Radical Pedagogies: introduction
Nous publions une traduction inédite de l’ouvrage Radical Pedagogies. Ce projet collectif, initié à la Biennale de Venise 2014, a pris en 2022 la forme d’un ouvrage de 400 pages, documentant près d’une centaine de récits d’expériences pédagogiques architecturales expérimentales ou alternatives conduites dans la seconde moitié du 20e siècle.
Dans les années 1960 et 1970, l’enseignement de l’architecture a été profondément ébranlé par une explosion de pratiques pédagogiques expérimentales, et ce partout dans le monde. Ce ne fut rien de moins qu’une révolution. Radical Pedagogies explore la galaxie de ces expériences singulières qui, par leur refus de toute pensée normative, ont profondément refaçonné l’architecture et continuent à le faire. Sans suivre aucune recette ou méthode existante, ces projets éducatifs ont connu de multiples débuts et fins. De fait, si l’architecture a été si déstabilisée, c’est précisément en raison de la nature hétérogène et changeante de ces projets. Leurs effets se ressentent encore aujourd’hui et hantent les conversations.
Étymologiquement, le terme «radical» vient du latin radix, la racine. Toutes ces expériences pédagogiques avaient ceci de radical qu’elles visaient constamment à ébranler les fondements de la discipline, préférant troubler les hypothèses que les renforcer ou les disséminer. Le champ s’est donc ouvert à de nouveaux types de pensée, de pratique et de responsabilité, ainsi qu’à de nouveaux modes de perception, de solidarité et de communication. Radical Pedagogies rend compte de cet appel constant à révolutionner l’architecture, à multiplier et amplifier ses possibilités.
En règle générale, ces expériences ont eu une durée de vie assez brève: certaines ont été abandonnées ou dissoutes par les protagonistes eux-mêmes ; d’autres ont été supprimées des programmes classiques ou, à l’inverse, y ont été assimilées, ou ont tout simplement pris fin en raison de contraintes politiques ou financières1. À travers leur façon de tester les limites de la discipline, ces expériences étaient par définition précaires. Parfois, c’est même leur succès qui a précipité leur fin. À l’inverse, ce qui à l’époque aurait pu être perçu comme un échec peut apparaître avec le recul comme une réussite. Certaines étaient même conçues pour échouer. Beaucoup ont été réalisées à la hâte et sans véritable stratégie, tandis que d’autres, conçues à plus long terme, se sont incorporées au système comme des chevaux de Troie. Bien souvent, elles ont connu une deuxième vie. Malgré leur «mort» souvent prématurée, ces projets apparemment éphémères ont eu un impact considérable sur les structures qui les ont absorbés, transformant la discipline pour les décennies à venir. Même après leur destruction apparente, leurs idées ont perduré et les réseaux ont persisté. Après tout, dans leur ascension comme dans leur chute, ils n’ont jamais été isolés ; à travers leurs connexions et leur interactivité, ils se sont ramifiés comme le mycélium des champignons qui résiste malgré les changements2. Plutôt que de s’intéresser uniquement à leurs mythes fondateurs, il est ici essentiel de tenir compte de leur dissolution, de leur absorption, de leur disparition et de leur éventuelle seconde vie pour comprendre la situation à laquelle ces projets étaient confrontés, la menace qu’ils représentaient et les changements à long terme qu’ils ont provoqués.
Il est important d’insister sur le fait que la lutte n’a jamais été simplement binaire, qu’elle ne s’est jamais simplement traduite par une opposition entre institution conservatrice et expérience radicale, entre administration figée et étudiants mobiles, entre idées nouvelles et conventions anciennes. Il n’existait pas un seul front, mais des champs de bataille multiples et changeants dans lesquels le statut des acteurs était constamment renégocié. C’est même parfois entre l’enseignant radical et l’étudiant contestataire que les antagonismes ont été les plus vifs.
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Ainsi, une étonnante photographie de mai 1968 montre Giancarlo De Carlo au milieu d’un vif débat avec des étudiants contestataires qui occupent la Triennale de Milan. Le corps penché en avant et visiblement en colère, il écoute toutefois avec une grande attention l’étudiant qui le harangue. Les deux parties, le professeur et les étudiants autour de lui, sont des radicaux. Malgré sa veste et sa cravate, Giancarlo De Carlo se revendiquait anarchiste et, de fait, en manifestant leur désaccord, les étudiants n’ont pas fait autre chose que suivre son appel à défier l’autorité institutionnelle, alors même qu’il dirigeait une Triennale supposément consacrée à l’auto-détermination politique des individus au sein du «plus grand nombre». Toute l’écologie de l’enseignement de l’architecture s’en est trouvée déstabilisée, tournant comme une toupie dans une sorte de vortex. Le cercle des étudiants est devenu une salle de classe – un espace mobile et improvisé dans lequel le véritable professeur est désormais la rue elle-même. La frontière entre vie urbaine et enseignement a été dissoute. La contestation est devenue pédagogie.
Les expériences pédagogiques intégraient diverses dimensions de la politique de l’époque, soit en jouant un rôle actif dans la contestation politique, soit en se mettant en retrait pour repenser les conceptions traditionnelles de celle-ci. La pédagogie était conçue comme une arène politique qui dépassait les strictes limites de l’enseignement de l’architecture. Dans tous les cas, il s’agissait d’une révolte. Mais le sens de cette révolte était tout sauf figé ; les projets changeaient sans cesse, exacerbés par le fait qu’une révolution dans l’éducation est par définition paradoxale, voire une contradiction dans les termes. Dans l’enseignement, une révolte ne peut jamais se satisfaire d’elle-même. La « pédagogie radicale » pourrait même être un oxymore.
Plusieurs philosophes, qui étaient des références importantes pour ces architectes radicaux, ont mené une réflexion approfondie sur ces paradoxes. En 1954, Hannah Arendt affirmait que «dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité, ni retenu par la tradition3». Selon elle, la crise de l’éducation était indissociable d’une crise de l’autorité en général. Ivan Illich a défié l’autorité à travers un projet de «déscolarisation». Pointant du doigt les politiques internes des relations forgées au sein de la salle de classe, il a proposé de concevoir des «‹réseaux de communication› à dessein éducatif, par lesquels seront accrues les chances de chacun de faire de chaque moment de son existence une occasion de s’instruire, de partager, de s’entraider4». À l’époque, l’une des questions essentielles était de voir comment l’éducation maintenait les hiérarchies sociales ou offrait au contraire une possibilité de les subvertir. Paulo Freire, philosophe et pédagogue brésilien dont la «pédagogie des opprimés» a été reprise dans l’enseignement, l’architecture et les expositions de Lina Bo Bardi, soutenait qu’une pédagogie favorable au développement de la pensée critique était inextricablement liée à la «lutte perpétuelle [des opprimés] pour affirmer leur humanité5».
Aux États-Unis, le potentiel libérateur de l’éducation a acquis une importance nouvelle avec le mouvement des droits civiques. Dans sa Conférence aux enseignants de 1963, James Baldwin dénonçait la racialisation et les omissions de l’enseignement et observait qu’un changement de société ne serait possible qu’en remettant en question le système actuel, en libérant l’élève plutôt qu’en le piégeant: «L’un des paradoxes de l’éducation, c’est que c’est précisément au moment où vous développez une conscience que vous commencez à examiner la société dans laquelle vous êtes éduqué. Le but de l’éducation, finalement, c’est de créer chez l’individu la capacité de regarder le monde par lui-même, de prendre ses propres décisions6.» De la même façon, l’auteure, enseignante et militante June Jordan a exhorté les étudiants noirs et portoricains à produire eux-mêmes des connaissances et non se contenter de les recevoir. Elle les a encouragés à s’appuyer sur leurs expériences vécues dans la communauté de Harlem pour contrer les structures de pouvoir fondées sur la race, la classe et le sexe, représentées et alimentées par l’université7. Quant à la philosophe féministe militante Grace Lee Boggs, elle considérait l’éducation comme une grande nécessité» et «une grande obsession», refusant le « mythe » selon lequel les « écoles sont le meilleur et le seul endroit où l’on peut s’éduquer8 ». Boggs appelait à la création d’un « nouveau système d’éducation » qui serait contrôlé par les communautés noires, «principales victimes» du système actuel. En Europe, le philosophe Jacques Rancière s’est fait l’écho de ce renversement de la dynamique du pouvoir. Selon lui, les actes relatifs à la maîtrise et à l’explication sont une forme d’abrutissement, car ils présupposent la supériorité intellectuelle d’une personne par rapport à une autre. Il leur oppose une logique d’émancipation qui remet en question les hiérarchies traditionnelles entre professeurs et étudiants dans les modes de production et de diffusion des connaissances9.
La pédagogie étant de plus en plus considérée comme un instrument politique à part entière, les institutions universitaires sont devenues un théâtre d’affrontements tant intellectuels qu’esthétiques, et souvent physiques. Les mouvements de contestation étudiants qui se sont produits un peu partout dans le monde à partir de 1968 ont brisé les cadres établis, réclamant la participation des étudiants aux programmes et à la gestion des établissements, ainsi qu’un meilleur accès à l’enseignement supérieur, indépendamment de la race, de la classe, du handicap et du sexe. Certains considéraient les institutions universitaires comme des mécanismes de reproduction des systèmes de domination, tandis que d’autres les envisageaient comme des hôtes indispensables, voire comme une source d’actions politiques émancipatrices10. La plupart des intellectuels voyaient d’un œil critique la situation privilégiée de l’université, et considéraient ses aspirations à devenir indépendante des structures politiques comme une forme sélective de liberté, complice de l’idéologique libérale bourgeoise11. Aux États-Unis, de nombreux établissements d’enseignement supérieur étaient directement corrélés au développement du complexe militaro-industriel ; d’autres étaient des pépinières du mouvement des droits civiques. Dans les nations postcoloniales, les écoles ont joué un rôle crucial dans le projet d’indépendance, même si certaines ont surtout servi à maintenir les hiérarchies coloniales12. Afin de se soustraire aux cadres peu adaptés fournis par l’éducation institutionnalisée, de nombreuses expériences ont été menées en dehors du cadre universitaire, comme geste de résistance politique.
Dans l’enseignement de l’architecture, l’élan politique né des mouvements contestataires de 1968 a été utilisé pour battre en brèche les forces de l’autorité, les hégémonies politiques, les hiérarchies coloniales et les structures capitalistes. De nouvelles organisations, ainsi que de nouvelles techniques et matériaux ont été introduits dans la communauté fermée de cette discipline pour transformer ses écologies sociales et matérielles; dans d’autres cas, l’enseignement est sorti des établissements pour se déployer dans d’autres espaces, technologies, médias et formes de vie issus de la contre-culture. À l’inverse, dans les nations postcoloniales, l’existence même de programmes d’enseignement de l’architecture totalement autonomes a souvent constitué une proposition politique radicale en soi.
Les pédagogies de l’architecture, et plus particulièrement les écoles d’architecture, ont sans cesse été l’objet de critiques dans toutes ces luttes. Dans les cadres institutionnels, l’autorité a été défiée de l’intérieur. Et un large éventail de nouveaux contre-mouvements et de modèles pédagogiques non orthodoxes a cherché à démanteler les structures hiérarchiques existantes. Des tentatives ont été menées pour institutionnaliser ces actions radicales ou, au contraire, pour abolir les institutions elles-mêmes. Pour autant, la question de la possibilité d’un contre-mouvement au sein même de ces institutions éducatives n’est pas résolue. «Mais si l’exercice d’une telle éducation suppose un pouvoir politique, et si les opprimés n’en disposent pas, comment alors concrétiser la pédagogie des opprimés avant la révolution?», demande Freire. Il a ainsi proposé d’opérer une distinction entre «l’éducation systématique, qui peut seulement être changée lorsque l’on détient le pouvoir», et les «travaux éducatifs, qui doivent être élaborés avec les opprimés13». Les professeurs d’architecture – parmi lesquels figurent de nombreuses personnalités politiques et des activistes assumés – ont souvent revendiqué leur «indépendance» par rapport aux systèmes dans lesquels ils opéraient, même si – assez ironiquement – nombre d’entre eux parasitaient, exploitaient ou avaient simplement besoin de ces institutions pour se définir de manière autonome et radicale14.
Les pédagogies radicales ont cherché à s’affranchir des définitions conventionnelles des institutions. Échappant souvent aux écoles ou aux ensembles administratifs officiels, elles aspiraient à défaire de manière systématique et directe les structures de pouvoir patriarcales, coloniales, validistes ou tout autre système de discrimination enraciné. Mais même lorsqu’elles étaient déployées au sein d’écoles « traditionnelles », ces expériences ont poussé l’institutionnalisation elle-même à des interventions critiques. Le développement institutionnel était considéré comme une forme d’émancipation expérimentale, un instrument permettant de rendre visible ce qui avait été traditionnellement négligé, comme les pratiques de construction locales, les formes et les technologies vernaculaires, ou encore les méthodes non académiques. Le potentiel émancipateur des institutions en tant qu’éléments reconnus de la société a offert une reconnaissance à des groupes et des communautés jusque-là exclus, en validant les besoins et les sensibilités des personnes non blanches, des personnes défavorisées, des femmes et des individus en situation de handicap, entre autres. Plutôt que d’opposer des points de vue extrêmes aux structures conventionnelles, cet ouvrage identifie un large éventail d’efforts critiques – de la résistance au renforcement, de l’activisme clandestin à la contestation politique ouverte15. C’est l’idée même d’activisme politique, et plus largement de politique, qui est ici débattue et repensée.
Dans l’architecture, les années 1960 et 1970 «radicales» ont révélé les angoisses causées par les contours incertains de son identité dans un monde en rapide transformation. L’évidente complicité de l’architecture avec la logique du capital et des forces coloniales, ainsi que son implication dans le maintien des hiérarchies normatives, ont suscité des interrogations sur ses valeurs. Tandis que les entreprises et les gouvernements renforçaient l’uniformisation de l’industrie du bâtiment et que l’urbanisme devenait une discipline à part entière, le rôle social de l’architecte a été peu à peu remis en question. Même l’avenir radieux (blanc) promis par l’architecture moderne était remis en cause par les sentiments anti-coloniaux et les préoccupations environnementales. L’illusion monolithique du progrès s’était désormais scindée en une multitude d’approches – anti-modernes, pré-modernes et post-modernes – qui aspiraient toutes à une nouvelle définition de l’architecture.
Dans la mesure où les protocoles disciplinaires ne pouvaient plus être considérés comme acquis, l’architecture a été contrainte de réexaminer ses fondements. Quelques formes de pratiques radicales ont tenté de répondre à la complicité avec le pouvoir et le marché en délimitant artificiellement les cadres disciplinaires, en concevant l’architecture comme un langage formel discret. Mais la plupart ont plutôt cherché à élargir le champ d’implication de l’architecture dans d’autres milieux culturels et environnementaux, en se confrontant à différentes formes de connaissance issues d’autres disciplines, allant de l’anthropologie et la sociologie aux mathématiques, aux statistiques et aux sciences «dures».
Cherchant à élargir ses horizons, l’architecture s’est davantage tournée vers les types de processus médiatisés par l’environnement bâti plutôt que vers les bâtiments eux-mêmes. Les enseignants se sont ainsi éloignés de la conception de l’objet architectural pour réorienter les outils et les protocoles disciplinaires de l’architecte vers un tout nouvel ensemble de performances, de techniques d’analyse et de cadres théoriques. Parallèlement à ce décentrement, de nombreux professeurs et étudiants ont abandonné la conception de l’architecte comme unique auteur, définissant de nouveaux rôles pour les concepteurs, ainsi que des pratiques participatives en vue de développer des formes d’organisation plus collectives. L’idée de l’architecture comme champ de connaissance unifié et stable a été abandonnée au profit d’un kaléidoscope d’approches défiant les manières conventionnelles de penser et de faire.
Ces changements se sont parfois manifestés dans les portfolios d’étudiants, les revues d’atelier, les projets de thèse et les présentations de fin d’année. Mais c’est surtout dans les structures des programmes, les exposés d’atelier, les contenus des cours et des exercices, les bibliographies indicatives, les programmes de voyage, la planification des tâches et les contraintes de calendrier que s’est gravée l’essence de ces expériences. Le rejet polémique des anciens modèles d’apprentissage et l’aspiration à de nouveaux modes de production de connaissances architecturales ont été condensés dans ces documents pédagogiques. Non seulement ils ont permis de reconstruire des expériences novatrices dans l’architecture, mais ils ont aussi apporté une perspective claire des impératifs éthiques – qu’ils soient implicitement ou explicitement énoncés – qui motivaient ces désirs de changement. Bien qu’ils soient généralement perçus comme des documents conçus en amont des programmes d’enseignement et de formation, ils sont une bonne illustration d’une théorie de l’éducation et d’une théorie de la pratique ; ils révèlent une redéfinition particulière de l’architecture, en nous disant par qui et pour qui elle est créée.
Malgré les appels à agir directement sur la bureaucratie institutionnelle, même les enseignants les plus anti-bureaucratiques de la seconde moitié du 20e siècle se sont beaucoup appuyés sur une variété de documents écrits. À une époque de dématérialisation croissante, les traces matérielles de l’architecture et de sa pédagogie apparaissent d’autant plus importantes. Il s’agit moins de délicates esquisses ou d’habiles dessins d’architectes que de publications d’étudiants, brochures, tracts, affiches et tout un éventail de nouveaux «documents pédagogiques» – cartes de voyage, schémas (pseudo)-scientifiques, fresques peintes à la main, tracts de manifestations, questionnaires d’enquête, infographies, cartes perforées, chartes autogérées et bulletins de vote. Plus les architectes s’efforçaient de réduire l’épaisseur des murs jusqu’à des membranes éthérées, plus la finesse du papier était élevée au rang de substitut de l’architecture elle-même. C’est ainsi que l’architecture a été redéfinie comme un médium parmi d’autres, indissociable des profondes transformations créées par tout un faisceau de nouveaux médiums.
Ces divers médiums ne se sont pas contentés de sonder les limites de la discipline, ils sont devenus une menace pour le système de contrôle des connaissances16. Buckminster Fuller avait prophétisé que les salles de classe seraient bientôt désertées et que les cours seraient dispensés par voie électronique, les étudiants étant reliés par des systèmes de télévision bidirectionnels depuis leur domicile17. Il est d’ailleurs symptomatique que les premières grandes expériences en matière d’enseignement à distance aient été mises en œuvre juste après mai 1968. Tandis que les innovations technologiques – télévision par satellite, premiers réseaux informatiques et VHS – modifiaient de façon décisive la pédagogie architecturale, plusieurs groupes radicaux ont imaginé une infrastructure interplanétaire pour démocratiser l’accès aux informations pédagogiques, par des terminaux informatiques terrestres, des satellites en orbite et même des bases lunaires. Le modèle unidirectionnel de transmissions des connaissances est devenu une cible, jugée comme une relique des structures de pouvoir hiérarchiques désormais minées par la démocratisation des technologies photomécaniques et électroniques. L’innovation pédagogique ne dépendait pas uniquement des nouveaux médias: même la technique héritée de l’enseignement de l’histoire de l’art au 19e siècle – la projection comparative de diapositives à la Wölfflin – est devenue un instrument de critique grâce au développement de nouveaux moyens d’échange de contenu.
Les corps eux-mêmes, autrefois considérés dans la tradition humaniste occidentale comme la base de la proportion et de l’harmonie architecturale, sont devenus un médium pour la pédagogie radicale18: rassemblés dans des salles de classe bien chauffées ou sur des terrasses ensoleillées; en créant ensemble des structures, marteau à la main ; en voyageant à travers la campagne en voiture, en avion ou en car ; liés par l’effort physique d’une escalade en montagne; en se retrouvant dans des lieux pour s’organiser et mettre au point des institutions éducatives plus inclusives et solidaires ; en se rassemblant dans des espaces publics pour protester contre les structurations genrées dans l’espace domestique; des corps unis pour remettre en question les structures du passé et prendre un nouveau départ.
Radical Pedagogies reconnaît la nature illimitée du champ d’expériences qu’il décrit – un corpus dont les contours toujours changeants se précisent, sans toutefois jamais chercher à se fixer. L’adhésion à cette polysémie donne non seulement l’occasion de prendre en compte des expériences pédagogiques difficiles à catégoriser, mais aussi d’explorer l’étendue des multiples champs d’action de l’architecture, tout en ménageant un espace pour des formes de radicalité inattendues. En adoptant la structure ouverte et hétérogène de son matériau, le projet conserve certaines gravitations propres à la discipline, qui sont tournées vers des géographies et des figures spécifiques. Beaucoup font d’ailleurs aujourd’hui partie du canon de l’architecture, même si à l’époque elles tentaient de travailler contre la pensée canonique. Mais ces gravitations sont aussi le reflet des archives à notre disposition pour élaborer les histoires recensées dans cet ouvrage. Bon nombre des études de cas présentées ici proviennent d’archives organisées dans des institutions qui font autorité et sont dotées d’une grande quantité de matériaux visuels et documentaires. En même temps, les nombreuses autres initiatives d’étudiants, de professeurs dissidents et de militants politiques dont il est question ici ont été délibérément omises par les « archives » conventionnelles. Les archives sont «fondamentalement une affaire de discrimination et de sélection qui, en fin de compte, accorde un statut privilégié à certains documents écrits, tout en refusant ce même statut à d’autres», comme l’a judicieusement observé Achile Mbembe19. Pour offrir un espace à des expériences non documentées, de nombreuses contributions à ce volume s’appuient sur des collections personnelles, des histoires orales et divers documents éphémères – et mettent l’accent sur le travail qui reste à faire.
À l’heure des crises globales, des catastrophes écologiques et de l’accroissement rapide des inégalités, la remise en question des hiérarchies disciplinaires héritées du passé peut, et doit, se produire dans les espaces éducatifs. Radical Pedagogies dévoile un panorama des tentatives passées de subversion du statu quo, et révèle un corpus sur lequel s’appuyer et des idées qui n’attendent qu’à être reprises. Il s’agit d’une sorte d’inventaire des possibles, d’une invitation à ouvrir de nouveaux chemins et à formuler un ensemble indiscipliné de nouvelles questions qui s’adressent autant aux architectes qu’aux historiens de l’architecture – une incitation à défier les conventions, les catégories et les canons et à repenser collectivement la pédagogie vers des formes de pratique de l’architecture entièrement nouvelles.
Notes
1. Il existe une abondante littérature sur la manière dont la pensée radicale a été absorbée par les institutions qu’elle remettait en question. On notera un parallèle particulièrement frappant entre ce processus d’absorption des expériences pédagogiques au sein de la discipline (ou du moins sa tentative) et l’effort pour absorber les histoires subalternes dans l’histoire en tant que discipline. Voir, par exemple, Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2000.
2. Les théories de la révolution ont utilisé l’image du mycélium comme un tissu de connexions invisibles entre des moments de résistance en apparence disparates. Voir Abraham DeLeon, «A Schizophrenic Scholar out for a Stroll : Multiplicities, Becomings, Conjurings», dans Taboo: The Journal of Culture and Education 17, n° 1, mai 2018. Pour une histoire culturelle du champignon en tant qu’objet et analyse des dépendances économiques et politiques mondiales, voir A. L. Tsing, Le champignon de la fin du monde, trad. P. Pignarre, Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte, Paris, 2017.
3. Hannah Arendt, «La crise de l’éducation», in La crise de la culture, trad. sous la direction de P. Lévy, Folio essais, Gallimard, 1954, p. 250.
4. Ivan Illich, Une société sans école, trad. G. Durant, Points Seuil, 1971, p. 2.
5. Voir Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés [1968], trad. par E. Dupau et M. Kerhoas, Marseille, Agone, 2021. Freire a conçu cet objectif pour « transformer ce que Frantz Fanon appelle ‹les damnés de la terre› d’‹êtres pour les autres › en ‹ êtres pour eux-mêmes› », Stanley Aronowitz, «Paulo Freire’s Radical Democratic Humanism», dans Peter McLaren et Peter Leonard, Paulo Freire: A Critical Encounter, Londres, Routledge, 1993, p. 13.
6. James Baldwin, «Conférence pour enseignants», prononcée le 16 octobre 1963, sous l’intitulé «L’enfant noir – son image de soi», dans Retour dans l’œil du cyclone, trad. par H. Borraz, Christian Bourgois, Paris, 2015, pp. 81-82.
7. À propos des activités pédagogiques de Jordan, voir «‹This Class Has Something to Teach America›: June Jordan and the Democratization of Poetry and Pedagogy», dans Danica Savonick, « Insurgent Knowledge: The Poetics of Pedagogy of Toni Cade Bambara, June Jordan, Audre Lorde, and Adrienne Rich in the Era of Open Admissions », thèse de doctorat, City University of New York, 2018.
8. Grace Lee Boggs, «Education: The Great Obsession», Monthly Review 22, n° 4, septembre 1970, pp. 18-39. Cet essai faisait à l’origine partie d’un cycle de conférences intitulé «Challenge of the 70s», prononcées au cours de l’automne 1969 à l’University Center for Adult Education, Wayne State University.
9. Jacques Rancière, Le Maître ignorant: Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.
10. Le philosophe germano-américain Herbert Marcuse, par exemple, a reconnu le potentiel «subversif» de l’enseignement général, mais a également noté que l’élargissement du système éducatif était motivé par le besoin des sociétés industrielles de disposer d’une main d’œuvre qualifiée. Herbert Marcuse, «Lecture on Education, Brooklyn College, 1968», dans Marcuse’s Challenge to Education, sous la direction de Douglas Kellner, Tyson Lewis, Clayton Pierce et K. Daniel Cho, New York, Rowman & Littlefield, 2009, pp. 33-34.
11. Louis Althusser, «Problèmes étudiants», La Nouvelle Critique, n° 152, janvier 1964.
12. À propos de la tension entre les universités et le projet de décolonisation en Afrique, voir Achile Mbembe, «Decolonizing the University: New Directions», Arts and Humanities in Higher Education 15, n° 1, 2016. Cette période coïncide avec ce que Paul Tiyambe Zeleza a appelé «l’âge d’or» des universités africaines entre 1950 et 1970. Voir Paul Tiyambe Zeleza, « African Studies and Universities since Independence», Transition, n° 101, 2009, p. 112.
13. Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit.
14. Certains enseignants partageaient la thèse d’Althusser sur l’éducation institutionnalisée, pour qui «l’école… enseigne des ‹ savoir-faire › mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à des idéologies dominantes, ou la maîtrise de sa pratique», Louis Althusser, «Idéologie et appareils idéologiques d’État», La Pensée, n° 151, juin 1970.
15. Cette approche s’appuie sur des méthodes critiques féministes comme celle défendue par Donna Haraway dans son célèbre « Manifeste Cyborg » publié en 1985, plus favorable aux approches diversifiées qu’aux catégories oppositionnelles. Voir Donna Haraway, «Manifeste Cyborg. Science, technologies et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle » dans Manifeste cyborg et autres essais: sciences – fictions – féminismes, Paris, Exils, 2007, pp. 29-92. Comme l’écrit Chela Sandoval, toute « coalition transculturelle globale pour une justice sociale égalitaire» dépend du différentiel en tant que pratique critique. Voir Chela Sandoval, Methodologies of the Oppressed, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000.
16. Pour le théoricien canadien des médias Marshall McLuhan, la technologie électrique représentait la force même qui, de manière décisive, allait modifier «toutes les institutions autrefois considérées comme allant de soi». Voir Marshall McLuhan et Quentin Fiore, Message et massage. Un inventaire des effets, trad. par J. Agel et T. Lauriol, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1968.
1. R. Buckminster Fuller, Education Automation: Freeing the Scholar to Return to His Studies, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1962.
18. Alors que McLuhan voyait dans les médias «une extension de notre système nerveux central», le théoricien allemand des médias Kittler a contre-argumenté en affirmant que «les médias déterminent notre situation», car ils constituent la base matérielle grâce à laquelle la construction et la diffusion des connaissances sont rendues possibles. McLuhan et Fiore, Message et massage, op. cit.; Friedrich A. Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, trad. par F. Vargoz, Dijon, Les Presses du Réel, 2018.
19. Achile Mbembe, «The Power of the Archive and Its Limits », dans Refiguring the Archive, dir. Carolyn Hamilton et al., Cape Town, David Philip, 2002, p. 20.
Beatriz Colomina est titulaire de la chaire Howard Crosby Butler d’histoire de l’architecture et directrice fondatrice du programme sur les médias et la modernité à l’Université de Princeton.
Ignacio G. Galán est architecte, historien et professeur adjoint au Barnard College de l’Université de Columbia.
Evangelos Kotsioris est historien de l’architecture, enseignant et conservateur au Musée d’art moderne de New-York (MoMA).
Anna-Maria Meister est architecte, historienne, critique et professeure de théorie et de science de l’architecture à l’Université technique de Darmstadt.
Traduction: Sophie Renault
Traduction de l'introduction du livre:
Radical Pedagogies
Edited by Beatriz Colomina, Ignacio G. Galán, Evangelos Kotsioris, Anna-Maria Meister
2022,THE MIT PRESS
Avec l’aimable autorisation du MIT Press et des auteur·rices.