Prendre le temps

Pour faire de l’architecture une pratique durable, il faut prendre le temps nécessaire pour la concevoir. Voici ce que prône l’architecte et chercheuse indienne Anupama Kundoo. Le travail qu’elle mène depuis trente ans à Auroville, en Inde, a été présenté cette année au Louisiana Museum of Modern Art dans le cadre de l’exposition Taking Time. Au travers de son manifeste, elle esquisse une nouvelle manière de penser et de construire.

Date de publication
07-09-2021

L’architecture prend du temps. Non seulement les bâtiments survivent aux humains, mais la création des villes et des monuments dure des vies entières, s’étale sur plusieurs générations. Pour être pertinente, l’architecture doit résister à l’épreuve du temps. Elle doit être fondée sur une réflexion à long terme, s’appuyer sur des constructions passées et agir dans le présent en ayant à l’esprit une vision du futur de la société. Nous pouvons prolonger la vie de nos ancêtres en travaillant sur des visions qui sont toujours pertinentes, plutôt que de réinventer la roue pour chaque nouveau projet, comme si l’architecture commençait par une tabula rasa. En tant qu’architectes contemporains, sommes-nous prêts à travailler sur les idées envisagées par nos prédécesseurs si elles nous sont utiles?

Depuis l’industrialisation, on a tendance à considérer que «le temps, c’est de l’argent». Les citadins n’ont pas de temps, et ne peuvent donc pas en prendre, afin de s’engager directement dans la production de ce dont ils ont besoin et de compenser les coûts de leurs maisons, comme le faisaient les ruraux… Un grand nombre de problèmes contemporains peuvent être attribués à cette hypothèse erronée. On part aujourd’hui du principe que si nous pouvions réduire le tribut temporel que les êtres humains doivent consacrer aux choses, nous serions plus efficaces; cet empressement à rechercher l’efficacité néglige la condition des êtres humains dans le processus, sans se soucier de savoir si la société se porte bien ou non. La standardisation et la production de masse ont conduit à la sous-évaluation des capacités humaines, comme l’intuition, l’intelligence émotionnelle et le jugement personnel. Malgré toutes les commodités et les gains d’efficacité obtenus, la vie contemporaine est pleine de stress et de précipitation. Afin de gagner du temps, nous avons confié beaucoup de choses aux machines et augmenté considérablement la production et la consommation des ressources; tout en continuant à manquer de temps pour nous.

Malgré toutes les avancées technologiques, l’architecture contemporaine consomme beaucoup plus de ressources que les précédentes; mais nos villes sont-elles plus belles, sommes-nous plus heureux? La durabilité, préoccupation majeure de notre époque, est liée par essence au temps, car elle doit répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs. Il ne s’agit pas seulement des matériaux et des technologies utilisés dans la construction de l’architecture, mais aussi de la validité et de la pertinence des idées contemporaines sur la durée.

L’urbanisation rapide actuelle, avec les nombreux gratte-ciel qui poussent à travers le monde à une vitesse alarmante, redéfinit la forme des établissements humains: des constructions urbaines en surconsommation, où établissements informels et ségrégation sociale et économique s’entremêlent. La marchandisation du logement et son caractère inabordable appellent des approches alternatives, notamment l’implication temporelle que devront consacrer les futurs résidents dans la conception et le financement de l’architecture, afin que le logement puisse à nouveau être perçu comme un espace de vie plutôt que comme un investissement générateur de dettes. Le recours aux ressources humaines telles que le temps, l’intelligence, la force musculaire et l’engagement direct peut réduire la dépense des ressources naturelles tout en créant santé, bien-être et bonheur.

Le bras de fer entre ce que nous appelons le progrès et la dégradation rapide de l’environnement crée un sentiment d’urgence et de panique. Au lieu d’y répondre par des actions tout aussi hâtives, nous devons prendre le temps nécessaire pour réfléchir avant d’agir, et nous y investir totalement, car nous pourrions avoir besoin de repenser radicalement notre avenir pour créer de nouvelles habitudes qui servent nos objectifs. Nous ne pouvons plus nous permettre de penser à court terme, au profit d’une minorité; notre hâte ne fait qu’entraîner davantage de retard.

Peu après l’obtention de mon diplôme d’architecte à Bombay, consciente de ces préoccupations, j’ai décidé de prendre le temps pour mettre au clair l’évolution de ma vie en tant que personne et en tant qu’architecte, et la manière de servir la société tout en m’épanouissant. Au cours de mes pérégrinations, j’ai atterri dans la région rurale du Tamil Nadu en Inde et découvert Auroville, une ville internationale en devenir. J’ai spontanément rejoint l’aventure et commencé à y vivre, car j’y voyais une occasion passionnante de repenser la cité du futur, où l’habitat humain pourrait être réorienté de manière holistique dans le cadre d’une expérience collective.

Avec la décision téméraire de quitter le stress de Bombay, j’ai pu enfin consacrer beaucoup de temps à ne rien faire et à réfléchir à ce qui vaut la peine d’être fait; je me suis alors rendu compte que le temps était le plus grand luxe, pour les riches comme pour les pauvres. En tant qu’architectes, notre pratique fait partie d’une grande action collective temporelle et spatiale: nous nous appuyons sur le travail des générations précédentes dans un mouvement d’évolution continu qui ne commence pas avec notre existence personnelle. Cette compréhension conduit à un processus dans lequel nous construisons des connaissances tout en créant, et témoigne du potentiel de l’architecture à s’engager à la jonction complexe de l’urbanisation, des personnes, des technologies, des ressources et de l’environnement. Ma pratique, résultat de ma quête des notions nécessaires pour bâtir de manière appropriée, considère chaque projet comme une opportunité de construire des savoirs et un sens de la communauté, afin de donner aux gens les moyens de réaliser des espaces de haute qualité esthétique à faible impact environnemental.

J’ai commencé à observer le monde à travers la perspective du temps, dont le passage laisse une empreinte sur notre environnement. Avant même que l’humain n’apparaisse, les constructions architecturales existaient. Depuis toujours, nous assistons à l’évolution de la matière, de la forme, de l’espace et de l’ordre: des roches sédimentaires à la lave volcanique, en passant par les formations de la glace et les rochers façonnés par l’eau, l’architecture la plus ancienne étant peut-être la transformation de la matière au fil des âges.

Puis il y a l’empreinte du temps sur l’architecture de la vie elle-même, qui façonne la matière par le biais d’une autre programmation, contenue dans l’ADN des cellules. L’architecture de la vie s’exprime par un ordre et une géométrie complexes, où forme, espace, lumière et éléments clés de la pensée architecturale s’assemblent de manière synthétique et selon des principes structurels. Les structures des arbres et des fleurs – ou des champignons et des coquillages, les réseaux d’artères et de veines, que ce soit chez les animaux ou dans les feuilles, les nids d’oiseaux, les termitières, les ruches d’abeilles et les toiles d’araignées – continuent d’inspirer l’architecture des habitations humaines.

Il y a ensuite l’architecture de l’esprit, où l’évolution de la pensée et de la «main qui pense» ont produit des outils sophisitiqués qui ont ouvert de nouveaux champs pour l’architecture. La construction de murs en terre a évolué grâce à la fabrication de moules pour produire des briques d’adobe, qui ont à leur tour façonné la maçonnerie, ou, plus tard, grâce à des fours qui ont permis de cuire des modules d’argile pour en faire des briques cuites.

C’est donc non seulement le produit de l’architecture, mais surtout le processus de l’architecture qui est l’essence même de la force vivante, dynamique et intelligente qui englobe le passé, le présent et l’avenir à la fois. Ce processus est une forme de synthèse qui répond à une diversité de préoccupations au travers d’une approche holistique de la conception. Le temps est la ressource la plus essentielle à laquelle nous avons accès en tant qu’êtres vivants – le temps n’est-il pas la seule chose qui nous appartienne vraiment? Le temps, c’est la vie, et nous avons tous le même nombre d’heures dans une journée, quels que soient notre contexte géographique ou nos antécédents personnels. Le temps bien employé nous enrichit bien plus que l’argent, il nous permet d’acquérir plus de connaissances et est directement satisfaisant, tandis que les vies urbaines stressantes que nous admettons aujourd’hui comme normales impliquent toutes sortes de détours qui nous font perdre le contact avec nous-mêmes. On peut se demander si, alors qu’il y a tant d’empressement à économiser argent et ressources, le temps ne serait pas une ressource sous-évaluée, dépensée par habitude plutôt que de manière sage ou judicieuse, et sans se demander si ces choix sont conformes à notre objectif ou non.

Le sens de notre existence découle de la manière selon laquelle nous la vivons, ce n’est pas une course. Au lieu d’essayer de gagner du temps, nous devrions prendre le temps!

Dr Anupama Kundoo est architecte. Elle a réalisé la plupart de ses projets en Inde et a enseigné dans différentes universités à travers le monde (Yale, AA, IUAV, ETSAB…). Elle vit aujourd’hui à Berlin et enseigne à la Fachhochschule de Potsdam.Ce texte a été traduit et remanié à partir du manifeste Taking Time, par Anupama Kundoo, publié dans le catalogue de l’exposition présentée d’octobre 2020 à mai 2021 au Louisiana Museum of Modern Art à Copenhague.

 

Traduction: Camille Claessens-Vallet.

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