Sommes-nous prêts pour la tran­si­tion?

Comment penser le territoire frontalier du Grand Genève à l’ère de l’Anthropocène? Les sept équipes pluridisciplinaires ­engagées dans la consultation ont répondu d’une seule voix: en changeant radicalement nos approches du territoire, nos modes de pensée et nos outils. Mais en sommes-nous capables?

Date de publication
10-11-2020

Le 24 septembre dernier à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD), les sept équipes pluridisciplinaires sélectionnées dans le cadre de la Consultation Grand Genève présentaient le fruit d’un an et demi de travail sur le thème : « Visions prospectives pour le Grand Genève, habiter la ville-paysage du 21e siècle ». Initiée par la Fondation Braillard, soutenue par les acteurs publics et privés de part et d’autre de la frontière, la consultation a vocation à explorer librement, avec des outils et sur un périmètre laissés à l’appréciation des équipes, la question de la transition écologique. Hors cadre institutionnel, elle entend pourtant bien jouer un rôle dans les réflexions en cours, notamment la révision du plan directeur cantonal, en donnant du grain à moudre aux élus et aux services et en alimentant un débat public qui pour l’instant fait défaut.

Convergence des vues

Depuis les années 2000, les politiques du « développement durable » ont produit un certain nombre de concepts applicables sur le territoire : densité, développement vers l’intérieur, lutte contre l’étalement urbain, préservation des espaces naturels et agricoles, etc. En vingt ans, au gré de la montée en puissance du discours sur l’urgence climatique et les inégalités sociales, les mots ont changé, les territoires sur lesquels ils s’appliquent aussi. La pensée territoriale s’est décentrée vers les périphéries, les marges, les vides, et a renouvelé ses concepts, dans une approche plus systémique : économie circulaire, ressources, filières, proximité, coopération, mutualisation, sol, communs, régénération, résilience, sont les mots qui ont rythmé les présentations des équipes avec un beau chorus.

De la ville-centre, Genève, il n’a sciemment pas été question ; l’avenir réside dans les territoires interstitiels, périurbains, agricoles, frontaliers, que les équipes jugent plus résilients et plus souples. C’est là que se trouvent les plus grands potentiels, non pas de « développement urbain » (au sens où on l’entend classiquement : construire des m2 de logements et d’activités), mais de consolidation et d’invention de nouvelles manières d’habiter, de travailler, de se déplacer, de se nourrir. Le modèle de développement radial de la périphérie vers le centre a vécu, tout comme la scission qui a cours depuis longtemps entre habitat côté France et emplois à Genève1 : le territoire de demain sera « une métropole binationale et polycentrique » (équipe Topalović), « un archipel de territoires locaux, urbains et agricoles » (équipe Apaar), « une constellation métropolitaine » (équipe Boeri), « une métropole de villages », dans laquelle chaque morceau de territoire possède des économies et des capitaux – naturels, infrastructurels, culturels (équipe Viganò).

Sans entrer ici dans le détail des propositions, foisonnantes, on retiendra quelques principes, différemment formulés et dessinés par les équipes, mais qui relèvent globalement des mêmes intentions. Le recyclage, la régénération et la valorisation de tout ce qui est là mais qu’on ne voit pas : les 300 à 400 000 m2 vacants dans le Grand Genève, les friches, les infrastructures (routes, aéroport, entrepôts…), les postes de douanes, les sols urbains, « une ressource cachée » (Viganò). Le redéploiement sur ces espaces d’activités hybrides, de transports publics, de cultures, de forêts productives, d’espaces publics. L’organisation de la vie quotidienne à l’échelle des « voisinages » et des « villages » (Apaar). Les « valeurs du partage et de la circularité » des coopératives – d’habitat, d’alimentation – qui pourraient se diffuser à l’échelle métropolitaine, et préparer une « culture de l’accueil qui doit se construire dès maintenant », dans la perspective des migrations à venir (Interland). Le développement, enfin, d’une agriculture de conservation qui permettrait de repenser toute l’organisation territoriale et de tendre vers une relative autonomie alimentaire (Viganó).

La planification en question

L’urbanisme de la transition (ou quelle que soit la manière dont on le nomme), tel qu’il a été présenté par la plupart des équipes, n’est pas celui de la planification qui organise le territoire à coups de grands projets structurants, mais celui du recensement, de l’attention au réel, des réseaux, visibles ou non, des coopérations, de l’accompagnement, de la transformation. « La pensée planificatrice est à bout de souffle, il faut réinventer la méthode, l’implication des citoyens », assène l’équipe Interland.

Les concepts proposés par les équipes – qui partent de l’existant, s’intéressent aux vides, s’appuient sur les initiatives alternatives, impliquent les habitants – relèvent d’une approche « par le bas », fine, complexe et sur le temps long, selon des processus et avec des modèles économiques qui restent à inventer. Ces approches posent une question centrale : pourra-t-on répondre aux enjeux sociaux et économiques qui se posent dans un territoire genevois promis à la croissance, où chaque jour s’installent de nouveaux habitants, où la pression sur le logement s’étend toujours plus loin autour de la ville centre sans infrastructures lourdes, sans grands projets ni grands gestes, sans investissements massifs (soit la manière dont on abordé les choses jusqu’à maintenant) ?

Viganò le rappelle : le territoire post-carbone a besoin de « structures fortes » : train, tram, BHNS, autant que de « structures faibles », c’est-à-dire marginales, vulnérables, mais essentielles, qu’elle considère comme la porte d’entrée dans la transition (voir ill. p. 29). Elle rappelle également que tout cela aura un coût : « La transition ne se fera pas en imaginant que chacun cultive son lopin de terre. On a besoin d’investissements, publics et privés. Le privé doit revoir son modèle et payer pour la transition, plus que les autres. Rediriger les efforts vers un objectif commun : la vie. »

Comment atterrir?

Ces concepts, qui constituent l’armature d’une pensée territoriale éco-résiliente, ne sont pas nouveaux. Mais à quel point sont-ils connus, partagés et débattus, par les professionnels d’abord – architectes, élus, techniciens –, par les citoyens ensuite?

Jusqu’à présent, ils n’ont pas trouvé de territoire où s’épanouir à grande échelle, si ce n’est quelques expérimentations dans des villes qui ont dû passer par la faillite pour réinventer leur modèle, notamment alimentaire, comme Détroit. Si, comme on le répète depuis des années, il y a urgence, pourquoi les discours n’ont-ils pas été traduits par des actions ? Car dans les faits, tout continue comme avant, tout s’accélère même : nous consommons toujours plus, nous émettons toujours plus.

La question posée aux équipes n’est donc plus tellement quoi faire, car nous disposons depuis longtemps d’outils, d’idées, d’expériences exemplaires, mais comment le faire et avec qui, ou « Comment atterrir ? », pour reprendre une question soulevée par l’équipe Interland, écho au Où atterrir en politique ? de Bruno Latour2.

Cette équipe a proposé un dispositif opérationnel, qu’elle s’est appliqué à elle-même au cours de la consultation : des marches pour aller à la rencontre du territoire avec des experts, des acteurs et des habitants du Grand Genève, puis des tables de discussion dans l’espace public, avec d’autres personnes, pour comprendre le territoire genevois, dégager des « écologies singulières », prendre la mesure de ce qui se fait aujourd’hui. De ces rencontres croisées ont émergé 200 actions / lieux / structures « qui inventent des règles locales de fonctionnement » et différents thèmes d’exploration. Cette démarche, qui demande aux urbanistes eux-mêmes de revoir leurs pratiques, d’aller au contact du territoire et de ses habitants et de les mettre autour de la table, l’équipe propose de la poursuivre après la consultation, pour révéler d’autres territoires démonstrateurs. Elle opère ainsi une inversion totale de la manière dont on pense l’aménagement urbain : l’expérimentation contre la planification.

«Are we ready for the transition?»

C’est la question que pose l’équipe Viganò à la fin de son intervention, à travers le visage malicieux de Jonas, l’enfant héros du film d’Alain Tanner de 1976 « Jonas, qui aura 25 ans en l’an 2000 ». Car derrière l’utopie écologiste présentée par la plupart des équipes, parfois teintée de naïveté pastorale et/ou enlisée dans de savants calculs pour décarboner le territoire, c’est bien une utopie sociale qui ressort des présentations, postulant que la société à venir ne serait plus individualiste, concurrentielle, consumériste, extractiviste. Ce que résume l’équipe Vigano : « Il faut dépasser l’idée même de ‹ transition écologique › qui réduit le problème à celui du passage d’une société non écologisée à la même société écologisée : en fait, ‹ il s’agit de la métamorphose complexe d’un type de société à une autre › (Edgar Morin). »

Des mesures sont applicables, certaines équipes l’ont démontré, mais elles nécessitent de notre part à tous, professionnels, élus, citoyens, une remise en question fondamentale de nos modes de vie, de nos outils, de nos relations aux autres et au territoire, de nos valeurs. Qui en est capable aujourd’hui ?

Pour la suite de la consultation, comment les élus peuvent-ils s’emparer d’une matière inégale, foisonnante, souvent complémentaire ? Comment faire en sorte que le travail des équipes, qui ont acquis une connaissance fine du territoire et mobilisé leur savoir-faire au service de la problématique, ne reste pas qu’un exercice théorique réservé aux initiés ? Les élus ont entre les mains des concepts, des outils, des processus, dont certains sont opérationnels dès aujourd’hui. Les prototypes éco-sociaux-spatiaux de Viganò, les 30 case studies de Topalović, les trois territoires démonstrateurs d’Interland, l’atlas des réseaux de AWP, les laboratoires d’Apaar, sont des pépites qui doivent maintenant être diffusées largement dans les communes, les services, auprès des habitants. Pas comme des utopies, mais pour ce qu’elles sont : des propositions faisables et opérationnelles.

  1. Pour un aperçu de la situation genevoise, voir l’article « Grand Genève, Bâle trinationale : deux visions, deux cultures », Stéphanie Sonnette, TRACÉS no 3501, septembre 2020
  2. Bruno Latour, Où atterrir, comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017

À propos

Lancée à l’initiative de la Fondation Braillard Architectes le 26 juin 2018 dans le cadre de son programme de recherche et culture The Eco-Century Project, la consultation est soutenue par un consortium transfrontalier public-privé : le Canton de Genève, le Pôle métropolitain du Genevois français, les Services industriels de Genève (SIG), la Fédération des Architectes Suisses (FAS), la Fédération des Architectes et Ingénieurs (FAI) de Genève, la Fédération Suisse des Urbanistes (FSU), la Fédération Suisse des Urbanistes-section romande (FSU-r), la Fédération Suisse des Architectes Paysagistes (FSAP), Patrimoine Suisse Genève, le Conseil d’Architecture, Urbanisme et Environnement de Haute-Savoie (CAUE 74) et les Rentes Genevoises.

Les sept équipes qui ont participé à la consultation

 

Grand Genève et son sol: propriété, écologie, identité
Milica Topalović – ETHZ DARCH, Florian Hertweck – Université du Luxembourg, Rolf Jenni – Raumbureau.

 

La grande traversée: à la recherche des écologies singulières
Franck Hulliard – Interland, Nicolas Tixier, Charles Ambrosino – Bazar Urbain, Pascal Amphoux – Contrepoint, Miguel Georgieff – Coloco, Benoît Molineaux – Coopératives Équilibres, Michel Lussault – École urbaine de Lyon.

 

Métaboliser les invisibles
Matthias Armengaud, Marc Armengaud – Agence AWP, Martin Rein-Cano – Topotek1, Dieter Dietz –Laboratoire Alice EPFL.

 

Energy Landscape
Oscar Buson – Raum404, Lorenz Eugster – Lorenz Eugster architecture du paysage et urbanisme, Sascha Roesler – Università della Svizzera italiana, Guido Rindfüser – Emch+Berger, Thiébaut Parent – Drees & Sommer, Giulia Scotto – Urban Studies, University of Basel.

 

Contrées Ressources
Nathalie Mongé, Raphaël Niogret, Séraphin Hirtz et Thomas Bollinger – Atelier Apaar, David Martin – Sofies, Sébastien Munafò – 6t-mobilité.

 

Du sol et du travail: la transition, un nouveau projet biopolitique
Paola Viganò, Roberto Sega, Vincent Kaufmann – Centre de recherche Habitat, EPFL, Pascal Boivin – HEPIA, Olivier Crevoisier – Université de Neuchâtel.

 

Genève: constellation métropolitaine
Stefano Boeri – Stefano Boeri Architetti, Michel Desvigne – Michel Desvigne Paysagiste, Pier Paolo Tamburelli – Baukuh, Klaas De Rycke – Bollinger+Grohmann, Filippo Bazzoni – Systematica.

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