Stratégies de densification des villes en altitude
Dans sa thèse de doctorat récemment soutenue, l’architecte Fiona Pià met en évidence la réalité de l’étalement urbain qui sévit dans les stations de montagne suisses et propose un contre-modèle au chalet, une « infrastructure habitée », comme possible réponse à la densification des territoires alpins.
L’opinion publique a longtemps nié l’ampleur de l’urbanisation des Alpes, la réduisant à l’image idyllique du chalet individuel isolé au milieu d’une vaste nature vierge. Dans cette représentation faussée, sa présence est perçue comme un élément naturel et non-urbain alors qu’en réalité elle est à l’origine de l’urbanisation des massifs alpins. De nombreuses villes d’altitude, surtout celles situées au-dessus de 1400 m, se sont construites en laissant se multiplier par milliers cet emblème «rural», initialement pensé pour répondre à une occupation du sol rationnelle, à petite échelle1. S’il est vrai que les mayens retirés au milieu des pâturages, ainsi que quelques villages intouchés par le fort développement urbain existent toujours dans les Alpes suisses, l’urbanisation de la montagne ne peut pas se réduire à ce cas de figure. L’emprise de ces agglomérations n’est pas celle du chalet isolé, mais résulte de sa prolifération et des infrastructures nécessaires pour le desservir. L’homme n’est plus seul au milieu de l’immense nature mais il est entouré d’autres chalets, de routes et de pelouses artificielles. Les autorités ont souvent donné la priorité au désir individuel procuré par ce modèle de développement privé, qu’elles ont laissé se multiplier de manière spectaculaire jusqu’à aujourd’hui. Elles se sont peu préoccupées de planifier leurs territoires et d’anticiper l’inadéquation du chalet pour répondre rationnellement au vertigineux développement urbain issu de l’industrialisation du ski. La faible densité bâtie résultant d’un aménagement du territoire fondé majoritairement sur le chalet individuel a effectivement provoqué un étalement urbain considérable, confrontant les villes alpines à de sérieux dysfonctionnements.
Si les ouvrages contemporains consacrés au territoire suisse ont le mérite de dresser différents portraits de la montagne urbanisée, aucun ne se concentre spécifiquement sur les problématiques urbaines résultant de cette occupation fragmentée et dispendieuse du territoire2. Il a fallu attendre les dernières initiatives populaires, notamment celle de la Fondation Franz Weber en 2012, pour voir apparaître une prise de conscience collective sur la nécessité de freiner l’étalement urbain alpin, principalement dû à la construction de résidences secondaires3. La problématique soulevée semble légitime: les Alpes réclament de nouvelles dispositions légales pour protéger le patrimoine naturel en danger. Malheureusement, cet état de fait est dénoncé avec des stratagèmes de communication ambigus. Ceux-ci ne condamnent pas la dispersion du bâti, mais stigmatisent au contraire la densité construite et l’urbanisation elle-même. La propagande des défenseurs de l’initiative Weber conduit à des raccourcis de pensée tels que: densité = élément nocif pour la nature, densité = laideur ou bien urbanisation = « mitage du paysage ». Le slogan peut se résumer ainsi: pour sauver la nature en danger, il faut arrêter d’urbaniser ou de densifier, il faut figer le statu quo. L’affiche remerciant la population d’avoir accepté l’initiative Weber représente Zermatt par un chalet isolé face au Cervin, laissant ainsi croire que l’arrêt de toute nouvelle construction permettra de retrouver une soi-disant authenticité alpine. Cette image résume bien le paradoxe remarquable soulevé par Franz Weber: d’un côté, il admet et condamne « le mitage du paysage », de l’autre, il acquitte et idéalise le modèle urbain qui le provoque. De la même façon, les citoyens qui ont accepté l’initiative sont nombreux à posséder – ou à rêver de posséder – un chalet à la montagne. Notre recherche a montré que cette obstination à vouloir préserver la petite taille «naturelle» du chalet individuel, en se contentant de le copier au coup par coup comme un prototype idéal applicable à tous les contextes alpins, est précisément responsable du grave préjudice porté à la nature d’altitude. L’étalement urbain alpin est majoritairement provoqué par ce modèle d’urbanisation et non par l’urbanisation en soi. Nous ne pouvons donc pas nous accommoder d’une stratégie qui affirme ne pas vouloir de «villes dans les montagnes»4 et qui semble se contenter de viser le frein, voire l’arrêt, de toute urbanisation future. Le blocage du modèle économique des résidences secondaires – principal moteur alimentant l’urbanisation alpine – permettra peut-être de préserver momentanément le statu quo. Mais sans une remise en question du modèle urbain dominant actuel, le «mitage du paysage» dénoncé ne sera pas durablement freiné.
Le maintien du statu quo sous-entend surtout que nous acceptons d’abandonner les villes d’altitude existantes à leur état actuel, sans tenir compte des graves problématiques auxquelles elles sont exposées. Aujourd’hui, de nombreuses villes de montagne semblent avoir atteint leur taille limite viable. Le débat mené par Weber ignore la question essentielle de la menace qui pèse sur leur pérennité, alors qu’elle a une incidence majeure sur la protection du paysage et du «cher visage familier de nos hameaux (…) et de nos villages traditionnels»5. Il ne tient pas compte du problème de la saturation des villes alpines qui ne concerne pas seulement la ville en soi, mais aussi les nombreuses infrastructures la reliant à la nature d’altitude, aux autres urbanités, ainsi qu’aux importants axes de mobilité de la vallée. Si la ville alpine se dégrade, les dégâts se répercuteront donc, grâce à la mobilité, sur l’ensemble du territoire.
Comment réagir à cette situation critique et inédite? Certains spécialistes considèrent la congestion urbaine des villes alpines comme un état fini sur lequel il ne serait plus possible d’intervenir et se limitent à préconiser la conception de projets «hors station». Ils cherchent surtout, semble-t-il, à fuir la ville, en espérant pouvoir reproduire ailleurs, sur des terrains constructibles plus isolés, la petite taille des «hameaux pittoresques». On prétend que ces derniers «se fondent dans le paysage» alors qu’en fait ils reprennent, sur des parcelles plus réduites, le même modèle urbain que la ville étalée, justement sujette à critiques, en se limitant à remplacer les résidences secondaires par des hôtels ou des condominiums, afin de garantir des lits chauds et d’obtenir ainsi l’autorisation de construire. De plus, cette petite urbanisation nécessite parallèlement la construction de nouvelles infrastructures pour la desservir et souvent pour la connecter aux réseaux de la vallée. L’absurdité de cette stratégie est qu’elle cible essentiellement des sites encore relativement préservés et laisse surtout les villes alpines mourir progressivement et devenir à terme des grandes friches urbaines.
Ne serait-il pas au contraire possible, voire souhaitable, de densifier encore plus les villes d’altitude pour prolonger leur cycle de vie et ainsi épargner à long terme les autres territoires toujours «vierges »? Ne faudrait-il pas développer des infrastructures de mobilité en adéquation avec une nouvelle densification alpine? Ces interrogations sont au cœur de notre thèse.
Après une étude théorique générale résumant les enjeux majeurs actuels du contexte alpin suisse, cette recherche s’est concentrée sur une analyse ciblée de différents modèles représentatifs de villes et de mobilités d’altitude: Verbier (Valais, Suisse), Zermatt (Valais, Suisse), Avoriaz (France), Whistler-Blackcomb (Canada) et Andermatt (Uri, Suisse). La synthèse comparative de ces études de cas démontre, par des données chiffrées inexistantes jusqu’ici, les limites du modèle dominant de la ville alpine étalée et prolongée dans le territoire. Les résultats de ce travail démentent les préjugés si durement ancrés dans nos esprits : il en ressort par exemple que le projet complexe d’Andermatt Swiss Alps, qualifié par les médias de «gigantesque» ou «pharaonique» est le modèle le plus rationnel et qui porte le moins préjudice à la nature d’altitude. Sa comparaison avec le «village» de Verbier est significative: en prenant en compte le même nombre de m2 construits, ce modèle urbain est deux fois moins dense que celui d’Andermatt Swiss Alps. La surface à bâtir de Verbier compte 60% de chalets individuels contre 4% à Andermatt Swiss Alps. Verbier nécessite 14 fois plus d’infrastructures routières; 41% de la surface bâtie de Verbier se trouve dans une zone de danger, des milliers d’infrastructures privées sont nécessaires pour protéger les chalets des crues, alors qu’à Andermatt Swiss Alps, une seule infrastructure protège la totalité du programme et aucune nouvelle construction ne se trouve dans une zone de danger. Verbier compte deux fois plus de logements, cinq fois moins d’hôtels et deux fois moins d’équipements; seulement 5% des résidences secondaires de Verbier sont mises en location contre 50% à Andermatt Swiss Alps.
Il est intéressant de noter que l’analyse comparative a également permis de montrer les limites de la ville compacte: il ne suffit pas de concevoir un noyau urbain dense et piéton pour faire de la «ville durable».
Surtout, ce doctorat en design expérimente spatialement, par le projet architectural et urbain, la taille maximale viable de la ville alpine étalée en définissant une taille limite de densification. A travers le cas de Verbier, nous nous interrogeons sur le néotype contextuel qui permettrait de densifier qualitativement la ville.
Pour pouvoir résoudre conjointement ces diverses saturations, nous avons montré que la mise en réseau des dernières zones à bâtir et leur connexion avec le contexte existant s’avèraient fondamentales. De plus, notre projet révèle que seul un nouveau modèle d’urbanisation alpine, intégrant densification urbaine et infrastructure de transport public, peut garantir la pérennité de Verbier. Ce néotype démontre que si le système de mobilité existant était jusqu’à ce jour vecteur d’étalement, il peut, en se redéfinissant, devenir garant d’un regroupement urbain de qualité en des sites stratégiques. Le regroupement du système de transport et d’un programme habitable au sein d’une même infrastructure produit de nouveaux contextes intérieurs et révèle autrement les contextes extérieurs. Les différentes coupes sur cette infrastructure habitée montrent comment une coupe-type (%%gallerylink:21033:image%% et %%gallerylink:21034:image%%) se forme et se déforme en fonction des différents flux, activités et contextes naturels. Souvent résumée à un simple lieu de passage, l’infrastructure de transport se transforme ici en balcon public exclusivement piéton, où il fait bon s’arrêter, sentir l’air d’altitude, regarder au loin les sommets de plus de 4000 m et l’animation des quais, etc. De nouvelles relations spatiales s’établissent également entre les programmes privés et publics regroupés autour de ce strip piéton et la nature: la forte densité construite du projet crée une nouvelle manière d’habiter qualitativement en montagne.
Les infrastructures habitées projetées permettent de rajouter 250 000 m2 à l’urbanisation existante qui compte environ 963 000 m2. Pour atteindre le même nombre de mètres carrés construits, le modèle du chalet individuel nécessiterait presque six fois plus de surface au sol que notre modèle. Si le projet permet donc une occupation plus rationnelle du sol, préservant la nature de l’étalement urbain futur, la taille des ouvrages proposés peut susciter certaines réactions: la nostalgie de voir disparaître le modèle du chalet individuel, sa petite taille, son caractère domestique et privé, etc. Il est temps d’admettre que le chalet isolé n’existe plus à Verbier.
La nature d’altitude a longtemps été colonisée par des infrastructures de grande taille telles que viaducs, tunnels et autres galeries couvertes; pourtant, on ne compare jamais l’échelle du chalet avec celle de ces infrastructures, car ces deux objets n’ont pas la même fonction. Aussi notre projet se définit-il volontairement comme un ouvrage de génie civil et non comme un grand bâtiment: sa taille doit être lue en rapport à l’échelle territoriale du transport. Il faut comprendre la densification proposée en relation avec cette grande échelle. Le projet se limite à compléter un potentiel existant pour le pérenniser. La forte mobilité connectant Verbier à l’axe de transport principal de la vallée et la taille de l’urbanisation regroupant des infrastructures publiques permettent d’accueillir des activités urbaines à la montagne. La greffe des infrastructures habitées sur les réseaux de mobilité existants prend en compte les besoins des nouveaux modes de vie émergents dans les Alpes. Le projet anticipe ce que Verbier est appelée à devenir: une prolongation de la «vraie» ville réconciliée avec la nature d’altitude et non plus simplement une ville de ski.
La ville alpine du futur ne se définira plus par une seule entité compacte isolée au milieu de la nature vierge et nécessitant de nouvelles infrastructures de transport pour la connecter à la vallée, mais par un ensemble constitué de la ville existante sur laquelle se grefferont plusieurs noyaux compacts reliés par un transport public.
Bien qu’elles ne soient pas exportables telles quelles à d’autres contextes alpins – notre recherche a démontré que la montagne ne peut pas être pensée avec une solution unique –, les infrastructures habitées ont révélé des inducteurs de projet permettant d’imaginer la densification de la ville d’altitude suisse.
Fiona Pià, docteur ès sciences (EPFL), architecte associée du bureau dl-a designlab-architecture SA.
Notes
1. Malfroy, S. (2005) rappelle dans le Dictionnaire historique de la Suisse que le chalet est un «terme suisse romand désignant à l’origine des constructions rurales édifiées sur des défrichements isolés ou sur des pâturages de moyenne et haute altitude». Le nombre de chalets d’alpage et leur implantation étaient déterminés par des logiques climatiques et d’élevage. L’occupation du sol permettait de répondre rationnellement aux besoins de la population du village attenant ou avoisinant qui regroupait en moyenne une centaine de personnes.
2. Nous nous basons sur les ouvrages représentatifs suivants : Urbanscape Switzerland (2003), Rapport 2005 sur le développement territorial (2005), La Suisse-portrait urbain (2005) et Projet de territoire Suisse (2010). De même, nous avons démontré que les indices de mesure développés par le programme de recherche PNR 54 Développement durable de l’environnement construit ne rendent aucunement compte du vrai étalement urbain alpin.
3. En interdisant la construction de nouvelles résidences secondaires dans les communes où leur proportion est égale ou supérieure à 20 % du parc de logement total, l’initiative Pour en finir avec les constructions envahissantes des résidences secondaires marque un basculement d’exemplarité légal sans précédent dans l’urbanisation actuelle des Alpes suisses.
4. Forum, RTS, Résidences secondaires : le grand débat de Forum, 16 février 2012.
5. Weber, F., « Où est ma Suisse ? », Journal Franz Weber, janvier-février-mars 2012, p. 12.