Surélever la ville: des regards pour mieux concevoir
Passé la couverture un peu austère mais au papier agréablement gaufré, l’ouvrage Surélévations – Conservations urbaines initié par la Ville et le Canton de Genève se dévoile à travers quatre regards destinés à mieux appréhender ce phénomène de densification «par le haut». Relatant le cas genevois, avec quelques incursions à Paris, Séville ou Berne, les auteurs réunis sous la direction de Bruno Marchand et Christophe Joud s’emploient à révéler les différentes échelles de réflexion inhérentes à la problématique. Et elles sont nombreuses.
Dix ans après l’adoption de la loi sur les surélévations en 2008, spécificité genevoise unique en Suisse, ce recueil de textes dresse un état des lieux très complet de la question. Entrecoupés de deux cahiers illustrés et proposant des exemples représentatifs, les différentes approches détaillent la complexité et les répercussions qu’impliquent la surélévation. Complexité qui est d’emblée relevée par les magistrats Antonio Hodgers et Rémy Pagani dont les propos ouvrent l’ouvrage. Si la vision pragmatique et urbanistique de la ville du premier s’oppose à celle plus humaniste et sociale du second, les deux élus se rejoignent sur la notion plus large du développement urbain à donner à Genève, avec la question endémique du « mal développement ». Il est vrai que d’un point de vue politique, la problématique des surélévations devient presque secondaire, dès lors que l’on sait que la loi n’a permis la création que de 400 logements en dix ans.
Le regard de David Ripoll, historien de l’art, revient sur un double mythe ancré dans l’inconscient collectif genevois : « il y aurait une tradition de la surélévation », en plus de celle de l’hospitalité légendaire des genevois accueillant les réformés à deux reprises. S’appuyant sur de fines recherches, il nous apprend en effet que les surélévations ont principalement été réalisées dans une optique commerciale et davantage à des fins spéculatives que philanthropiques, et ceci dès le 15e siècle. Ce volet historique s’accompagne d’une reconstitution des aléas constructifs de la ville et de son assemblage urbain éclectique, induit par les différents règlements et l’évolution des mesures de protection du patrimoine décrits par Sabine Nemec-Piguet, directrice de l’Office du patrimoine et des sites de Genève. Et de rappeler que la vision d’une harmonie architecturale à l’échelle d’un quartier n’est pas si ancienne que cela (LCI, 1983).
Dans une optique plus pragmatique, les résultats tirés d’études réalisées par l’atelier Bonnet architectes en 2007 et par Bruno Marchand et Christophe Joud en 2015, architectes et respectivement professeur et chargé de cours à l’EPFL, exposent, de manière prospective pour la première, les nombreuses contraintes qui accompagnent les potentielles surélévations et tentent de remédier, pour la seconde, aux répercussions constructives malheureuses engendrées par la loi de 2008. En analysant les « causes de la sous-utilisation des réserves de potentiel à bâtir existant » et en avançant les conséquences que pourrait avoir l’entrée en vigueur de la loi, les auteurs de l’étude de 2007 affirmaient déjà que les ajouts possibles se heurtaient à de nombreux obstacles (légaux, patrimoniaux, économiques, procéduraux). Difficultés que la nouvelle loi n’a pas réduites selon les commentaires ajoutés onze ans après l’étude. Etablissant des critères d’analyse destinés à faciliter l’examen des requêtes en autorisation de construire portant sur les surélévations, l’étude de 2015 a quant à elle abouti à une grille de lecture impliquant quatre échelles de réflexion (Méthode A.B.C.D), allant du quartier à l’immeuble. Si cette méthode d’évaluation de projets a depuis fait ses preuves, elle est révélatrice des multiples compétences nécessaires à une intégration sans failles.
C’est justement de questions urbaines dont il est question dans le texte de Bojana Vasiljevic Menoud, cheffe du Service d’urbanisme de la Ville de Genève, pour qui la nouvelle loi sur les surélévations a introduit la discontinuité dans un tissu urbain plutôt unifié à Genève. Le caractère diffus de son application, les interventions isolées qu’elle a engendrés ont effet souvent rompu l’harmonie urbanistique des rues. En la matière, la rue de la Servette fait certainement figure de proue. L’architecte cantonal Francesco Della Casa pose, de son côté, une question d’ordre esthétique, sur le bien-fondé de surélever un bâtiment ordonné et achevé à une époque antérieure. Pour se faire, des clefs d’intervention destinées aux projeteurs sont avancées, sur la base de modèles considérés comme exemplaires soit dans l’impression de continuité recherchée (la Tour Giralda à Séville), soit au contraire, dans la distinction habile (place du Cirque à Genève). La mise en regards d’exemples anciens comme la ville de Berne, et contemporains, comme la surélévation à l’avenue de Sécheron, démontrent d’une approche identique et efficace à des siècles d’écart. L’ouvrage s’achève sur le cas de Paris, dont François Chaselin, architecte et professeur de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris Malaquais, retrace l’évolution de la silhouette. A l’instar de Genève, Paris se heurte régulièrement au mythe qu’elle véhicule, où la diversité de ses hauteurs est élevée au firmament de ses richesses, remettant inlassablement en question des surélévations qui pourraient effacer la complexité de ses toitures pittoresques.
En définitive, la solution qui émerge de ces diverses analyses réside dans un subtil équilibre patrimonial, formel, urbain, économique, normatif et social. Peu de surélévations atteignent cet objectif qui apparaît comme une évidence quand le pari est réussi, en témoignent les bons exemples cités dans le livre. Bien que les diverses pistes de réflexion abordées offrent assurément un guide complet pour une pratique harmonieuse, surélever l’existant paraît si complexe et peu fréquent, que l’exercice tend à revêtir toutes les caractéristiques d’un marché de niche en proie à une difficulté bien plus large, celle de la planification du développement de Genève.