façades sud, la figure du redent est répliquée à plus petite échelle au moyen d’une succession de pleins et de vides occupés par des loggias2. Elles rythment ces façades à la verticale autant par leur retrait que par la surépaisseur de leurs parapets3. Cette scansion, convoquant une composition de type Beaux-Arts, est sublimée à tous les angles du bâti: elle matérialise, au bord des placettes entre autres, des sortes de tourelles marquant le passage d’un seuil, qui indique un ralentissement du flux piéton nord-sud. Autour de chaque placette, les activités et les accès se condensent pour asseoir un lieu d’échange et de sociabilité. Pas moins de quatre entrées s’y concentrent: celles des immeubles et de différents locaux dédiés aux habitants (buanderies, locaux communautaires, centre de vie enfantine, accueil parascolaire, bureaux, commerces)4. Le centre des placettes contient diverses essences d’arbres, disposés dans une fosse de Stockholm5 qui est bordée avec précision par un revêtement de sol minéral. Dans ces grands salons à ciel ouvert, la surface de crépi gris-mauve, qui s’étend jusqu’aux garde-corps du 2e étage, instaure un socle urbain solide soulignant ce condensé programmatique: ancrage des activités du quartier et passage progressif à la sphère domestique. La forme urbaine à redents était préconisée en 1903 par l’architecte Eugène Hénard, avec pour but premier de produire une variation visuelle plus marquée sur les boulevards parisiens, en alternant des séquences minérales et végétales.6

Polychromie et aménités

De fait, les revêtements, évoquant différentes architectures, locales ou plus exotiques, se succèdent en façade comme les points, lignes et surfaces d’une œuvre néoplastique: crépis fins ou grossiers, sous-face couleur brique, faïences bleues, toiles de store jaunes, luminaires et poignées circulaires, etc. Contrastées et colorées, imbriquées les unes dans les autres, ces matières valorisent autant les seuils que les éléments architecturaux eux-mêmes, à l’horizontale et à la verticale, des placettes jusqu’à l’intérieur de chaque immeuble. Elles invitent au mouvement, physique et visuel, qui crée du lien entre chaque corps bâti comme avec le quartier. Nous sommes bel et bien dans un «à la fois» théorisé par Robert Venturi7, conjuguant ou confrontant, avec une grande précision, la tradition Beaux-Arts et le collage, des matériaux à la fois industriels et pittoresques (potelets galvanisés et sols pavés), des couleurs effacées, mates, pastels et d’autres plus brillantes, voire électriques8. Si cette pièce polychrome et éclectique se démarque sensiblement du nouveau quartier, elle résonne avec celui préexistant. Pour s’en convaincre, il suffit de flâner autour de l’ensemble du Pont-des-Sauges (à l’ouest) et de son volume en dents de scie, qui présente une palette de couleurs variées, de passer le long des redents de la pièce C, et de poursuivre, par exemple, jusqu’aux barres, plus ordinaires mais également colorées, du chemin du Bois-Gentil. Il s’opère donc une prise en compte soucieuse et amène d’un quartier, de son vécu et de sa quotidienneté. Venturi disait à ce propos en 1966: «… C’est peut-être dans le paysage quotidien, vulgaire et dédaigné, que nous trouverons l’ordre complexe et contradictoire dont notre architecture a un besoin vital pour former des ensembles intégrés au cadre urbain.» 

Space Invaders et appartements caractérisés

Parmi les quatre immeubles qui composent cette pièce urbaine C, un seul se démarque avec son volume plus compact, plus haut et plus allongé, qui participe à la constitution d’un front bâti sur la route des Plaines-du-Loup. Sa forme s’inscrit néanmoins dans la logique de pleins et de vides qui caractérise les trois autres immeubles. Mais avec leurs contours bien plus articulés, ces derniers se ressemblent davantage et s’apparentent, d’une certaine manière, à des «Space Invaders»9. Leur conception part d’un axe de symétrie central, à partir duquel sont disposés, en miroir, des plans presque identiques. Leurs extrémités comportent néanmoins quelques variations (compression ou dilatation de certains plans), qui révèlent d’habiles adaptations au périmètre non orthogonal de la pièce C. Parmi les douze appartements conçus qui confirment une grande aisance du bureau dans le domaine, on peut en extraire quatre type en particulier: les appartements au nord, rayonnant à 180°, le type à l’angle rentrant et celui à l’angle sortant, puis le type traversant (de la cour nord à la façade sud). Tous ces appartements sont caractérisés par une composition en diagonale, induite par la morphologie du redent. 

Dans chaque appartement, les espaces communs, du hall d’entrée au salon et salle à manger sont ainsi reliés à travers une disposition en manivelle qui atténue les vis-à-vis entre chaque redent. Il en résulte une lumière naturelle abondante, des vues variées et généreuses sur l’extérieur. Ces qualités sont renforcées par l’épaisseur murale particulièrement importante (brique monolithique de 490 mm) et le format des ouvertures qui assure une sphère domestique suffisamment protégée des vues extérieures10. Bien entendu, la loggia participe à cette épaisseur protectrice qui contribue à la définition de lieux de résidence distincts et confortables au sein de chaque appartement. Ils sont tous, comme au-dehors, subtilement caractérisés par la polychromie et le néoplasticisme de la composition.

Notes

 

1 Les aménagements paysagers ont été conçus par le bureau Duo Architectes Paysagistes.

 

2 Cette découpe articulée des façades se distingue volontairement de celle au nord, plus compacte et moins ouverte, en raison notamment des vis-à-vis induits par la cour. Par contre, l’expression de ces surfaces crépies se révèle plus libre face à cette noue arborisée.

 

3 Sur les grandes façades au sud, quelques accès privatifs directs aux appartements surélevés du rez-de-chaussée tirent profit de la légère pente de ce long périmètre.

 

4 Ce grand socle en crépi grossier estompe aussi les différences de hauteur en vis-à-vis des halls d’entrée, occasionnées par le terrain en pente (3.50 mètres de dénivelé sur toute la longueur du périmètre).

 

5 Une fosse de Stockholm sert de bassin de rétention en stockant l’eau de pluie pour la restituer aux arbres de façon contrôlée et réguler, si nécessaire, son retour aux collecteurs.

 

6 Boulevard à «redans»: il s’agit de l’ancienne orthographe des redents employée par Hénard. Eugène Hénard, Études sur les transformations de Paris et autres écrits sur l’urbanisme, éd. L’Équerre, Paris, 1982, p. 30. 

 

7 Pour plus d’explications sur le «à la fois»: Robert Venturi, De l’ambiguïté en architecture, Éd. Dunod, Paris, 1999, pp. 30-38. La citation de Venturi, en fin de paragraphe, est tirée du même livre, p. 103.

 

8 Le bureau a conçu un nombre impressionnant de variantes de façade en collaboration avec la coloriste Tania Grace Knuckey. Aussi, Nicolas de Courten a fini ses études EPFZ dans l’atelier de Miroslav Šik, fervent partisan d’un travail soutenu sur les ambiances, la matérialité et la couleur. Voir aussi les collages réalisés pour la pièce urbaine C sur leur site : nicolasdecourten.ch.

 

9 Space invaders: escadrons de vaisseaux intergalactiques apparus sous une forme très pixellisée dans des jeux vidéo dès la fin des années 1970. Ils évoquent ici un groupe d’immeubles aux contours identiques, comportant des figures symétriques aux angles articulés. Le projet de concours du quartier Beauregard-Dessus, à Neuchâtel, en 2020, conçu par le bureau de Nicolas de Courten, en offre une autre illustration (voir «Nicolas de Courten architectes: la contrainte fertile», TRACÉS 01/2021).

 

10 Lire aussi au sujet de la brique monolithique et isolante de la pièce C l’article d’Audanne Comment, «Des briques porteuses sur huit niveaux», TRACÉS 10/2022.

Pièce urbaine C, PPA1, Plaines-du-Loup, Lausanne (VD)


 

Maîtres d’ouvrage
Société Coopérative d’Habitation de Lausanne, Fondation Pro Habitat Lausanne et Fondation Lausannoise pour la Construction de Logement

 

Programme
Quatre bâtiments de logements  (149 logements), centre de vie enfantine, structure d’accueil pour enfants en milieu scolaire et commerce

 

Architecture
Nicolas de Courten architectes

 

Direction de travaux
Pragma Partenaires

 

Génie civil 
Afry Suisse 

 

Géotechnique 
De Cérenville 

 

Ingénierie chauffage et ventilation
Gruner

 

Ingénierie sanitaire
BA Consulting

 

Ingénierie électricité 
SRG Engineering

 

Ingénierie physique du bâtiment
ESTIA

 

Acousticien
EcoAcoustique

 

Aménagements extérieurs 
Duo Architectes Paysagistes

 

Surface de plancher 
17 000 m2

 

Coût total (CFC 1-9) 
58 mio CHF

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