Ré­hu­ma­ni­ser le chan­tier

Depuis 2012, labac met en place l’Espace Chantier, une démarche pour célébrer le chantier comme œuvre collective et dispositif conçu pour mettre l’accent sur les savoir-faire, qui améliorerait la qualité du projet. TRACÉS a rencontré ses fondateurs (père et fils) et un travailleur social qui collabore à l’Espace Chantier pour saisir l’intérêt de cette initiative.

Date de publication
15-04-2024

Gilles Bellmann, vous êtes à l’origine de l’Espace Chantier. En quoi consiste ce projet?

GB (Gilles Bellmann): J’ai toujours préféré la phase d’exécution d’un ouvrage à celle de la conception. J’ai fondé le bureau Bellmann architectes, devenu aujourd’hui labac – laboratoire d’architectures et cultures du bâti, dans les années 1980. À l’époque, ce sont les entreprises qui m’ont initié à l’art de commémorer le chantier. Un souvenir m’a marqué: les tavillonneurs allumant un feu de joie sur le chantier à l’aide de bardeaux restants pour célébrer le travail collectif qui avait donné naissance à l’objet. Ce sont eux qui m’ont rendu attentif à l’importance de la phase d’exécution, à ses implications sur la qualité du projet. En fin de compte, l’Espace Chantier concrétise cette volonté de mise en valeur du travail manuel et des savoir-faire, de l’œuvre collective qu’est le chantier, moment majeur et inaugural d’un bâtiment.

TB (Théo Bellmann): C’est une attitude que tu as toujours adoptée, te montrer à l’écoute des entreprises, notamment sur les techniques de mise en œuvre. L’Espace Chantier, ce n’est pas seulement le bouquet de chantier, c’est surtout une culture de l’écoute, mais aussi un lieu qui rassemble et un puissant outil de communication au sein du chantier et vers l’extérieur.

JS (Jérémie Schaeli): L’idée a germé, puis mûri dans la tête de Gilles. Il a fallu attendre 2012 pour que l’Espace Chantier prenne la forme d’une association.

En quoi cette démarche propose-t-elle une relation nouvelle à l’exécution?

TB: C’est une approche pensée comme un outil d’accompagnement de chantiers éco-responsables, des espaces de communication, de partage d’expériences et de rencontres, mais qui devient aussi support de différentes activités au fil du travail sur le terrain : visites de chantier, projections, formations, expositions, ateliers, performances.

À quels besoins répond-il?

GB: Si les chantiers des années 1990-2000 permettaient de nombreux échanges entre les entreprises et les travailleurs, on s’est aperçu, au fil du temps, que le chantier évoluait pour ne plus constituer qu’une addition de petites interventions ponctuelles et morcelées des entreprises, sans réelle connexion ni avec l’ouvrage, ni avec les autres entreprises. D’un lieu de collaboration, le chantier se muait en lieu de compétition et de conflits. La vie sur les chantiers devenait de plus en plus pénible, le travail en pâtissait en termes de qualité relationnelle et les défauts de construction se multipliaient. Ainsi, aujourd’hui, certains ouvriers sur un chantier n’ont aucune idée de ce qu’ils construisent – une maison? un hôpital? une école? – et ne connaissent pas les autres corps de métier également à l’œuvre. La direction de travaux (DT) devenant de plus en plus complexe, l’implication qu’exige l’Espace Chantier a été l’une des réponses à ce constat de dégradation générale de la situation.

TB: Dans les centres urbains, le nombre de chantiers a explosé. Ils sont considérés de manière ambivalente : à la fois comme nuisance et centre d’intérêt. L’Espace Chantier permet aussi d’offrir à un public curieux un espace sécurisé semi-public afin de fluidifier l’échange entre l’intérieur et l’extérieur.

JS: Par ailleurs, nous avons créé une charte composée d’objectifs en lien avec l’éco-construction : enjeux de santé et sécuritaires, besoins psycho-sociaux et aspects culturels. Ces deux dernières notions n’appartiennent pas au langage de la construction. Ce n’est pas courant de les prendre en compte dans l’exécution des travaux. Cette démarche pluridisciplinaire est aussi l’une des forces de l’approche sous-jacente à l’Espace Chantier.

D’où est venue cette volonté d’impliquer des professionnels d’autres disciplines? Quels sont leur rôle et leur impact sur le chantier?

GB: Gérer une équipe de travail composée de différents corps de métiers, veiller à une dynamique de groupe sur une période plus ou moins longue n’est pas enseigné dans les filières d’architecture des hautes écoles et des écoles polytechniques. C’est la raison pour laquelle nous avons d’abord fait appel à une psychologue du travail, qui nous a aidés à structurer et formaliser cette charte, avant de nous entourer de professionnels du travail social pour soutenir le développement des activités de l’Espace Chantier.

JS: En tant que travailleur social, je considère la dimension psycho-sociale comme inhérente à la fonction de direction de travaux. Le monde du chantier étant très hiérarchique, la DT exerce une influence notoire sur les interactions; elle peut intervenir en cas de conflit, mais avec quels outils? Cela impacte inévitablement la dynamique de groupe et, par extension, le chantier en lui-même. Pour exemple, le dernier chantier sur lequel nous avons mis sur pied notre Espace est celui de deux immeubles de logements coopératifs à Meyrin, avec pour maîtres d’ouvrage la CODHA et Voisinage. Le lieu qui abritait l’Espace Chantier était suffisamment grand et confortable pour que les ouvriers se retrouvent dans les intervalles avant et après le travail, pour manger. L’installation avait été pensée pour créer du lien, entre les personnes qui font le chantier, d’une part, mais également avec l’extérieur: il a fallu trouver un endroit permettant au public d’entrer, tout en restant en sécurité.

GB: C’est d’ailleurs le seul chantier sur lequel il était écrit «Bienvenue au public» plutôt qu’«Interdit au public».

TB: Notre rôle a été de faciliter l’émergence de toute activité à même de contribuer à renforcer le lien social. Un groupe d’ouvriers a géré un potager de manière autonome. Un charpentier a organisé une journée portes ouvertes et y a invité tout son réseau pour des visites. La commune a fini par y tenir ses permanences d’information. Les entreprises et les futurs habitants s’y sont régulièrement rencontrés. Une relation s’est nouée. Inclure des professionnels issus des sciences sociales dans la conception et la mise en œuvre de cette approche a pour but d’élargir la réflexion. Un travailleur social saura développer des activités avec les personnes engagées sur le chantier, agir de façon que ces dernières puissent s’approprier l’espace. Il expliquera notre approche, invitera la commune à venir voir comment se construit le projet. Petit à petit, à Meyrin, ­l’Espace est devenu un lieu fédérateur et structurant. Être présent est aussi un objectif: avec la direction de travaux, évidemment, mais aussi, de manière plus ponctuelle, avec la direction architecturale. En fin de compte, c’est aussi un plaisir d’échanger avec d’autres professions.

JS: Contrairement à la tendance de séparer, cloisonner, morceler, désincarner finalement, que l’on rencontre trop fréquemment sur les chantiers contemporains, l’Espace Chantier devient un support d’interactions fortes tout au long de sa durée. Les conditions actuelles d’exercice des métiers du chantier voudraient que les ouvriers soient remplaçables: ils ne sont plus présents pendant trois mois, mais pendant trois jours, puis se rendent ailleurs. Tout cela est source de malfaçons, mais aussi de mal-être. À Meyrin, à propos de l’Espace, la personne en charge de l’intendance pour l’entreprise de maçonnerie qui, normalement, ouvre le chantier et est la dernière à le quitter, nous a dit: «C’est le seul chantier sur lequel des collègues sont présents avant et après mon passage.» Nous avons pris cette remarque comme une confirmation de l’intérêt de la démarche.

De quelle manière se concrétisent les objectifs de sensibilisation à l’éco-construction et quelle place prennent-ils dans l’approche de la maîtrise d’ouvrage pour adopter un Espace Chantier?

GB: Travailler sur un chantier éco-responsable exige des gestes et comportements spécifiques, que ce soit en termes de gestion des déchets et des matériaux, de mise en œuvre de ces derniers, ou encore de l’attitude générale de tout un corps de métiers. Cela consiste aussi en de la communication sur cet aspect-là auprès des entreprises et des travailleurs, auprès du grand public aussi, afin de le sensibiliser à l’éco-construction.

TB: Oui, cela représente également une opportunité de toucher un groupe plus large que celui déjà présent sur le chantier : le voisinage, les écoles, la commune, pour n’en citer que quelques-uns. Concernant la thématique de la durabilité sur les chantiers, nous avons constaté que le personnel des entreprises est très réceptif à ce genre de questionnements. Il est prêt à assister à des conférences ou des formations sur le chantier, à partager des projections autour de repas ou des célébrations. Sur le chantier de Meyrin, nous avons invité des artistes dans le cadre de l’expérience «Superstructure», coordonnée avec l’artiste visuel et curateur Séverin Guelpa et son manifeste MATZA (voir TRACÉS 10/2022). Ils sont venus camper et vivre au rythme du travail de chantier pendant une dizaine de jours, mettant en place des installations en collaboration avec les entreprises et des professionnels issus d’horizons variés. Les aménagements réalisés à l’issue de la résidence ont été présentés au public lors de visites. Les nombreux échanges entre artistes, professionnels du secteur de la construction et public avaient pour but de faire émerger les cultures du chantier.

L’argument principal pour mettre en place un Espace Chantier, c’est la qualité du bâti qui en découle. Plus les entreprises sont impliquées, concernées, plus les défauts de construction seront réduits et le bâtiment de qualité.

JS: Un autre argument, induit par le premier, c’est, à travers la communication, le rayonnement du projet du maître d’ouvrage à l’extérieur.

Quel est le coût d’un Espace Chantier?

TB: À Meyrin, 0,25 % du devis général, financé par la maîtrise d’ouvrage, soit quelque 150 000 CHF. Actuellement, nous travaillons à mettre en œuvre l’Espace Chantier sur de plus petits projets. On demande donc au maître d’ouvrage de provisionner 1-1,5 % du projet global. En parallèle, des recherches de fonds ont été entreprises pour des projets spécifiques. Cela entre en résonance avec le «1 % culturel», au détail près qu’il s’agit ici plutôt d’un «1 % de collectivité».

Comment l’Espace Chantier influence-t-il les rapports de travail entre travailleurs du bâtiment et DT?

JS: Il contribue à plus de proximité au sein des équipes, pacifier les relations, prévenir les conflits.

TB: Cela impacte aussi la gestion des devoirs des mandataires. Chacun d’eux doit prendre ses responsabilités en se rendant plus fréquemment que d’accoutumée sur le chantier: tout ne repose pas que sur l’architecte et la DT, c’est un défi. Mais ce n’est pas la seule idée de résoudre cela à travers l’Espace Chantier. Quand il a été démonté après un an et demi – toute une partie du second œuvre s’est déroulée sans lui –, en plus de la montée de la pression à la fin des travaux, on a remarqué une baisse significative des interactions, et les sept derniers mois des travaux ont été assez chaotiques.

Quel regard portez-vous sur la relation qu’entretiennent les architectes avec la DT?

GB: On entend beaucoup d’architectes dire qu’ils ne veulent plus faire de la DT. Or, si c’est extrêmement risqué de se désengager de la phase d’exécution au regard de la défense de nos honoraires, avec le renforcement de ce phénomène, le monde de la DA et celui de la DT se verront aussi de plus en plus cloisonnés. J’observe que la DT s’est complexifiée, indubitablement, et le côté humain se réduit de plus en plus… Il y a beaucoup de burn-out sur le chantier. On se trouve souvent dans des situations difficiles. La pression du temps et des coûts est beaucoup plus forte qu’avant. Même sur de petits et moyens chantiers, la réglementation s’est aussi énormément alourdie pour ce qui est de la phase d’exécution. Beaucoup d’architectes ont de mauvaises expériences sur le chantier en rencontrant des procédures pointues. Je crois que l’un des aspects qui éclairent ce phénomène est la juridicisation de nos professions. Les architectes ont l’impression qu’en se libérant de la phase d’exécution, ils se délesteront d’une pression juridique. En réalité, c’est une fuite qui ne résout rien. L’acte de construire est une partie tellement importante de notre métier.

JS: Si un chantier se résume à une lutte pour réaliser un objectif financier et un objectif temps, c’est peu motivant. Si seul l’objet fini compte, au détriment de l’humain…

TB: … Il n’y a plus rien pour compenser.

GB: Le concours d’architecture est aussi une cause de cette évolution selon nous, puisqu’il valorise l’objet fini, au préjudice du processus, du «comment on en arrive là»: l’architecte s’implique alors dans l’étude au détriment de l’exécution.

Quel rôle l’Espace Chantier peut-il jouer face à la problématique actuelle de la pénurie de main-d’œuvre?

TB: Pour nous, cette approche s’inscrit dans la revalorisation du savoir-faire technique et de l’attractivité des professions du bâtiment. L’Espace Chantier pourrait devenir un argument auprès des entreprises et plus largement de tous les mandataires : le déficit de main-d’œuvre se fait aussi ressentir dans les bureaux qui font de la direction de travaux. Multiplier ce concept-là sur les chantiers redorerait les lettres de noblesse de la DT. C’est l’une de nos envies.

Gilles Bellmann est architecte et co-fondateur de labac – laboratoire d’architectures et cultures du bâti, société coopérative située à Montreux et à Vevey (VD) – avec Théo Bellmann, architecte et membre fondateur de labac. Jérémie Schaeli est travailleur social et coopérateur de labac. Il a été impliqué dans la création et la gestion de l’Espace Chantier A11A12, dans le cadre de la construction de deux immeubles de logements coopératifs dans l’écoquartier des Vergers à Meyrin (GE). 

Historique et actualités

 

En 2012, l’Espace Chantier a vu le jour en tant qu’association. Une « Charte de Chantier » ayant pour but d’intégrer les préoccupations et enseignements dans une perspective de développement durable a été élaborée par une psychologue du travail. Aujourd’hui, ­l’­Espace Chantier fait partie de la société coopérative labac – laboratoire d’architectures et cultures du bâti, à Montreux (VD). Jusqu’ici, ce projet a été mis en place à deux reprises:

  • immeubles d’habitat coopératif, projet des Vergers, Voisinage et la CODHA, Meyrin (GE), 2017-2019
  • immeubles d’habitat locatif, Espace Chantier installé lors de la phase d’enquête, immeuble finalement non réalisé, Nelly-Élise, Lonay (VD), 2013

 

L’Espace Chantier est prévu pour deux futurs projets:

  • Espace Chantier Klausfelder, d’ailleurs – coopérative d’habitant·es, Vevey (VD), dès le printemps 2024
  • immeuble de cinq logements locatifs, maître d’ouvrage privé, à La Tour-de-Peilz (VD), dès l’automne 2024

Sur ce sujet