Na­ta­cha Guil­lau­mont: «Le pay­sage est fé­dé­ra­teur»

En 2019, la HES-SO Master a mis en place avec l’UNIGE un Master en développement territorial (MDT), dont l’une des orientations est dédiée au paysage . L’atelier, pluridisciplinaire, forme des étudiant·es de différents horizons aux dynamiques du vivant.

Date de publication
01-05-2023

TRACÉS: Avons-nous besoin de plus d’architectes du paysage en Suisse?
Natacha Guillaumont: Oui! L’Office fédéral de l’environnement (OFEV) indique qu’il faudrait former six fois plus de paysagistes qu’actuellement pour assurer la planification territoriale et paysagère. Toute la profession est sous pression: les bureaux ont trop de travail, n’arrivent pas à répondre aux demandes, ni à embaucher. Nos étudiant·es trouvent immédiatement un emploi après leurs études, depuis des années, aussi directement après le Bachelor. En 2019, nous avons lancé un nouveau Master paysage, au sein d’une formation romande en urbanisme, qui associe la HES-SO Master et l’Université de Genève (UNIGE). Celui-ci s’inscrit dans la continuité d’un Master pluridisciplinaire lancé en 2014 déjà. La nouvelle formation réunit des architectes, des géomètres, des géographes, des sociologues, des paysagistes, qui apprennent à projeter ensemble. Ils et elles travaillent majoritairement à mi-temps en agence, ce qui permet de répondre à la pression professionnelle et d’assurer une formation orientée pratique.

Le paysage est plutôt en vogue parmi les étudiant·es en architecture, qui s’y intéressent enfin, et l’intègrent de plus en plus dans leurs projets. C’est positif non?
Ce sont plutôt «l’écologie» et la «durabilité» qui sont à la mode. Certes, il y a parmi les étudiant·es en architecture un intérêt qui se manifeste pour le paysage. Mais il faudrait les former très tôt aux dynamiques du vivant. La pensée de l’architecture est encore trop fréquemment enseignée à partir de l’objet, de la construction, et non des questions de sens territorial. Et même quand c’est le cas, elles portent sur des tissus urbains, avec une réflexion autour des espaces publics, mais pas autour de la notion du vivant. Cela conditionne des manières de penser. Sur le thème de «l’urgence», quand on a été formé sur les questions du vivant, on ne pense pas «objet», on pense immédiatement «temps». Or les écoles d’architecture ne parviennent pas à revenir en arrière sur ces façons de penser. Certain·es architectes pensent qu’une toiture végétalisée est vertueuse, mais pour nous c’est le parent pauvre d’un projet.

Pourquoi l’OFEV estime-t-il que nous aurons besoin d’autant de paysagistes?
Les paysagistes réclament d’être invité·es dans les concours, mais ils ne sont pas assez nombreux et l’on ne parvient pas à former des équipes avec les architectes. Le paysage vient après coup, comme pour apposer la dernière couche, en plantant quelques arbres – parfois dans des fosses restreintes à chacun des arbres. Or la pratique du paysage ne consiste pas à sauver quelques arbres existants, bien visibles, mais à préserver les conditions d’un milieu, préserver les dynamiques du vivant. Ce que nous revendiquons, c’est de penser le paysage, dès le début d’un projet: participer aux montages sur les questions d’économie des moyens, d’écologie, d’implantation. Ce sont là des questions cruciales pour permettre le développement du vivant dans le temps long – écoulement de l’eau, étude des sols, conservation des couvertures végétales et, surtout, assurer la continuité de la pleine terre et des réseaux racinaires.

L’OFEV met un autre point en avant: la biodiversité, en réponse aux pertes colossales en cours, et plus précisément le phénomène de biodynamisation. Il nous faut encore expliquer que le paysage n’est pas quelque chose de contraignant mais, au contraire, contribue au renforcement des services écosystémiques: plus on fabrique de la qualité paysagère, plus on augmente les chances de maintenir la biodiversité.

Il me semblait pourtant que de gros efforts étaient faits dans les villes pour améliorer les espaces publics, notamment pour lutter contre les îlots de chaleur.
Oui, mais on se trompe d’urgence: on se concentre sur quelques zones, on replante quelques arbres, mais il faut surtout conserver ce qui reste! Certes, les trames vertes sont identifiées, on tâche de les préserver, mais il faudrait repenser les distances dans ces zones car les arbres vont être en difficulté. Dans les projets publics, cela va encore, mais je vois tellement de projets de promotion immobilière sur lesquels les paysagistes n’ont pas la main, où l’on se fiche de la pleine terre, des cortèges floristiques et des systèmes racinaires… C’est comme si l’on comptait sur le «pouvoir du végétal» à toujours rejaillir, renaître, alors que le réchauffement le fait souffrir et que des essences sont menacées. Au contraire, il faudrait se demander pourquoi un milieu est en vie, quand c’est encore le cas. Si on perd les pénétrantes vertes, avec leurs cours d’eau, leurs charpentes paysagères, on perd un réseau de circulation d’eau et d’air déjà constitué. On veut densifier vers l’intérieur, d’accord, mais certains choix seront décisifs pour les décennies, voire les siècles à venir, et ils seront irréparables.

Il n’est pas évident de réunir autant de profils dans une même formation. Comment fabriquez-vous un environnement pluridisciplinaire qui parvient à les mélanger?
C’est la pédagogie de l’atelier et la pratique du dessin qui permettent de convoquer cette mission commune. Pour initier au dessin ou à la connaissance des essences, nous offrons des cours-outils avec des encadrants aux étudiant·es qui en ont besoin. Certain·es découvrent le processus de projet et c’est parfois très difficile pour celles et ceux qui ont été formé·es à livrer des résultats, comme les géomètres. Mais tous doivent se montrer ouverts aux compétences des autres. Être jeunes, mais à l’écoute des autres visions disciplinaires. Une ancienne étudiante m’a dit qu’elle avait appris à travailler collectivement et qu’aujourd’hui elle voit immédiatement les gens qui en sont incapables.

À quelle profession exactement formez-vous?
Nous revendiquons le terme «architectes du paysage» proposé jadis par Frederick Law Olmsted, une discipline qui a plusieurs siècles. Nos étudiant·es ont un Bachelor of Science, pas of Arts, ils ont un titre d’ingénieur. Jadis on distinguait le «génie rural», du «génie civil» et du «génie naturel», donc l’ingénierie qui comprend la façon dont les éléments fonctionnent et s’articulent entre eux. J’aime ce terme, car il aide à faire comprendre que les dynamiques du vivant se respectent puis s’accompagnent; le vivant aussi, ça se fabrique.

Comment se déroulent concrètement vos enseignements dans le Bachelor et dans le Master, sur site?
Nous soutenons une «approche par compétence», un projet intégré: tous les cours seront subordonnés à l’atelier de projet, y compris ceux d’histoire et de théorie. Dès lors, nous n’avons pratiquement plus de cours généraux, et nous faisons plutôt intervenir des spécialistes en lien avec chaque site et ses problématiques. Chaque projet de semestre porte sur un site véritable, avec des contraintes réelles, et en partenariat avec une commune, une association, ou une institution qui ont une vraie problématique à gérer (mais tout en gardant une certaine liberté pédagogique). Le multiscalaire – de la placette, du jardin au quartier – est présent depuis le Bachelor, puis le Master travaille à l’échelle territoriale et régionale. Autant que possible, nous allons sur le terrain, rencontrons les acteurs concernés. Seules les questions logistiques nous empêchent de faire tous les jours «l’école buissonnière». L’école du paysage, c’est l’école du dehors et du vivant.

Quelle est la posture des enseignant·es dans le cadre de cette approche par projet?
Les enseignant·es doivent adapter leur enseignement à chaque projet, ce qui est assez exigeant. Mais ce qui est au cœur, c’est l’étudiant·e, pas l’enseignant·e: on veut faire naître sa vision. Donc il faut l’accompagner, sans qu’il ou elle s’en rende compte. Les enseignant·es sont d’accord avec cette approche et disent rarement «regardez comment je fais». J’ai suivi l’enseignement de Gilles Clément, qui, justement, savait ne pas «faire école» (alors qu’en réalité, il l’a fait!), ne pas signer un projet, «faire œuvre». Quand on est confronté au vivant, cela n’a pas de sens.

Parvenez-vous à diffuser la pensée paysagère dans d’autres contextes?
Avec ma collègue Anne Sgard (professeure à l’UNIGE), nous menons un projet de recherche sur la didactique du paysage et pensons que c’est un sujet qui devrait être enseigné dès l’école secondaire. Nous sommes convaincues que le paysage est une chance de former de meilleur·es citoyen·nes, car il porte sur trois axes, qui concernent tout le monde: le sensible, le politique et la complexité. Le paysage est fédérateur.

Magazine

Sur ce sujet